Note sur la science et la technique
Cette note vient prolonger la dernière séance de l'atelier de Jean-Michel Muglioni "Distinctions élémentaires" et tente d'expliciter les difficultés nées de la distinction entre savoir et croire.
Nous avons distingué savoir-faire et savoir : un savoir admis parce qu’il permet de faire marcher une expérimentation ou une technique, mais sans apporter la compréhension de la nature des choses sur lesquelles il nous permet d’accroître notre puissance, n’est pas une science, au sens le plus rigoureux de ce terme. Ainsi un fabriquant de télévision peut ne pas comprendre grand-chose à la physique : un ingénieur de haut niveau peut mettre en œuvre des techniques très sophistiquées sans pour autant maîtriser la théorie qui rend compte de leur fonc-tionnement. Il n’y a rien de scientifique dans ces réussites. Ne confondons pas réussir et comprendre, efficacité et vérité. Cette confusion est aussi grave que celle de la connaissance par ouï-dire et de la connaissance rationnelle.
Faire marcher une machine dont on ne connaît pas les principes du fonctionnement n’est pourtant pas une faute. Mais - un de nos auditeurs l’a heu-reusement rappelé - nous vivons dans un monde artificiel avec lequel nous avons un rapport magique. La fée électricité fait la lumière sur un simple geste : pour celui qui ne sait pas ce que c’est qu’un circuit électrique appuyer sur un bouton est un signe et non une opération technique. La magie agit par signes, la techni-que au contraire parce qu’elle produit un effet sur les choses qu’elle transforme selon les lois de la nature – que ces lois soient connues ou non. Une prière ne fait pas pousser le blé, mais il faut que la charrue retourne la terre. L’homme a re-tourné la terre avant de savoir en rendre compte par une théorie : le sillon n’était peut-être pour lui qu’un signe tracé sur le champ et son travail un geste symboli-que. Il est aisé de croire que les choses nous obéissent comme font les hommes et de leur prêter des intentions à notre égard, bonnes ou mauvaises.
Condorcet voulait une instruction scientifique pour nous délivrer de la superstition. Il y a urgence aujourd’hui comme hier : nous devons démystifier non plus seulement la nature mais les produits de notre industrie. L’homme de-vra toujours apprendre à distinguer réussir sans comprendre et comprendre. La réussite endort l’intelligence. Or nous disposons de machines qui marchent tou-tes seules : quand les voitures tombaient en panne, on était forcé d’ouvrir le capot et de chercher comment un moteur fonctionnait. A l’ère de l’informatique, qui sait démonter un ordinateur, et de toute façon, que peut-on y voir ? Nos nou-velles machines ont perdu la transparence des mécaniques du XVI° siècle qui servirent de modèle pour fonder la nouvelle physique. Et plus les réussites techniques sont admirables, plus l’utilisateur de machines peut être ignorant de leurs mécanismes, plus par conséquent il peut s’accoutumer à réussir sans comprendre et se préparer à la superstition. L’enseignement des sciences nous en préserve, mais à condition de ne jamais introduire des notions ou des résultats dont on n’a pas rendu pleinement raison, c’est-à-dire sans faire admettre aux élèves ce qu’ils ne peuvent pas comprendre. Du moins si instruire est encore la fin de l’école : si nous voulons faire que chacun sache se servir de son propre entendement et ne se contente pas de croire sans savoir.
Mais la tournure qu’a pris le progrès des sciences est loin de guérir les hommes de leurs croyances magiques : je crains que l’enseignement scientifique des écoles et des collèges ait oublié les directives de Condorcet, et que cette étourderie ait une raison de fond qui tient à la nature de la recherche scientifique et à sa subordination aux impératifs techniques et donc financiers, car le travail de recherche dépend des exigences des puissances qui le rendent possible.
La nature d’une société dépend de l’idée que les hommes ont de la science : selon qu’ils entendent par science des recettes - sans doute d’une grande subtilité ou ingéniosité - qui permettent aux hommes d’accroître leur puissance sur les choses (alors la science est, comme le dit Alain, « l’art de tirer de plus loin ») ou selon que par science ils entendent l’intelligence effective des choses. Les hommes n’ont pas la même société ni la même école selon qu’ils tiennent pour scientifique un savoir ou plutôt des savoirs, comme on dit, dont la valeur réside dans les expérimentations qu’ils permettent de mener à bien, ou au contraire selon qu’avec Descartes ils ne croient savoir que ce qu’ils sont capables d’assumer pleinement.
Dans le premier cas en effet, l’école passera très vite sur l’élémentaire : elle devra informer les élèves de découvertes auxquelles ils ne peuvent rien comprendre. Par exemple on parlera du big-bang dès le collège, on y commencera l’étude des êtres vivants en les disant composés de cellules elles-mêmes faites de molécules, de telle sorte que les élèves ne sauront jamais que la théorie cellulaires et l’atomisme sont des théories. Cette conception pragmatiste de la science (réduction de la vérité à l’utilité et à l’efficacité) fit dire à un ministre qu’il fallait réviser les programmes des écoles tous les cinq ans, étant donné la rapidité du progrès des sciences. C’était avouer que l’élémentaire n’est pas l’essentiel.
Dans le second cas, les programme scolaires seront ascétiques, et les maîtres accoutumeront les élèves à ignorer ce qu’ils ne peuvent maîtriser au lieu de leur donner l’illusion de savoir ce qu’en effet ils ne peuvent pas comprendre. Par exemple au lieu de parler du big-bang qui suppose de très longs détours, ils leurs apprendront à regarder le ciel ! Ou s’il s’agit des êtres vivants, ils commen-ceront par l’histoire naturelle et non par l’acide désoxyribonucléique, car quel sens cette chimie peut-elle avoir pour qui n’a pas appris à distinguer animal et végétal et ne sait pas ce que c’est qu’une fleur ou un fruit, etc. ? Ou bien on ne permettra pas qu’un enfant utilise un microscope s’il ignore tout des lois de la ré-fraction. Faut-il regretter l’école des campagnes, quand le milieu alentour impo-sait un tout autre rapport au monde ? Mais l’instituteur devait alors lutter contre les superstitions des campagnes.
L’affirmation de l’exigence cartésienne, c’est-à-dire le refus de faire passer pour science un savoir qui n’est pas transparent de part et part choque toujours. On craint à juste titre que cette rigueur ascétique limite nécessairement le savoir à peu de choses. Surtout, on y voit un mépris des techniciens.
Distinguons radicalement un savant au sens le plus fort et le plus conforme à la langue du terme, celui qui comprend, d’un côté, et de l’autre un chercheur dont l’efficacité des modèles n’est pas nécessairement liée à l’intelligibilité des appareils qu’ils permettent de manipuler ou un ingénieur dont les admirables réussites ne reposent pas nécessairement sur la compréhension de ce qui les rend possibles : on voit dans cette distinction une hiérarchie, comme si le philosophe qui la médite voulait que l’ingénieur lui soit subordonné, et cette hiérarchie impliquerait le mépris du savoir-faire et des techniques, et donc de la plupart des hommes, puisque très peu parviennent à la rigueur cartésienne.
Or j’ai moi-même eu une certaine compétence dans la réparation électrique, avant de comprendre quoi que ce soit à la physique de l’électricité, d’autant que ce qu’on m’en disait au lycée, il y a fort longtemps, m’avait paru plus proche de la magie que de la science. Je sais aussi que si je ne faisais que ce que je comprends, je ne pourrais même pas marcher ni mouvoir un seul de mes muscles : cette habileté ne repose nullement sur une théorie du corps humain. Vivre, c’est réussir sans comprendre. Les techniques sont d’abord le prolonge-ment de la vie et de la maîtrise du corps : il suffit pour le voir de considérer le maniement des outils. Le plus simple savoir-faire, loin d’être méprisable, est vital, mais il ne constitue pas un savoir. La maîtrise du corps ne relève pas du savoir, et pas davantage le tour de main de l’artisan. Il y a là dès les gestes techniques les plus simples comme dans la danse une sorte de génialité du corps irréductible au concept, irréductible à l’intelligence entendue au sens de faculté de comprendre la nature des choses. Et donc il serait absurde de conclure que l’artisan doit être assujetti à la science du savant, puisque sa pratique est irréductible comme telle à la théorie. On peut appeler cette habileté intelligence de la main, si l’on veut, ou intelligence du geste, intelligence du corps, mais cela ne veut pas dire qu’elle repose sur la compréhension de ce qu’elle est pourtant ca-pable de faire. Au contraire, sa science ne fait pas du meilleur anatomiste un homme plus habile à marcher.
Réussir sans comprendre n’est pas méprisable et telle est notre condition Mais appeler vérité ou savoir ce qui réussit est méprisable. Lorsqu’on a établi l’efficacité d’un médicament par l’expérience d’un très grand nombre de cas, il faut le considérer comme bon. Mais prétendre, parce qu’une enquête statistique a été faite sur un million de cas, qu’on a une connaissance scientifique, c’est insensé. Lorsque sur toute la planète les médecins suivent le même protocole pour une maladie donnée et que sur un nombre considérable de cas les effets de ce protocole sont répertoriés, ils obtiennent de résultats d’une extrême utilité : mais qu’y a-t-il là de scientifique ?
Lorsqu’il écrit qu’il faut craindre de réussir sans comprendre tout autant que de gagner aux cartes, Alain oppose une superstition à une autre. Trop gagner au jeu fait parfois craindre qu’il arrive malheur. Le malheur des hommes est qu’ils réussissent sans avoir à comprendre. Le petit enfant sait se faire obéir sans connaître les rouages de la séduction et du chantage qu’il joue si bien. Nous sommes tous dès le berceau maîtres dans la conquête du pouvoir avant même d’y avoir songé. On s’étonne à tort des colères puériles des homme de pouvoir : comediante, tragediante… disait le Pape à Napoléon. Le président François Mitterrand, paraît-il, consultait des astrologues. Simone Weil, lectrice de Platon et élève d’Alain, a toute sa vie éprouvé au plus profond d’elle-même une sorte de terreur sacrée devant la folie des hommes : n’est-il pas inévitable que, fils de roi ou mendiant, disposant tous du pouvoir avant de commencer à comprendre, nous devenions fous ? Vivre, c’est posséder un pouvoir qui rend ivre et n’avoir de ces-se de l’accroître. A peine l’exerçons-nous que d’autres s’y opposent qu’il faut séduire, et les plus puissants s’y laissent aisément prendre : ils ont une cour. Platon rangeait dans la catégorie de la flatterie la rhétorique par laquelle les politi-ques cherchent à l’emporter et s’assurent les applaudissements du peuple : elle est à l’âme comme le maquillage au visage. Or le développement de ce qu’on appelle aujourd’hui les savoirs a-t-il pour finalité la puissance ou la sagesse ? Veut-on des résultats à tout prix ou cherche-t-on à comprendre ? La rationalité de l’efficacité est d’un autre ordre que la rationalité proprement dite, qui ne confond pas l’utile et le vrai. Seule pourrait nous aider à nous défier de ce pragmatisme « scientifique » une école qui ne voudrait qu’instruire, c’est-à-dire apprendre par ordre, et autant que possible sans jamais rien imposer qui ne soit transparent : sans l’instruction aucune éducation ne peut libérer l’esprit.
Souvenons-nous, comme le voulait Plutarque, d’une colère de Platon. Plutarque raconte la prise de Syracuse par Marcellus, malgré les machines d’Archimède. Il tient à relativiser l’intérêt d’Archimède pour ces machines. Ne croyons pas qu’il s’agisse seulement de mépriser une tâche normalement réser-vée à des esclaves. Plutarque défend l’idée platonicienne de la science, c’est-à-dire d’un savoir accessible par la seule intelligence. Et en effet la géométrie est la meilleure et peut-être la seule école où la pensée puisse apprendre à décider du vrai non pas sur une image ou une figure, mais par raison : c’est apprendre à ne plus confondre sentir et penser, juger selon ses passions et comprendre. La géo-métrie est l’étape préparatoire obligée pour le philosophe. Or il est arrivé que pour résoudre leurs problèmes, les géomètres utilisent des recettes dont l’admirable ingéniosité n’a pourtant rien de commun avec la rationalité d’une démonstration. Par exemple - ce qui suit est une libre reconstitution - on sait que mesurer la surface d’un cercle avec pour unité le carré est impossible. Un cercle inscrit dans un carré dont le côté est égal à deux rayons a une surface inférieure à quatre carrés de côté égal à son rayon, mais comment calculer le nombre de car-rés unités ainsi définis ? C’est ce qu’on appelle le nombre π. Or si un orfèvre compétent fabrique une plaque carrée d’une épaisseur parfaitement régulière, qu’il y trace le cercle inscrit et le découpe soigneusement, il est possible alors de peser le carré et le cercle ensemble puis le cercle seul : le rapport des deux pesées donne le nombre pi. Le même procédé permet de calculer la surface d’une para-bole. Nous voyons ici ce qui distingue une astuce qui peut-être frise le génie, et l’intelligence proprement dite ; une rationalité technique qui relève de la ruse - en grec μηχανῆ - et la rationalité proprement dite, celle dont la géométrie est l’exemple. Machination n’est pas démonstration. Platon interdit avec humeur qu’on fît usage de tels procédés dans son école et sa colère s’adressait aux plus grands mathématiciens de son temps, Eudoxe, Archytas et Ménechme. Il avait compris qu’il y a une différence de nature entre cette manière de trouver un ré-sultat dont en réalité on ne rend pas raison, et la géométrie qui éveille l’esprit à lui-même et déshabitue de croire sans savoir.