Expérience

"Les miracles sont toujours contés. Cela ne fait pas qu'on y croit moins, tout au contraire..."

Les miracles sont toujours contés. Cela ne fait pas qu’on y croie moins ; tout au contraire. Il nous semble que l’esprit humain a des règles pour décider du possible et de l’impossible ; et cela est vrai en un sens. L’homme qui perçoit ne cesse pas de surmonter des apparences et de chercher la chose. Ce genre d’attention, que l’on voit dans le chasseur, dans le marin, dans le guetteur, c’est l’incrédulité même. Ici la raison s’exerce, parce qu’elle a un objet. Mais si l’homme fuit devant l’apparence ou s’il frappe la terre de son front, ou s’il se couvre la tête de sa tunique ou de son drap de lit, la règle du possible et de l’impossible est comme perdue. Il se fait à lui-même des contes, et se croit lui-même ; il contera aux autres cet événement qu’il n’a point vu, et les autres le croiront ou non, selon la confiance, selon l’amitié, selon le désir, selon les passions ; non point selon l’expérience. 
  
L’idée de l’expérience ne remplace nullement l’expérience. Je pense à un cheval volant ; cette expérience, qui est seulement supposée, n’a point de consistance. Je ne saurais dire comment les ailes tiennent au squelette ; je ne vois point la place, ni le volume des muscles puissants qui mettraient ces ailes en mouvement. Je ne constate rien. Cela est familier. Mais on ne pense point assez que, si je veux imaginer un cheval galopant, je n’approche pas davantage de ce que l’on appelle percevoir ou constater. Le choc des sabots, la violence faite au sol, le jeu corrélatif des muscles, les cailloux lancés, tout manque ; ce n’est qu’un discours que je me tiens à moi-même. La raison ne s’exerce nullement sur un discours comme sur une chose. Ce sont mes préjugés qui décident alors, et non point mes idées. En vain j’essaie, sur de tels exemples, de croire comme il faut et de douter comme il faut. Peut-on sculpter sans une pierre ? Non, parce que tout manque ; parce que l’outil ne trouve point résistance. De même l’homme ne peut penser sans la chose. Ce fut en hiver, et en pays neigeux, que Descartes se mit à penser à la neige ; en été, et sous le soleil chaud, il aurait pensé de la neige n’importe quoi. 
  
On dit bien que, si je voyais un cheval volant, je devrais raisonnablement accorder mes idées à ce spectacle nouveau. Et très certainement je le ferais. C’est ce que fait le médecin pour tout malade, car rien au monde jamais ne recommence. Je vois un homme ; si je le perçois d’après une idée toute faite, je le prendrai pour un autre ; mais la moindre attention y remédie. Me voilà à penser en percevant ; en un sens d’après mes idées ; mais aussi je les plie et je les conforme à la chose. La vraie géométrie nous enseigne là-dessus ; car ses formes rigides ne sont que préparation à saisir toute forme, et toute courbe par des droites. Si le gibier rompt le filet, c’est le chasseur qui a tort. 
  
Maintenant vous me demandez de plier mes idées à un récit. Comment ferais-je ? Je n’en puis même pas former une idée, je ne puis que croire tout à fait ou douter tout à fait. C’est folie de croire qu’une pensée vraie puisse se continuer seulement une minute, et par pure dialectique, dès qu’elle perd le contact de l’expérience réelle. La raison est virile devant l’objet, puérile devant le récit. Cette idée-là est la plus importante que l’on puisse trouver à lire Kant, mais la plus cachée aussi. Je ne la trouve point assez marquée, ni même bien saisie en ces savants mémoires où l’on a célébré ces temps-ci le centenaire du penseur de Kœnigsberg. 

Alain, Propos du 14 mai 1924.  

La révolution Copernicienne

KANT. Critique de la raison pure. Préface de la 2° édition, 1787.
B XII-XIII-XIV.

Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur qu'il avait lui-même choisi, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connu, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose (1), ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres projets et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois immuables, qu'il lui faut forcer la nature à répondre à ses questions, et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, chose que la raison cherche et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature, tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent faire que la concordance des phénomènes ait valeur de loi, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée [ausgedachten] d'après ses principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se fait souffler toutes les réponses que veut son maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. Et ainsi la physique est redevable de la révolution si profitable opérée dans sa manière de penser [Denkart] uniquement à cette idée [Einfall] qu'il lui faut chercher dans la nature - et non pas faussement imaginer [anzudichten] en elle - conformément à ce que la raison y transporte elle-même, ce qu'il faut qu'elle en apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même. C'est avant tout par là que la science de la nature a été mise sur la sûre voie d'une science, alors que depuis tant de siècles elle en était restée à de simples tâtonnements.

(1) note de Kant : Je ne suis pas ici d'une manière précise le fil de l'histoire de la méthode expérimentale, dont les premiers débuts, d'ailleurs, ne sont pas bien connus.       

Comment un jugement synthétique a priori est-il possible?

L'éclatant exemple des mathématiques nous montre jusqu'où nous pouvons aller dans la connaissance a priori sans le secours de l'expérience. Il est vrai qu'elles ne s'occupent d'objets et de connaissances que dans la mesure où ils peuvent être représentés comme tels dans l'intuition; mais on peut facilement négliger cette circonstance, puisque l'intuition dont il s'agit ici peut elle-même être donnée a priori et que, par conséquent, elle se distingue à peine d'un simple et pur concept. Entraîné par cette preuve de la puissance de la raison, notre penchant à étendre nos connaissances ne voit plus de bornes. La colombe légère qui, dans son libre vol, fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle volerait bien mieux encore dans le vide. C'est ainsi que Platon quittant le monde sensible, qui renferme l'intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l'entendement pur. Il ne s'apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu'il n'avait pas de point d'appui, de support sur lequel il pût se poser et appliquer ses forces pour changer l'entendement de place. C'est le sort ordinaire de la raison humaine, dans la spéculation, de construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s'assurer si les fondements en sont solides.

Critique de la raison pure, Introduction, III. Trad. Barni.


On est sans doute tenté de croire d'abord que cette proposition 7 + 5 = 12 est une proposition purement analytique qui résulte, suivant le principe de contradiction, du concept de la somme de 7 et de 5. Mais, quand on y regarde de plus près, on constate que le concept de la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, et qu'elle ne nous fait nullement concevoir quel est ce nombre unique qui contient ensemble les deux autres. Le concept de douze n'est point du tout pensé par cela seul que je pense cette réunion de cinq et de sept, et j'aurais beau analyser mon concept d'une telle somme possible, je n'y trouverais pas le nombre douze. Il faut que je dépasse ces concepts, en ayant recours à l'intuition qui correspond à l'un des deux, par exemple à celle des cinq doigts de la main, ou (comme l'enseigne Segner en son arithmétique), à celle de cinq points, et que j'ajoute ainsi peu à peu au concept de sept les cinq unités données dans l'intuition. En effet, je prends d'abord le nombre 7 et, en me servant pour le concept de 5 des doigts de ma main comme d'intuition, j'ajoute peu à peu au nombre 7, à l'aide de cette image, les unités que j'avais d'abord réunies pour former le nombre 5, et j'en vois résulter le nombre 12. Dans le concept d'une somme = 7 + 5, j'ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non pas que cette somme était égale à 12. La proposition arithmétique est donc toujours synthétique. C'est ce que l'on verra plus clairement encore en prenant des nombres quelque peu plus grands ; il devient alors évident que, de quelque manière que nous tournions et retournions nos concepts, nous ne saurions jamais trouver la somme sans recourir à l'intuition et par la seule analyse de ces concepts.


Les principes de la géométrie pure ne sont pas davantage analytiques. C'est une proposition synthétique que celle-ci : entre deux points la ligne droite est la plus courte. Car mon concept du droit ne contient rien qui se rapporte à la quantité: il n'exprime qu'une qualité. Le concept du plus court est donc complètement ajouté, et il n'y a pas d'analyse qui puisse le faire sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici encore recourir à l'intuition: elle seule rend possible la synthèse.

Critique de la raison pure, Introduction, V - B 15 sq. Trad. Barni.