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L'urgence

Le temps est à l’urgence. On nous a mis en garde, à l’affût. La planète brûle, les guerres et les attentats menacent. La « Crise », entité incomprise et dangereuse, nous renvoie à nos préoccupations premières, et toujours légitimes, celles du jour le jour. Et partout, dans le même temps, à chaque instant, l’Information circule en réseau, sans frein, sans filtre. Nous sommes pris dans la toile d’un savoir instantané, sans recul. D’un savoir soluble. 
 

Texte de Francisco Roa Bastos, paru en octobre 2008 sur le site de l'Université Conventionnelle.

Nous sommes soumis à une double sensation d’accélération, celle que procure le sentiment de périls croissants et celle que donne l’accumulation des connaissances disponibles immédiatement. 

D’un côté, la situation de nos sociétés, notre actualité, semble nous rapprocher chaque jour un peu plus de la « fin de l’histoire ». Non pas tant celle dont rêvent certains politologues, s’imaginant que l’humanité a désormais atteint son but démocratique et se réaliserait enfin dans un état politique parfait, mais bien plutôt la fin de l’Histoire, en tant que terme d’une humanité condamnée. Réchauffement climatique, cataclysmes nucléaires, surpopulation explosive, épidémie ravageuse…Les options multiples ne donnent pas beaucoup à espérer. L’urgence, nous dit-on, est alors de survivre, coûte que coûte. 

D’un autre côté, la sensation d’accélération concerne le champ des connaissances. Elle provient du vertige que produit la mise à disposition immédiate de « tous les savoirs ». On peut aujourd’hui répondre, en apparence, à n’importe quelle question en deux ou trois « clics ». Tout se sait ou tout peut se savoir, il suffit pour cela de « surfer » sur le net. La connaissance est devenue un sport de glisse, qui procure ivresse et frissons. Mais que comprend-on vraiment dans ce flux ininterrompu de questions / réponses, cette « foire aux questions » généralisée ? Que retient-on et qu’est-ce qui nous retient ? Google et Wiki sont devenus les seuls juges de la valeur d’une information, qui ne tient plus à sa vérité mais bien à la fréquence de consultation de la page qui la contient. 

Le point commun à ces deux accélérations est l’importance qu’elles confèrent à l’urgence et à l’actualité. D’une part, face à un monde qui « bouge » (comme si les choses pouvaient jamais s’arrêter), face aux crises et aux dangers suspendus sur nos têtes, les solutions proposées se résument de plus en plus à un pragmatisme et à un conservatisme du présent, à une gesticulation illusoire fondée sur la prétention à la « modernité ». On nous dit qu’il faut en finir avec les vieilles idées, avec la vieille économie, avec la vieille Europe, avec les vieilles histoires. Il faut être de son temps, moderne et prôner la nouveauté en toute chose. Tout est bon pourvu que cela sente le neuf. Tout cela pour survivre, pour garantir la sécurité de nos modes de vie, fondés eux aussi sur la consommation du présent et de ses produits. Nous sommes entrés aux urgences de notre société. 

D’autre part, parmi les idées et les informations, la prime est souvent donnée, en général, à la nouveauté, à l’idée-choc qui permettra de remettre en cause une idée installée. Peu importe de savoir ce qui est vrai, ce qui est faux. L’essentiel est ailleurs : dans l’originalité à tout prix. Pour se nourrir, les « créatifs » du savoir piochent dans le réservoir illimité de l’information en réseau, pour y trouver les nouveaux agencements, les nouvelles provocations qui feront fureur et jetteront leurs auteurs sur le devant de la scène, au centre de l’actualité. 

Face à ces urgences, nous manquons de repères, d’une base solide sur laquelle construire et nous construire, car toute réflexion approfondie, par nature lente, patiente et exigeante, est devenue suspecte. On voudrait nous faire croire qu’il faut aujourd’hui choisir entre l’action et la réflexion, la deuxième étant jugée a priori paresseuse et improductive. Nous revendiquons au contraire la nécessité des deux, en même temps

Le monde dans lequel nous vivons manque de fondations et de fondateurs, et personne ne semble en mesure de nous les fournir, si ce n’est nous-mêmes. L’humanité court à sa perte ? Peut-être. Mais nous n’y ferons rien en nous jetant avec les autres dans le flux ininterrompu des solutions provisoires. Tout peut se savoir ? Sans doute, mais toutes les données se valent-elles ? N’y a-t-il rien, aucun principe, qui nous permette de faire le tri entre l’utile et le superflu, entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal ? L’urgence entraîne le relativisme généralisé. Et nous le refusons. 

Que faire alors ? Quelle fondation entendons-nous nous donner pour l’avenir ?  Qu’on relise Asimov, si l’on veut, lui qui a su faire de la science fiction une réflexion politique et sociale. Sa conception de la « Fondation » est assez proche de ce que nous aimerions faire de notre université populaire. Un lieu écarté des remous de l’actualité et de l’urgence, au sein duquel des cœurs et des intelligences s’appliquent ensemble à refonder leur existence collective. S’appliquent ensemble à retrouver et affirmer ce qu’il y a de plus haut en l’homme, à savoir ce que nous avons en commun. 

Et ce n’est pas perdre son temps que de le prendre. Ce n’est pas nuire à la société que de tâcher de la comprendre. Que l’humanité disparaisse ou non dans le siècle qui vient ne nous empêchera pas de nous arrêter pour réfléchir à ce que nous sommes et à ce que nous devons être. Que « tous les savoirs » soient disponibles instantanément au jour le jour ne nous empêchera pas de nous arrêter pour les analyser, les soumettre à examen, et en tirer le savoir commun qui sera notre fondation collective. Puissions-nous faire de cette entreprise notre « convention » fondatrice.