L'idée socratique de philosophie

 
 

On appelle socratiques les successeurs de Socrate (470-400) : les mégariques, le cyniques, les stoïciens et les épicuriens ; mais aussi Platon (428-346) et Aristote (384-322). Il faut ajouter les sceptiques.

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Qu’ont-ils en commun ? Le refus de considérer que ce que les hommes ont coutume de tenir pour des biens doit être tenu pour tel sans examen. Le refus de s’enfermer dans les choix qui sont ceux de la société dans laquelle ils vivent. La prise de conscience que le malheur des hommes vient qu’ils s’attachent à de faux biens et courent après des choses qui ne valent pas la peine qu’on les poursuive.

J’aime rappeler que Diogène disait que son père était faux monnayeur. Je laisse les historiens chercher si c’est vrai ou faux. Je l’entends symboliquement : les valeurs transmises par la tradition sont de la fausse monnaie. Famille, patrie, richesse, honorabilité sociale, carrière, pouvoir, propriété, confort, tout cela bien pesé vaut-il quelque chose ? La civilisation elle-même est remise en cause par les cyniques. Diogène vit comme un clochard et considère que les animaux, guidés par la seule nature, valent mieux que les hommes ; il va jusqu’à remettre en question la philosophie en tant qu’elle s’enferme dans des discussions subtiles et des argumentations sans fin au lieu de libérer des faux biens. Au Louvre un tableau de Poussin le représente jetant son écuelle, son seul « meuble », parce qu’il a vu un mendiant boire dans le ruisseau : c’est un acte libérateur, car maintenant il sait que nul ne pourra pas le priver de quoi que ce soit puisqu’il ne possède plus rien. Que par conséquent personne ni aucun événement ne pourra limiter sa liberté de jugement. Il sait - tant pis pour l’anachronisme - qu’un homme qui a des traites ne peut plus lutter contre les pouvoirs, quels qu’ils soient. On sait qu’un propriétaire, si on s’attaque à sa propriété, fera tout ce qu’on exigera de lui : le pouvoir a intérêt à rendre le plus de ses sujets propriétaires. Que chacun fasse la liste des chaînes qui empêchent de penser et de juger en homme libre. Elle est assez longue.

Ainsi philosopher, c’est d’abord chercher à court-circuiter sa propre autocensure. Celui qui s’imagine que c’est facile, il est certain que son autocensure fonctionne très bien.

On retrouve cet esprit dans les Entretiens d’Epictète, particulièrement au IV, I, De la liberté, une vingtaine de pages. Quelle est l’idée ? C’est que personne ne peut rien contre Socrate : personne ne peut le contraindre à rien, parce qu’il ne tient à rien de ce qu’un homme, même César, même celui qui détient le pouvoir suprême, peut lui ôter. Parce qu’il ne reconnaît aucune des valeurs auxquelles les hommes sont attachées, il est libre, et aucun pouvoir humain ne peut le priver de quoi que ce soit et le faire chanter. Pourquoi la plupart des résistants étaient-ils de très jeunes gens ? Parce qu’ils n’avaient ni femmes ni enfants et encore aucune attache : attache est un terme assez parlant à lui seul. On retrouve cet esprit de liberté dont le cynisme est l’expression la plus forte ou même l’expression caricaturale et provocatrice, chez Rousseau. Car Rousseau est sans doute l’auteur qui a le plus médité la vérité du cynisme. Il l’a même vécue.

Platon aurait dit de Diogène que c’est un Socrate devenu fou. Attention donc à ne pas se méprendre sur Platon lui-même – aristocrate athénien de haut rang, bel athlète, le plus doué de tous, et en tout, dont l’apparence est trompeuse, et il aime tromper. La beauté de son style ne doit pas cacher la li-berté de pensée ; sa pensée est aussi peu convenue et convenable que celle de Diogène ou de Socrate, du moins pour qui prend la peine de lire et relire. Au-jourd’hui, des esprits aussi libres que les socratiques, passeraient leur temps à répondre devant les tribunaux d’accusations de toutes sortes.

CONSEQUENCES CONCERNANT L’ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE.

L’enseignement, si c’est véritablement un enseignement, n’a pas à inculquer des valeurs, c’est-à-dire à faire croire aux enfants et aux hommes que telle pratique ou tel type de vie ou tel objet ont de la valeur. Sa fonction est d’apprendre à juger et donc à juger aussi des biens et des maux : apprendre à subordonner ce qu’on appelle les valeurs à leur évaluation, à leur appréciation, ce qui veut dire que l’enseignement doit faire prévaloir la liberté du jugement et la vérité sur les croyances sociales. C’est vrai de tout enseignement, et c’est par là seulement que l’enseignement philosophique n’est idéologique. Il n’a pas pour tâche de justifier les mœurs d’une époque et tout ce qu’elle adule. Ni de respecter les pouvoirs. Je dis bien les pouvoirs, au pluriel !

Voilà pourquoi philosopher, c’est d’abord distinguer. Le tout de l’enseignement est une question de vocabulaire, disait Alain. Etre attentif au sens des mots, apprendre à déjouer non pas les pièges du langage, mais les pièges que nous nous tendons à nous-mêmes pour ne pas avoir à juger et à vivre en hommes libres ; car ce n’est pas le langage qui nous piège, c’est nous qui nous piégeons, faisant un mauvais usage de notre langue. Et cela non pas pour une raison technique, comme si nous étions de mauvais linguis-tes, par exemple, mais parce que nous faisons tout pour ne pas voir clair. Platon fait dire à Socrate que bien parler est un devoir sacré.

Exemple ? Voici trois exemples que chacun pourra méditer.

Dire contrainte au lieu d’obligation. C’est devenir incapable de dis-tinguer l’obéissance servile extorquée par la violence et l’obéissance libre d’un homme qui a reconnu son devoir. C’est du même coup devenir incapable de distinguer le despotisme et la république.

Appeler science n’importe quel type d’étude. Au point que le mot ne veut plus rien dire aujourd’hui. 

Ce qu’on appelle « culture d’une entreprise » n’a pas grand rapport avec la culture de ce qu’on appelait naguère un « homme cultivé » : le même mot recouvre ici deux choses sans aucun rapport apparent. Et là, ce qui peut sembler une simple question de vocabulaire a pour conséquence des déci-sions politiques comme celle de faire disparaître la culture générale de cer-tains concours de la fonction publique.

Tout ceci demanderait des développements. Mais cela suffit pour faire voir que des distinctions qui à première vue peuvent parfois paraître de détail ou purement techniques sont en réalité considérables et que l’oubli de ces distinctions a des conséquences humaines d’une gravité extrême.  

Note

Ce texte de Jean-Michel Muglioni venait prolonger la séance du 29 octobre 2009 de son atelier de "Distinctions élémentaires"