Pascal et la condition des Grands

 
 

 


La distinction pascalienne entre le respect d’établissement et le respect d’estime peut paraître choquante dans la mesure où elle n’est pas séparable chez lui de l’idée que les lois ne peuvent en aucune façon exprimer la vraie justice (celle du Royaume de Dieu) et sont nécessaires pourtant, quelque injustes qu’elles soient, parce que l’ordre établi vaut toujours mieux que la guerre civile.

Ainsi la pensée célèbre Br.298 Laf. 103 conclut : « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort soit juste. »

Le peuple ignorant suit les lois de son pays parce qu’il les croit juste, le demi-habile est prêt à se révolter parce qu’il sait que ce n’est pas la vraie justice, l’habile au contraire sachant que la justice n’est pas de ce monde et qu’elle est inaccessible à la raison humaine reconnaît seulement la nécessité d’un établissement et demeure indifférent à ce qu’il peut avoir de particulier. « En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'établissement : après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la troubler. » D’un côté cette formulation démystifie complètement la politique et relativise radicalement les institutions. Mais d’un autre côté elle justifie l’obéissance à l’ordre établi quel qu’il soit. Oui, il ne faut pas croire en la politique ! Telle est la leçon de Pascal. Mais cela nous autorise-t-il à obéir à n’importe quel régime politique ? Une fois comprise la distinction pascalienne entre respect d’estime et respect d’établissement, faut-il admettre que le respect des lois se réduit au respect d’établissement tel qu’il le définit ? Telle est la question que finalement la discussion nous a amenés à poser.

Lorsqu’il s’agit du respect qu’on doit à un homme dans le cadre d’une institution, on comprend que le confondre avec le respect d’estime abolisse toute liberté du jugement et même ne puisse qu’aboutir au désordre. Si chaque élève dans une classe devait estimer son professeur avant de se tenir tranquille et de l’écouter, jamais aucun cours n’aurait lieu : sans institution et sans respect d’établissement, aucune vie commune n’est possible. Nous comprenons aussi l’absurdité qu’il y aurait à vouloir que l’estime qu’on a pour un savant se manifeste par des signes extérieurs, comme de lui donner le moyen de circuler en carrosse ou dans une voiture entourée de motards. Nous comprenons aussi que confondre l’ordre extérieur et le royaume de Dieu, la justice humaine et la justice divine conduit au fanatisme et interdit de garder la liberté intérieure, la liberté du jugement. Nous savons que la hiérarchie sociale ne reflète pas la hiérarchie des esprits, d’autant que les meilleurs se moquent des honneurs et des richesses. Mais faut-il aller jusqu’au bout du propos pascalien et considérer que tout établissement est « respectable » du seul fait qu’il est établi, pourvu qu’en soi-même on se garde de l’estimer s’il n’est pas estimable ?

Pascal considère d’un côté que la justice est hors de notre portée (et d’abord hors de portée de notre raison), mais il dit d’un autre côté qu’il est finalement injuste de vouloir renverser les lois établies : nous en savons donc assez sur la justice pour nous imposer d’obéir au lieu de nous révolter ou seulement de nous opposer ? Pascal en réalité ne se contente pas de dire qu’il faut obéir à l’ordre établi parce qu’il est établi, il soutient qu’il est juste (ou devenu juste) de respecter l’ordre établi. Pour une explication de la position pascalienne (à partir de saint Augustin), lire l’ouvrage de Bernadette Marie Delamarre, Pascal et la cité des hommes, philo ellipses, 2001. Mais n’y a-t-il pas là une contradiction ?

Et finalement ce qu’il y a de « cynique » dans le propos pascalien ne rend pas vraiment compte de la tragédie qu’est l’histoire. Il y a en effet tragédie lorsque deux exigences légitimes se trouvent en conflit. Ainsi il est juste d’obéir aux lois parce que sans lois en effet les conflits des hommes ne peuvent se résoudre que dans une guerre continuelle entre eux. Il n’y a de justice que s’il y a des institutions. Sinon, c’est le règne des vengeances et donc de l’injustice. Mais si l’institution des lois donne à un despote ou à un groupe d’hommes quel que soit son nombre le pouvoir de spolier les autres, en quoi ceux-ci sont-ils encore obligés, puisque justement l’obligation d’obéir aux lois a pour fondement le bien commun et non celui d’un homme ou d’une caste ? La réflexion de Rousseau dans son second Discours porte sur ce problème : comment l’institution des lois a-t-elle pu être détournée de son sens de telle sorte que le droit garantisse la victoire des puissants et des riches ? Je rappelle que Rousseau n’a jamais conclu que la révolution était une solution, au contraire… il considérait que la corruption de la France était telle qu’une révolution aurait des conséquences catastrophiques.

Mais laissons la distinction que nous venons de faire entre respect d’estime et respect d’établissement, et retenons seulement ceci que le respect que nous devons aux fonctions et aux hommes qui les remplissent ne doit pas être confondu avec un respect d’estime.

 

Note

Ce texte de Jean-Michel Muglioni vient poursuivre la réflexion autour de l'idée de respect qui a été développée lors de la séance du 31 mars 2010 de son atelier "Distinctions élémentaires".