Présentation de l'atelier de lecture du Discours de la méthode

« Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. Et pour ceux qui joignent le bon sens avec l’étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point je m’assure si partiaux pour le latin, qu’ils refusent d’entendre mes raisons pource que je les explique en langue vulgaire. » Descartes, Discours de la méthode, Sixième Partie.

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Publié en 1637 – soit quatre ans avant les Méditations métaphysiques qui seront elles écrites en latin –, Le Discours de la méthode s’adresse moins aux savants qu’aux hommes de bon sens. Cette oeuvre est comme la biographie intellectuelle de Descartes : le philosophe y relate l’histoire de son esprit, ou « comment Descartes est devenu cartésien ». Aussi le Discours commencera-t-il par raconter les déceptions et les doutes du jeune Descartes, qui fut l’élève peu ordinaire du Collège de la Flèche avant de parcourir le grand livre du monde. Mais, si l’histoire de Descartes mérite d’être lue, c’est parce qu’elle est d’abord celle d’un esprit et qu’elle s’adresse ainsi à tous les esprits. Il ne faut donc pas s’y tromper : le « je » autobiographique n’a d’intérêt que parce qu’il engendre un « je » philosophe. 

La vérité est universelle et intemporelle, mais la découverte de la vérité est toujours personnelle et particulière : rien n’est moins désincarné que la pensée et rien n’est moins abstrait que le chemin qu’elle doit accomplir pour se délivrer de l’erreur et du préjugé. La recherche de la vérité demeure une tâche que personne ne peut accomplir à notre place, ce qui ne signifie pas que nous n’avons pas besoin d’y être invités par des esprits comme celui de Descartes. 

 

Note sur le cours publié

Cet atelier de lecture, animé durant l'année scolaire 2012-2013 de l'Université Conventionnelle, comporte 9 séances. On trouvera ici l'ensemble des notices et des textes étudiés. Les podcasts des séances sont également disponibles sur notre compte Soundcloud sous forme de liste de lecture.

Les séances

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Conduit durant l'année scolaire 2012-2013 dans le cadre de l'Université Conventionnelle, cet atelier de philosophie se proposait d'accompagner le public dans la lecture d'un monument de la pensée, aussi célèbre que souvent réduit à quelques formules, le Discours de la méthode de Descartes (1637).

Le résultat, ce sont ces neuf séances que vous pouvez écouter ou réécouter ici, et sous la forme de liste de lecture sur notre compte Soundcloud. Les extraits commentés sont disponibles sur cette page ou dans la bibliothèque de Septembre.

 

Séance du 14 novembre 2012 / "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée"

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Telle est la première phrase du Discours de la méthode. Descartes, on le voit, ne commence pas par le plus évident, et le lecteur impatient pourrait être tenté de refermer le livre à la lecture d’une affirmation d’apparence si contraire au spectacle du monde : la bêtise et la folie y ont davantage leur part que le bon sens et la raison. Partout règne la discorde, y compris – surtout ? – chez les savants ou chez ceux que l’on n’appelait pas encore les « intellectuels ». 

Mais Descartes distingue la raison, qui est universelle, et l’usage de la raison, qui suppose la volonté de bien en user. Ainsi, plus tard dans l’ordre de la lecture, la méthode cartésienne se donnera pour première règle de n’accepter pour vrai que ce que nous savons reconnaître comme tel : la (fausse) évidence de ce précepte révèle qu'il s'agit là davantage d'une règle de la volonté que d’une règle de l’entendement. La logique ou la validité de nos raisonnements sont une condition nécessaire à la pensée mais ne suffisent pas: pour penser correctement, il faut encore pouvoir faire abstraction de nos passions et de nos intérêts, de nos peurs et de nos désirs. C’est pourquoi l’exigence de la pensée est aussi une exigence morale. Tout comme cette première page du Discours est d'abord un appel à user de notre bon sens, universellement partagé mais si souvent dévoyé. 

Après une brève présentation du projet de Descartes, cette première séance s’attachera à la lecture et à l’explication de la première page du Discours de la méthode, disponible ici.

 

 

Séance du 28 novembre 2012 / La crise de la culture

« J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et pour ce qu’on me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeais entièrement d’opinion. » Descartes, Discours de la méthode, Partie I. 

La première partie du Discours de la méthode porte en son coeur une critique de la culture que le lecteur, à force d'en entendre, pourrait somme toute trouver assez commune. Descartes y accuse l'enseignement du Collège de La Flèche de ne l'avoir conduit qu'au doute et à l'erreur. D'aucuns pourraient même voir, dans cette revendication d'un enseignement utile à la vie, une forme de "modernité": l'appel d'un homme - qui fut aussi un scientifique - à laisser de côté les vaines élucubrations des lettres, ou de ce que l'on appelait autrefois les Humanités. 

Mais, alors, comment comprendre que le seul reproche que Descartes fasse à l'enseignement des mathématiques soit de n'être bon qu'à former des ingénieurs? En vérité, il nous faut, pour pouvoir entendre ce texte, nous défaire de ce que notre époque a fait de la notion d'utilité comme de celle de culture. Car Descartes ne s'en prend aux Humanités que dans la mesure où celles-ci trahiraient la promesse de leur nom et ne feraient pas encore suffisamment de nous des hommes. 

Parce qu'il reviendra à s'interroger sur la notion d'instruction, le passage commenté lors de cette séance peut être mis en parallèle avec L'Emile, le grand livre de Rousseau sur l'éducation. On en retiendra notamment l'idée, exprimée dans cet extrait, qu'un apprentissage sans méthode ne forme pas seulement des ignorants, mais des dupes et des esclaves :

« Que l’enfant ne fasse rien sur parole : rien n’est bien pour lui que ce qu’il sent être tel. En le jetant toujours en avant de ses lumières, vous croyez user de prévoyance, et vous en manquez. Pour l’armer de quelques vains instruments dont il ne fera peut-être jamais d’usage, vous lui ôtez l’instrument le plus universel de l’homme, qui est le bon sens ; vous l’accoutumez à se laisser toujours conduire, à n’être jamais qu’une machine entre le mains d’autrui. Vous voulez qu’il soit docile étant petit : c’est vouloir qu’il soit crédule et dupe étant grand. Vous lui dites sans cesse : « Tout ce que je vous demande est pour votre avantage ; mais vous n’êtes pas en état de le connaître. Que m’importe à moi que vous fassiez ou non ce que j’exige ? C’est pour vous seul que vous travaillez. » Avec tout ces beaux discours que vous lui tenez maintenant pour le rendre sage, vous préparez le succès de ceux que lui tiendra quelque jour un visionnaire, un souffleur, un charlatan, un fourbe, ou un fou de toute espèce, pour le prendre à son piège ou pour lui faire adopter sa folie. » Rousseau, Emile, Livre III

 

Séance du 12 décembre 2012 / Le grand livre du monde

Cette séance sera consacrée à l'étude de la fin de la première Partie du Discours de la Méthode: Descartes y quitte les livres pour voyager. 

Il est tentant d'interpréter ce passage comme une nouvelle apologie de l’expérience contre le raisonnement, ou de l'homme d'action contre l'intellectuel. Là encore, l'argument est bien connu : comme le disent les refrains de chansons populaires, il y a des choses qui ne s’apprennent pas dans les livres... 

Pourtant ce serait oublier que le grand livre du monde est toujours un livre : Descartes ne se jette pas dans le monde pour y faire des affaires et arrêter de penser, mais au contraire pour continuer son étude et mieux penser. Et si l'observation du monde lui paraît préférable au monde des savants, c'est que ces derniers ne risquent pas grand chose à se tromper et que, conduits par la vanité de se distinguer, ils préfèreront toujours défendre une absurdité inédite que partager une vérité trop connue. Ce qui engendre l’erreur dans le monde intellectuel n’est donc pas de se placer dans l’intellect, mais bien dans le passionnel : les monstruosités de la pensée spéculative ne résultent pas d'un excès de raison et d'intelligence, comme on l'entend parfois (et souvent chez les "intellectuels" même), mais de la perversion de la raison et de l’intelligence par nos désirs. 

Au cours de cette séance, deux pages de littérature furent évoquées. Il s'agit d'un tableau de La Vie de Galilée, de Brecht, et d'un passage de Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Les deux textes sont téléchargeables ci-dessous.

 

 

Séance du 23 janvier 2013 / L'idée de fondation

La Partie II du Discours de la méthode relate le tournant du 10 novembre 1619 : Descartes, enfermé dans son poêle en Allemagne, enchaîne les pensées qui vont le conduire à l'idée d'une science universelle et aux règles de la méthode. Mais, pour en arriver là, il nous faut d'abord saisir en quoi la science véritable est nécessairement une. 

L'hétérogénéité des savoirs -responsable de la déception décrite dans la Partie I du Discours de la méthode - n'est pas gage de spécialisation ou "d'excellence", comme on le dirait aujourd'hui, mais résulte plutôt de notre impuissance à comprendre de ce qui devrait faire leur unité. La diversité des sciences exprime notre ignorance: nous les distinguons parce que nous renonçons à comprendre ce qui les lie et donc les constitue en savoir. Savoir, c'est savoir pourquoi. L'exigence d'unité appelle à son tour la nécessité d'une refondation. 

Mais le projet de fonder son savoir n'est pas une entreprise comme une autre. Car fonder ne signifie pas seulement consolider, mais reconstruire à neuf: c'est une construction qui suppose d'abord une destruction. Il importe donc de comprendre également en quoi ce projet ne peut être qu'individuel. 

Ce commentaire de la première moitié de la Partie II du Discours de la méthode s'appuiera sur un extrait des Règles pour la direction de l'esprit.

 

 

Séance du 6 février 2013 / les règles de la méthode

Le titre de cette cinquième séance est volontairement réducteur. Dans la seconde moitié de la Deuxième Partie du Discours de la méthode, Descartes énumère quatre règles ou "préceptes" à observer pour conduire ses pensées. Cet énoncé de la fameuse méthode n'est cependant pas sans poser plusieurs problèmes, car, pour commencer, s'il n'y avait qu'à connaître ces règles pour bien penser, les Descartes devraient être plus nombreux ou, comme on le dit plus vulgairement, "cela se saurait"... Formellement, comment même expliquer la structure et la longueur du Discours si quatre préceptes suffisent? 

Par ailleurs, il est courant d'entendre que la méthode cartésienne suit ici un "modèle mathématique". Il est vrai que, comme nous l'avions vu dans la Première Partie, les mathématiques échappaient à la critique cartésienne « à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons ». Pour autant, une lecture attentive du texte nous montre au contraire un Descartes qui, après avoir congédié la logique, se plaint des défauts de la géométrie et de l'algèbre. Les mathématiques lui semblent si imparfaites qu'il les réformera pour donner lieu à ce que l'on nommera plus tard la géométrie analytique. Descartes voulait des mathématiques dignes de son projet philosophique: s'il nous faut commencer par elles, c'est parce que nous devons réapprendre à penser et aller à rebours de l’enfance, de cette nature que le temps nous a donnée et qui consiste à affirmer sans savoir et sans comprendre. Les mathématiques n’ont donc aucune supériorité en tant que discipline. Au contraire, Descartes ne cesse de rappeler qu’elles ne servent à rien parce qu’elles ne parlent pas de la vie. Mais, pour cela aussi qui désamorce bien des passions, elles nous entraînent à penser droitement et tendent à restaurer la raison. 

Cette séance, qui nous conduira à examiner ce qu'il faut entendre par l'ordre des raisons, s'achèvera sur un premier commentaire de la célèbre comparaison cartésienne entre la philosophie et un arbre. En voici le texte :  

« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. Or comme ce n’est pas des racines, ni du tronc des arbres, qu’on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernières. » 

Descartes, Lettre-Préface des Principes de la philosophie

 

 


Séance du 20 février 2013 / La morale par provision

Adopter le doute cartésien est analogue à décider de détruire son logis pour s'en bâtir un meilleur. La partie II du Discours de la méthode soulignait les risques de cette entreprise et s'assurait de la méthode pour reconstruire à neuf. Mais l'ennui est que, pendant qu'on pense, il faut bien vivre, et qu'avant de savoir la manière dont il faudrait vivre, il faut finir de penser...

Pour répondre à ce cercle, Descartes conçoit donc une "morale par provision", c'est-à-dire une morale provisoire, conçue comme un abris "où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera".

 

 

Séance du 20 mars 2013 / Du doute au cogito

Cette séance portera sur la plus célèbre thèse de Descartes: le fameux "je pense donc je suis", énoncé dans la quatrième partie du Discours de la méthode et résumé sous l'expression de "cogito cartésien" en raison de sa version latine ( "cogito ergo sum"). 


NB: En raison d'une étourderie de ma part, cette séance n'a pu être enregistrée. En lieu et place du fichier audio, je mets en ligne une version abrégrée de mes notes de cours, tout en ayant conscience de l'imperfection de cette solution...

 

 

Séance du 22 avril 2013 / Du doute à l'existence de Dieu

Cette séance poursuit la réflexion métaphysique initiée dans l'atelier précédent et se propose d'explorer la métaphysique cartésienne à partir du résumé qu'en fournit la quatrième partie du Discours.

 

 

Séance du 29 avril 2013 / Descartes et la science

De manière un peu éhontée, cette dernière séance portera sur les parties V et VI du Discours de la méthode. Cependant cette accélération soudaine de notre rythme de lecture ne s'explique pas seulement par les impératifs du calendrier et le mauvais calcul du professeur: la fin du Discours, qui traite de la science, est moins dense que les parties précédentes. Cela, bien sûr, ne signifie pas pour autant que le propos y est moins important: il s'agira de comprendre quelle révolution scientifique entraîne la pensée cartésienne.

Présentation du cours

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«Quant à l’espèce de spectacles, c’est nécessairement le plaisir qu’ils donnent et non leur utilité qui la détermine. Si l’utilité peut s’y trouver, à la bonne heure ; mais l’objet principal est de plaire, et pourvu que le peuple s’amuse, cet objet est assez rempli. […] C’est abuser beaucoup que de s’en former une idée de perfection qu’on ne saurait mettre en pratique sans rebuter ceux qu’on croit instruire. […] Un auteur qui voudrait heurter le goût général composerait bientôt pour lui seul. […] On dit que jamais une bonne pièce ne tombe ; vraiment, je le crois bien, c’est que jamais une bonne pièce ne choque les mœurs de son temps.»
Rousseau, Lettre à d'Alembert

 

Le cours se compose de huit séances qui se sont tenues dans le cadre de la seconde année d'enseignement de l'Université Conventionnelle, entre février et décembre 2010. On trouvera ici l'ensemble des cours, ainsi que les documents afférents.

 

Quels effets politiques le cinéma a-t-il sur nous ?

Il ne s’agit pas de se demander ce que devient l’art lorsqu’il se mêle explicitement de politique mais bien plutôt d’envisager qu’il possède de fait une dimension morale et politique. La difficulté pour l’artiste serait donc moins de parvenir à être un «auteur engagé» que de comprendre qu’il ne peut jamais légitimement prétendre au complet désengagement, à la neutralité ou surtout à la frivolité, cette dernière n’étant que l’étiquette en apparence légère que l’on colle au parti pris le plus lourd de sens : fonder la valeur de l’art sur son innocuité et réduire sa signification à une fonction de délassement. Car si l’on comprend bien tout ce qu’une économie gagne à faire de l’art un moyen supplémentaire de renouveler les forces du travailleur, suffit-il de ne vouloir que plaire pour ne rien dire ? Pour Rousseau, qui anticipe en cela sur nos courbes d’audience, c’est précisément parce que le théâtre devait plaire pour subsister qu’il était condamné à reconduire les valeurs et les préjugés de son temps. Plus près de nous, Hubert Damisch remarque que le cinéma est exemplaire des effets que l’art en général « est susceptible de produire, éventuellement à leur insu, voire à leur corps défendant, sur ceux-là même qui affirment n’y chercher qu’un simple divertissement » («Au risque de la vue», Peinture Cinéma Peinture). 

La question de la dimension éthique et politique de l’art – ou par conséquent la remise en cause de la valeur inconditionnée des œuvres artistiques – ne vaut que pour celui qui prend l’art au sérieux. 

 

Un atelier de philosophie

Notre réflexion s’appuiera sur l’analyse précise de textes philosophiques abordant ces questions. Les livres III et X de La République de Platon, La Poétique d’Aristote ou encore La Lettre à d’Alembert de Rousseau nous permettront d’envisager ces problématiques jusque dans leurs reformulations contemporaines provoquées par la naissance du cinéma (Walter Benjamin, le cinéma soviétique, la polémique de Kapo…). 

La fréquentation de ces textes nous paraît d’autant plus essentielle qu’ils exigent pour être compris d’accomplir ce qu’il est si difficile de faire seul : soupçonner ce qui nous plaît – cela même que nous aimons peut-être le plus – de n'être pas nécessairement bon pour nous. À ce titre, rien n’est intouchable, pas même cette notion de «culture» que notre époque nous vend (au propre comme au figuré) sous la forme d’un qualificatif apte à valoriser nos passe-temps ou une certaine «expression du moi», d’autant mieux reçue qu’elle est en effet sans danger pour l’ordre social. 

 

 

Les séances

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Le cours "Art et politique" comporte huit séances et s'est étalé durant toute l'année 2010. On trouvera ici les notices de chaque séances, les liens vers les textes expliqués ainsi que les enregistrements audio du cours. Ces derniers sont également compilés sous la forme d'une liste de lecture sur le compte soundcloud de Septembre.

 

Séance du 4 février 2010 / que disent les spectacles de nous-mêmes?

Cette première séance a pour objet principal de légitimer notre question. La question du sens moral et politique de l’art a en effet quelque chose de dérangeant en ce qu’elle semble nous ramener aux notions de censure et de propagande : celui qui questionne la légitimité morale d’une œuvre ne pourrait être qu’un puritain et celui qui la revendique qu'un totalitaire. Ce sont ces fausses évidences qu’il nous faut défaire pour commencer. 

Pour ce faire, nous n'examinerons pas ce qu'il convient d'appeler les auteurs « engagés », mais nous partirons plutôt de l'idée que toutes les œuvres, les bonnes comme les mauvaises, tiennent un discours et par là peuvent nous éduquer. 

Cette conception fut, entre autres, celle des Lumières. Pour Voltaire, Diderot et d'Alembert, le théâtre participe au progrès et a vocation d'instruire le peuple en l'amusant: le public, qui croit n'être venu au spectacle que pour le plaisir de rire ou de pleurer, est éduqué à son insu par cette morale en action et ressort du théâtre meilleur qu'il n'était. L’art donnerait des leçons, mais en éducateur rusé qui saurait rendre la leçon plaisante pour ne pas rebuter son élève. 

A cet optimisme, Rousseau oppose une objection de taille: n'existent à proprement parler que les spectacles qui sont vus. Le succès devient donc la condition de la leçon: il faut savoir plaire pour être entendu. Or rien ne nous plaît autant que ce qui va dans notre sens. Dans sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles, dont nous reproduisons un extrait, Rousseau dénonce le cercle vicieux dans lequel serait pris le théâtre instructif défendu par les Encyclopédistes : pour nous changer, un spectacle devrait s’opposer aux discours que nous avons envie d’entendre et serait par là même voué à l'échec. Autrement dit encore: si le théâtre veut nous éduquer, il faut que nous l’écoutions ; or pour cela il doit nous plaire, donc il doit renoncer à nous éduquer. Pour Rousseau, le succès d'un spectacle est d'abord le signe de sa médiocrité: il plaît au public parce que celui-ci y voit ce qu’il est déjà. 

Se dessine ainsi la possibilité d'une critique des spectacles exempte de tout puritanisme. La Lettre à d'Alembert se sépare en effet de la querelle traditionnelle du théâtre, fondée sur la condamnation chrétienne des plaisirs, pour dénoncer la manière dont les spectacles renforcent les préjugés et les passions d'un peuple en étant soumis à la nécessité de plaire. Si pour Rousseau le théâtre ne peut nous éduquer, c'est d'abord parce qu'il est le lieu de la complaisance sociale. Le « théâtre moral » ou le « théâtre instructif » seraient donc des expressions aussi vides de sens que celle de « droit du plus fort », dénoncée dans le Contrat social: le langage masque ici encore une absence de réalité et le théâtre moral, comme le droit du plus fort, ne serait que l'étiquette commode sous laquelle les hommes peuvent reconduire l’injustice de la société.

 

 

Séance du 18 février 2010 / Aristote à Holywood

Une manière de sortir du cercle tracé par la Lettre à d'Alembert lors de la séance précédente consisterait à fonder l'attrait et la valeur de l'art sur un plaisir autre que celui de la complaisance. 

C'est ce que nous envisagerons en nous appuyant sur La Poétique d'Aristote, dont l'influence se lit aussi bien dans notre rapport contemporain à l'art que dans ses modèles dominants dont le classicisme hollywoodien est un parfait exemple. 

Selon le début du chapitre IV de La Poétique, si le plaisir est la fois l'origine et la finalité de l'art, c'est parce qu'il est lié à la connaissance: l’imitation (mimesis) nous apprend quelque chose et c’est pourquoi elle nous fait plaisir. Ce plaisir concerne aussi bien celui qui fait (l'artiste) que celui qui regarde ou écoute (le public) parce que tous deux participent au même processus qui consiste à avoir prise par l’art sur un réel qui lui préexiste. La Poétique fait donc bien davantage que de défendre une compatibilité entre apprentissage et plaisir: elle établit un rapport de causalité. 

 

 

Séance du 18 mars 2010 / Le goût des larmes (Catharsis 1)
 

Nous avons vu la fois précédente que, selon La Poétique d'Aristote, la tragédie réussit ce qu’aucune science ne semblait pouvoir faire, à savoir nous donner une connaissance du contingent: la bonne tragédie est celle qui représente les événements humains comme l’effet d’un enchaînement vraisemblable ou nécessaire, permettant ainsi à l'esprit d'avoir prise sur ce qui, sans cela, nous demeurerait inintelligible. 

Mais cette légitimation du plaisir tragique abordée précédemment repose en dernière instance sur la notion complexe de catharsis, c'est-à-dire sur la "purgations des passions" qui fonderait l'effet moral des spectacles. L'émotion (crainte et pitié pour la tragédie, rire pour la comédie) serait le médium dont l'art se servirait pour réaliser sa finalité qui est de nous rendre meilleurs. 

De quoi la catharsis nous purifie-t-elle? 

La difficulté de comprendre cette notion résulte de ce que le terme même de catharsis (ou katharsis) n'apparaît qu'une seule fois dans La Poétique, lors de la définition de la tragédie (chapitre 6, 1449b21-28), et que, entre nous et le texte d'Aristote, se sont interposées ses multiples interprétations. La plus célèbre d'entre elles est sans doute celle du théâtre classique français, qui fait de la tragédie le moyen de nous débarrasser de nos passions par le spectacle des malheurs que celles-ci provoquent. C'est à cette interprétation que Rousseau répond dans la Lettre à d'Alembert et c'est contre elle également que, par avance, La République de Platon s'élevait. 

Cette première approche de la catharsis, qui est moins celle d'Aristote que celle de ses lecteurs et sectateurs, est donc l'occasion d'analyser la critique platonicienne des spectacles et de comprendre que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le bannissement du poète au livre X de La République procède d'une libération. La condamnation morale de la poésie chez Platon n'est pas « moralisatrice » mais métaphysique: le poète n'est pas chassé au nom de l'ordre public - lecture trop répandue du dernier livre de La République -, mais au nom de l'exigence de penser, c'est-à-dire de la liberté.

 

 

Séance du 1er avril 2010 / Le prix des larmes (catharsis 2)

Après la critique platonicienne de la tragédie, il convient de s'interroger sur le sens d'une catharsis comique. S'il est vrai que la comédie se moque de nos travers, n'a-t-elle pas le pouvoir de nous corriger par le rire comme la tragédie prétendait le faire par la crainte et la pitié? 

Mais de quoi rions-nous exactement? D'après Rousseau, moins de nos vices que de nos ridicules: la norme est sociale et non morale. Le rire ne serait donc pas moins dangereux que les larmes et on peut aller jusqu'à faire rire de la vertu même, ce que Rousseau entend montrer dans une analyse critique du Misanthrope, dont nous reproduisons ici un extrait

Comme l'émotion tragique, le rire est chose mélangée et il convient de démêler ce qui en lui nous libère effectivement de ce qui au contraire nous attache plus encore aux préjugés de notre époque.

 

 

Séance du 27 mai 2010  / Pourquoi les tyrans (ou les millionnaires) nous plaisent-ils dès lors qu’ils sont sur une scène (ou sur un écran) ?" 

 

Nous avons vu lors des séances précédentes que Platon s'attaquait à une poésie tyrannique tandis que Rousseau s'opposait à un théâtre aristocratique. 

Mais, si nous avons tenté de comprendre le fondement de ces critiques, il nous faut maintenant en formuler le versant positif: quelles seraient les conditions d'un art politiquement juste et moralement souhaitable? Ou encore: quel art pourrait, en vertu de ces critères, se prétendre « républicain » ou authentiquement populaire? 

Cette question nous amènera à poser celle du cinéma, dans ses tentatives pour se penser et se poser comme « art populaire », et, parmi elles, à nous intéresser plus particulièrement au "ciné-œil" (kino-glaz) de Dziga Vertov tel qu'il est défini par son Manifeste publié en 1923 et par son film le plus célèbre, L'Homme à la caméra (1929). En ce sens plus radical encore que celui d'Eisenstein, le cinéma selon Vertov doit renoncer au récit pour être socialement juste, car c'est la fiction - ses personnages et ses dénouements - qui, en elle-même, est porteuse de division sociale et de distinction de classes. 

Mais un discours sur le cinéma ne fait pas un film et il demeure comme une évidence que le bien fondé d'une démarche théorique ne suffit pas à fasciner notre regard comme les procédés sans complexes du ciné-drame. C'est également contre ces complaisances "spectaculaires" que Jacques Rivette écrivait son article sur Kapo. Le cinéma soviétique fait donc apparaître à nouveau ce qui occupe tant Platon et Rousseau: l'étrangeté qui consiste à ne pas être nécessairement attirés par ce que nous pensons pourtant légitime. C'est cet écart, cette différence de soi à soi, qui voudrait nous faire dispenser à l'avance toute œuvre artistique du souci moral et politique quand c'est au contraire ce qui en prouve la nécessité. 

 

 

Séance du 4 novembre 2010 / Après le travelling de Kapo

Nous avions conclu l'année sur la critique, demeurée célèbre, de Jacques Rivette à l'encontre du film Kapo et de son "abject travelling". 

Comme le titre de cette séance l'indique, ce sixième cours consistera en la reprise et le prolongement des questions que l'article de Rivette adresse à la représentation cinématographique, notamment lorsqu'il s'agit, selon l'expression consacrée, de "représenter l'irreprésentable". 

"Après le travelling de Kapo" désigne aussi bien ce qui pose problème dans le film de Pontecorvo au-delà de cette seule séquence, que ce que devient cette exigence aux allures platoniciennes dans la suite de l'histoire du cinéma. Nous aurons ainsi l'occasion d'examiner la revendication par Serge Daney d'une critique faite "dogme portatif" ou la formulation par Claude Lanzmann d'une exigence semblable au moment de la sortie de La Liste de Schindler.

 

 

Séance du 18 novembre 2010 / l'expressionnisme allemand était-il nazi?

Cette séance examinera la thèse que soutient Siegfried Kracauer, critique et théoricien allemand du cinéma, dans son ouvrage De Caligari à Hitler (1947). 

Partant de l'idée que le contenu et l’évolution des films ne sont pleinement compréhensibles qu'en relation avec les schémas psychologiques de la société qui les produit, Kracauer se propose de faire, au-delà de l'histoire manifeste des changements économiques et politiques, "l'histoire secrète du peuple allemand". Plus que tout autre art, le cinéma donnerait à voir les valeurs morales et politiques d’un peuple. Du Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene (1919) aux films de propagande nazis, il s'agit donc d'analyser le cas extrême mais exemplaire de cette approche: celui de la société allemande de l'entre-deux-guerres, dont le cinéma expressionniste exprimerait le basculement dans le nazisme.

 

 

Séance du 16 décembre 2010 / le spectacle du mal

La séance consistera à reprendre la question de la représentation du mal sous un angle spécifique en s'interrogeant sur le plaisir propre à la représentation de l'horreur. 

Car plaisir il y a, et même fascination. Comment donc rendre compte de l'intérêt qu'on peut éprouver à voir représenter l'horrible, jusqu'à l'insoutenable? Ou, en un mot, comment peut nous attirer ce qui nous répugne? C'est ce paradoxe que formulent des théoriciens du cinéma comme Noël Carroll (The Philosophy of Horror: Paradoxes of the Heart) à propos de l’attractivité particulière qu'exercent les films d'horreur. La jouissance du monstrueux peut ainsi être comprise comme la transgression carnavalesque des normes en vigueur. Mais c'est en ce point que le paradoxe se fait ambiguïté, car la transgression le temps d'un film est peut-être moins une critique de l'ordre établi qu'une manière d'évacuer l'anormalité et de célébrer le retour à l'ordre social.

 

 

 

Une représentation impossible? 

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Claude Lanzmann réagissait à la sortie du film de Spielberg dans Le Monde du 3 mars 1994. Cet article, intitulé "Holocauste, la représentation impossible", formule des critiques précises à l'égard du film, mais définit également un impératif éthique général quant à la représentation cinématographique de l'Holocauste.

 

"Je suis incapable d’une certaine manière de fonder mon dire. On comprend ou on ne comprend pas. C’est un peu comme le cogito cartésien: à la fin, on bute, c’est le nœud final, et on ne peut pas aller au-delà. L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible: prétendre le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation. En voyant La Liste de Schindler, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton Holocauste. Transgresser ou trivialiser, ici c’est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils «trivialisent», abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste. 

[…] 

Et si j’avais trouvé un film existant - un film secret parce que c’était strictement interdit - tourné par un SS et montrant comment trois mille juifs, hommes, femmes, enfants, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire 2 d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas capable de dire pourquoi. Ça va de soi."

Le travelling de Kapo, un plan peut-il être "abject"? Rivette / Daney

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Rivette, "De l'abjection", 1961

Cet article, éloquemment intitulé "De l'abjection", est publié en juin 1961 dans le numéro 120 des Cahiers du cinéma: Jacques Rivette y condamne sans ambages le film Kapo, réalisé par Gillo Pontecorvo, première fiction cinématographique traitant des camps de concentration nazis. Ce texte devait faire date en rendant célèbre le mot de Godard selon lequel "les travellings sont affaire de morale" et en donnant à Serge Daney ce que, trente ans plus tard, il nommera sa "première certitude de futur critique". Il est de bon ton aujourd'hui de trouver excessif l'article de Rivette, voire de le renvoyer à une morale de censeur. Mais s'il est vrai que Pontecorvo était animé des meilleures intentions et que les ridicules obscénités d'un mélodrame dans les camps sont imputables à son scénariste Franco Solinas, on oublie trop souvent que Rivette ne s'en prend pas qu'au fameux travelling et que c'est bien le parti-pris "réaliste" de Pontecorvo qui est l'objet premier de sa condamnation. 

« Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile, lorsqu’on entreprend un film sur un tel sujet (les camps de concentration), de ne pas se poser certaines questions préalables ; mais tout se passe comme si, par incohérence, sottises ou lâcheté, Pontecorvo avait résolument négligé de se les poser. 

Par exemple, celle du réalisme : pour de multiples raisons, faciles à comprendre, le réalisme absolu, ou ce qui peut en tenir lieu au cinéma, est ici impossible ; toute tentative dans cette direction est nécessairement inachevée (« donc immorale »), tout essai de reconstitution ou de maquillage dérisoire et grotesque, toute approche traditionnelle du « spectacle » relève du voyeurisme et de la pornographie. Le metteur en scène est tenu d’affadir, pour que ce qu’il ose présenter comme la « réalité » soit physiquement supportable par le spectateur, qui ne peut ensuite que conclure, peut-être inconsciemment, que, bien sûr, c’était pénible, ces Allemands quels sauvages, mais somme toute pas intolérable, et qu’en étant bien sage, avec un peu d’astuce ou de patience, on devait pouvoir s’en tirer. En même temps chacun s’habitue sournoisement à l’horreur, cela rentre peu à peu dans les mœurs, et fera partie bientôt du paysage mental de l’homme moderne ; qui pourra, la prochaine fois, s’étonner ou s’indigner de ce qui aura cessé en effet d’être choquant ? 

C’est ici que l’on comprend que la force de Nuit et Brouillard venait moins des documents que du montage, de la science avec laquelle les faits bruts, réels, hélas ! étaient offerts au regard, dans un mouvement qui est justement celui de la conscience lucide, et quasi impersonnelle, qui ne peut accepter de comprendre et d’admettre le phénomène. On a pu voir ailleurs des documents plus atroces que ceux retenus par Resnais ; mais à quoi l’homme ne peut-il s’habituer ? Or on ne s’habitue pas à Nuit et Brouillard ; c’est que le cinéaste juge ce qu’il montre, et il est jugé par la façon dont il le montre. 

Autre chose : on a beaucoup cité, à gauche et à droite, et le plus souvent assez sottement, une phrase de Moullet : la morale est affaire de travellings (ou la version de Godard : les travellings sont affaire de morale) ; on a voulu y voir le comble du formalisme, alors qu’on en pourrait plutôt critiquer l’excès « terroriste », pour reprendre la terminologie paulhanienne. Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la « misenscène », de l’acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu’il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c’est le ton, ou l’accent, la nuance, comme on voudra l’appeler – c’est-à-dire le point de vue d’un homme, l’auteur, mal nécessaire, et l’attitude que prend cet homme par rapport à ce qu’il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : ce qui peut s’exprimer par le choix des situations, la construction de l’intrigue, les dialogues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple technique, « indifféremment mais autant ». Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement, la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question, et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l’on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus. 

Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer par un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables. De même qu'il ne peut y avoir d'absolu de la mise en scène, car il n'y a pas de mise en scène dans l'absolu, de même le cinéma ne sera jamais un "langage" : les rapports du signe au signifié n'ont aucun cours ici, et n'aboutissent qu'à d'aussi tristes hérésies que la petite Zazie. Toute approche du fait cinématographique qui entreprend de substituer l'addition à la synthèse, l'analyse à l'unité, nous renvoie aussitôt à une rhétorique d'images qui n'a pas plus à voir avec le fait cinématographique que le dessin industriel avec le fait pictural ; pourquoi cette rhétorique reste-t-elle si chère à ceux qui s'intitulent eux-mêmes "critiques de gauche"? - peut-être, somme toute, ceux-ci sont-ils avant tout d'irréductibles professeurs ; mais si nous avons toujours détesté, par exemple, Poudovkine, De Sica, Wyler, Lizzani, et les anciens combattants de l’Idhec, c’est parce que l’aboutissement logique de ce formalisme s’appelle Pontecorvo. Quoiqu’en pensent les journalistes express, l’histoire du cinéma n’entre pas en révolution tous les huit jours. La mécanique d’un Losey, l’expérimentation new-yorkaise ne l’émeuvent pas plus que les vagues de la grève la paix des profondeurs. Pourquoi ? C’est que les uns ne se posent que des problèmes formels, et que les autres les résolvent tous à l’avance en n’en posant aucun. Mais que disent plutôt ceux qui font vraiment l’histoire, et que l’on appelle aussi « hommes de l’art »? Resnais avouera que, si tel film de la semaine intéresse en lui le spectateur, c’est cependant devant Antonioni qu’il a le sentiment de n’être qu’un amateur ; ainsi Truffaut parlerait-il sans doute de Renoir, Godard de Rossellini, Demy de Visconti ; et comme Cézanne, contre tous les journalistes et chroniqueurs, fut peu à peu imposé par les peintres, ainsi les cinéastes imposent-ils à l’histoire Murnau ou Mizoguchi… » 

Texte commenté lors de la séance du 27 mai 2010 de l'atelier "l'art est-il politique?"
 

"Le travelling de Kapo" selon Serge Daney

Ce texte est paru dans la revue "Trafic" (automne 1992, n°4). Serge Daney y fait sienne la critique de Rivette tout en avouant n’avoir jamais vu Kapo : ce qui peut passer pour un paradoxe – voire une provocation – ne l’est qu’en apparence car le propos de Daney ne porte pas tant sur le film que sur la revendication d’un rapport au cinéma. Parce qu’elles "résistent" à leur esthétisation, les images des camps jouent le rôle de pierre de touche pour une règle qui vaut absolument: c’est la manière dont les choses sont filmées qui constitue la signification de ce qui est filmé.

« Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seulement OctobreLe Jour se lève ou Bambi, il y a l’obscur Kapo, film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’italien de gauche Gillo Pontecorvo. Kapo ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un, avec des mots, me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte: la critique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans Les Cahiers du cinéma. C’était le numéro 120, l’article s’appelait « De l’abjection », Rivette avait 33 ans et moi 17. Je ne devais jamais avoir prononcé le mot « abjection » de ma vie. 

Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci: « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés: l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Ainsi, un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. Celui qu’il fallait – à l’évidence - être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison. Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre des mots sur ce visage de l’abjection. Ma révolte avait trouvé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sentiment moins clair et sans doute moins pur: la reconnaissance soulagée d’acquérir ma première certitude de futur critique. Au fil des années, en effet, « le travelling de Kapo » fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du « travelling de Kapo », je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager. Ce genre de refus était d’ailleurs dans l’air du temps. Au vu du style rageur et excédé de l’article de Rivette, je sentais que de furieux débats avaient déjà eu lieu et il me paraissait logique que le cinéma soit la caisse de résonance privilégiée de toute polémique. La guerre d’Algérie finissait qui, faute d’avoir été filmée, avait soupçonné par avance toute représentation de l’Histoire. N’importe qui semblait comprendre qu’il puisse y avoir – même et surtout au cinéma - des figures taboues, des facilités criminelles et des montages interdits. La formule célèbre de Godard voyant dans les travellings « une affaire de morale » était à mes yeux un de ces truismes sur lesquels on ne reviendrait pas. Pas moi, en tout cas. 

[…] C’est parce que Nuit et Brouillard avait été possible que Kapo naissait périmé et que Rivette pouvait écrire son article. […] 

C’est l’autre pornographie – celle, « artistique » de Kapo, comme celle de Portier de nuit et autres produits « rétro » des années 70 – qui toujours me révolterait. A l’esthétisation consensuelle de l’après-coup, je préférerais le retour obstiné des non-images de Nuit et Brouillard […]. Ces films-là avaient au moins l’honnêteté de prendre acte d’une même impossibilité de raconter, d’un même cran d’arrêt dans le déroulé de l’Histoire […]. Autrement dit: puisque les cinéastes n’ont pas filmé en son temps la politique de Vichy, leur devoir, cinquante ans plus tard, n’est pas de se racheter imaginairement à coups d’Au revoir les enfants mais de tirer le portrait actuel de ce bon peuple de France qui, de 1940 à 1942, rafle du Vel’ d’Hiv’ comprise, n’a pas bronché. Le cinéma étant l’art du présent, ses remords sont sans intérêt. »

Vertov, le "ciné-oeil" contre le "ciné-drame"

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Pour le réalisateur soviétique Dziga Vertov, la fonction du cinéma est moins artistique que politique et citoyenne. La caméra doit servir au dévoilement de la vérité et participer ainsi aux luttes sociales.

Ce Manifeste vaut donc surtout pour sa valeur polémique: le cinéma n'est pas ce qu'il devrait être et, contre les beaux contes du cinéma dramatique qui endorment le peuple à coups de rêves mesquins, Vertov revendique la création d'un cinéma si inédit qu'il exige un nouveau nom, celui de "ciné-œil" (kino-glaz).

 

« Le cinéma dramatique est l'opium du peuple. 
A bas les rois et les reines immortels du rideau. Vive l'enregistrement des avant-gardes dans leur vie de tous les jours et dans leur travail ! 
A bas les scénarios-histoires de la bourgeoisie. Vive la vie en elle-même ! 
Le cinéma dramatique est une arme meurtrière dans les mains des capitalistes ! Avec la pratique révolutionnaire au quotidien nous reprendrons cette arme des mains de l'ennemi. 
Les drames artistiques contemporains sont les restes de l'ancien monde. C'est une tentative de mettre nos perspectives révolutionnaires à la sauce bourgeoise. 
Fini de mettre en scène notre quotidien, filmez-nous sur le coup comme nous sommes. 
Le scénario est une histoire inventée à notre propos, écrite par un écrivain. Nous poursuivons notre vie sans avoir à la régler au dire d'un bonimenteur. 
Chacun de nous poursuit son travail sans avoir à perturber celui des autres. Le but des Kinoks est de vous filmer sans vous déranger. 
Vive le ciné-œil de la Révolution ! 

Nous, afin de nous différencier de la meute de cinéastes ramassant pleinement la saleté des poubelles, nous nommons les "Kinoks". Il n'y a aucune ressemblance entre le "cinéma réaliste des Kinoks" et le cinéma des petits vendeurs de pacotilles. Pour nous, le cinéma dramatique psychologique Russe-Allemand lourd de souvenir infantile ne représente rien d'autre que de la démence. Nous proclamons les films théâtralisés, romanisés à l'ancienne ou autres, ensorcelés. 
Ne les approchez pas ! 
N'y touchez pas des yeux ! 
Il y a danger de mort ! 
[…] Nous exigeons : à la porte les étreintes exquises des romances
Le poison du roman psychologique
Les griffes du théâtre amoureux
Le plus loin possible de la musique. » 


Dziga Vertov, Manifeste du Ciné-œil, 1923, cité dans Articles, journaux, projets, trad. Sylviane Mossé et Andrée Robel, 1972.

Note 

Ce texte a fait l'objet d'un commentaire durant la séance du 27 mai 2010 de l'atelier l'art est-il politique?