Réflexion sur l'universel
Je retiendrais d’abord trois aspects de la pensée de Montesquieu dégagés à partir de notre lettre persane.
1/ Il y a une universalité de l’idée de justice semblable à l’universalité de l’idée de cercle.
Ce qu’on appelle parfois à juste titre le platonisme de Montesquieu signifie que la justice n’est pas plus arbitraire ou conventionnelle que l’égalité des rayons du cercle. La formulation la plus célèbre est celle du chapitre I du Livre I de L’esprit des lois. « Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux ». Soutenir ainsi que l’idée de justice est naturelle et non conventionnelle ne manque pas de choquer la plupart de nos contemporains. Pourquoi rechignent-ils à considérer comme universels les principes de tout droit et réservent-ils l’universalité aux seules sciences positives ? C’est encore et toujours la question du relativisme que nous avons examinée au début de l’année scolaire. Il s’agit aussi bien des principes éthiques ou moraux.
2/ Non seulement l’idée de justice est universelle, mais elle parle à tous les hommes, elle produit sur tous un sentiment de plaisir lorsqu’ils sont justes.
« Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir ». Le contentement moral est un sentiment naturel. Or ceux-là même qui admettraient que les vérités de l’arithmétique sont naturelles hésitent à considérer qu’il puisse y avoir un tel « plaisir » universel (qui n’est certes pas de l’ordre de l’agrément) : ils refusent d’admettre que ce qui relève de la politique et de la morale soit fondamentalement « naturel » comme l’arithmétique et cela dans la sensibilité même de l’homme !
3/ Il y a pourtant ici accord universel!
Et voici ce qui est le plus paradoxal, je veux dire le plus contraire à l’opinion la plus répandue : Montesquieu veut dire que les deux premières thèses sont en réalité admises par tout hommes ! Et quel est dans notre lettre l’argument proposé ? Si nous considérions que les hommes sont par nature insensibles à la justice, nous vivrions dans un état de terreur perpétuel, nous ne pourrions jamais dormir tranquille, nous n’aurions confiance en personne. Montesquieu nous montre ainsi que la société repose non pas sur la peur mais sur la confiance. Il sait que là où règne la peur, dans un état terroriste, alors il n’y a plus de lien social et aucune stabilité politique n’est possible, car dans l’instant où l’oppression cesse, cet état s’effondre. En ce sens, parce qu’elle nous montre que les sociétés qui se maintiennent bon gré mal gré, parce qu’il y a des civilisations et la civilisation qui a permis à l’auteur de L’Esprit des lois de devenir lui-même, la vie des sociétés humaines repose non pas sur la terreur mais sur la confiance. Et j’oserai commenter librement : sur l’amitié, la philia des anciens.
La question du réalisme
Pourquoi de tels propos paraissent-ils généralement « optimistes », au plus mauvais sens du terme, pourquoi y voit-on une peinture fausse et embellie de la réalité politique ? Pourquoi le « réalisme » impliquerait-il qu’on considère que l’homme au fond est méchant et que la peur seule peut le faire tenir tranquille ?
Il règne une sorte de hobbisme implicite (sans la conséquence philosophique de Hobbes), qui s’allie curieusement avec un relativisme convenu (contraire à la pensée de Hobbes) : l’idée d’un sentiment naturel lié à la représentation de la justice serait le produit d’une éducation, et finalement il n’y aurait aucune raison véritable d’admettre qu’un tel sentiment est naturel. Mieux : il n’y aurait aucune raison d’affirmer qu’il vaut mieux être juste qu’injuste. Ce choix relèverait seulement d’une croyance (ce qui veut dire qu’on pourrait très bien faire un autre choix). On le voit, les résistances des lecteurs de Montesquieu sont celles des interlocuteurs de Socrate dans le Gorgias et dans La République.
J’ai déjà répondu sur un point. La confiance que nous avons en nos semblables n’est pas un savoir mais une foi. Nous ne pouvons « savoir » si à l’avenir le meilleur de nos amis sera fidèle, comme nous pouvons « savoir » quelle sera demain la position de la lune dans le ciel. Car la fidélité dépend de la volonté alors que la lune ne peut rien sur son propre mouvement. N’est fidèle qu’un être libre de ne pas l’être. La lune n’est pas libre de sortir de sa trajectoire. (Notons que je donne ici un sens purement négatif au mot de liberté : possibilité de faire le contraire de ce qu’on fait. Mais la fidélité est libre au sens positif : permanence de la volonté et non caprice). Cette confiance est donc une foi (foi, confiance, c’est le même mot, comme fidélité) ; c’est donc une croyance et non un savoir.
Mais cela n’a rien à voir avec la croyance en un conte ou en un mythe ; cela ne suppose aucune référence à une religion historique quelconque – même si la vérité de telle ou telle religion est dans la foi en l’homme. Lorsqu’en effet ils reprennent assez librement les mythes de leur religion, les grecs ont expressément la volonté de donner à penser la vérité de l’humain : tel par exemple est le sens de la parenté entre les mythes païens et le théâtre tragique (qui ne formule pas par hasard l’idée de justice).
Mais que la justice vaille mieux que l’injustice, que j’aie mieux à faire en collaborant à une université populaire qu’à un holdup ou à une opération en bourse, cela n’est pas seulement une question de confiance ou de croyance personnelle. C’est une question de principe. Non pas de valeur, notion subjective, qui s’accommode tout à fait avec celle de croyance, mais de principe, et c’est précisément ce que veux dire Montesquieu : un principe objectif – ce qui est un pléonasme. Vaut ce que j’estime, ce à quoi j’accorde une valeur. Il y a des valeurs, autant que de sociétés et d’individus. La justice n’est pas une valeur mais un principe.
Note
Ce texte vient introduire la quatrième séance de l'atelier Distinctions élémentaires de Jean-Michel Muglioni.