Bergson

L'inexplicable, le fantastique et la philosophie

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Le fantastique semble constituer un genre mineur et à part dans la littérature. D'abord par le format : il y a peu d'œuvre fantastique volumineuse et formant en même temps une unité. Il a peu, à la lettre, de grands romans fantastique – même si l'on pense à Bram Stoker ou à Stephen King. Les sagas et les récits légendaires, qu'ils soient mythologiques ou contemporains, appartiennent plutôt au registre du merveilleux. Le fantastique paraît plus adapté à la nouvelle ou au conte, comme s'il était par essence voué à la simple évocation dans la brièveté. 

Ensuite, le fantastique paraît très difficile à délimiter en tant que genre. On peut considérer qu'un récit devient fantastique quand il introduit, dans un contexte quotidien et coutumier, un événementinexpliqué. Mais il bascule dans le merveilleux lorsque l'inexplicable devient la norme, et que l'on se retrouve dans un monde différent, où la magie règne comme si elle était la règle. Et si jamais l'événement inexpliqué reçoit une explication, comme dans une enquête policière, le récit cesse d'être fantastique pour redevenir réaliste : le monde tel que nous le connaissons est sauvé, avec ses règles et ses lois habituelles. Pour que le fantastique demeure fantastique, il faut donc que l'inexpliqué demeure inexplicable, et ne cesse d'insister en tant que question. 

La pensée et l'inexplicable 

On pressent alors qu'il existe un rapport profond entre le fantastique et la philosophie, entre le fantastique et la pensée en général. Car si l'activité philosophique consiste essentiellement en une interrogation, le genre fantastique a pour vocation de provoquer cette interrogation dans la pensée même, et de mettre celle-ci en éveil. Le fantastique place la pensée à la fois face sa propre limite et face à ce qui provoque son exercice – l'événement inexpliqué. Et dans le même temps, il dresse devant la pensée un obstacle qui met en question son intégrité. Car s'il existe de l'inexplicable comme tel, la pensée est menacée non seulement de l'extérieur par une question sans réponse, mais de l'intérieur par sa propre dissolution dans la folie. Combien de narrateurs, dans les récits de Poe ou de Lovecraft, commencent un récit en se rassurant sur le témoignage de leurs sens et sur les conclusions de leur raison, avant d'en douter et de craindre de basculer dans la démence ? Nous pensons qu'il y a là davantage qu'un procédé dramatique destiné à susciter l'attention du lecteur. Le fantastique semble interroger ce qui constitue et définit la raison humaine. 

Partant de cette hypothèse, notre atelier a pour but de dégager ce qui dans le genre fantastique pose un problème proprement philosophique : quelle est la nature de la pensée, ou encore de la raison ? Nous commencerons par explorer les rapports du fantastique et de la pensée magique à partir de l'anthropologie et de la psychanalyse, en nous appuyant principalement sur l'œuvre d'Edgar Poe. Nous recommandons pour la première séance la lecture de la brève nouvelle « Le chat noir », tirée des Nouvelles histoires extraordinaires (trad. Charles Baudelaire). 

Note sur le cours

Les trois séances de ce cours ont été dispensées au printemps 2015, dans le cadre de l4université Conventionnelle ; elles sont disponibles à l’écoute sur une liste de lecture en ligne. Attention, seules deux ont été enregistrées effectivement.

Les séances

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Séance du 5 mars 2015 : Qu'est-ce que le fantastique? Ou comment le monde peut-il vaciller?

En définissant le fantastique, nous tenterons de montrer dans cette première séance qu'un genre littéraire peut poser un problème proprement philosophique. Mais en quel sens ? Il serait inexact de considérer que la littérature rejoint la philosophie uniquement lorsqu'un personnage de roman formule une doctrine ou une thèse à caractère philosophique (c'est le cas, par exemple, dans Dostoïevski). Si tel était le cas, la littérature se réduirait à une simple narration d'actions et d'événements, dans lequel viendrait parfois s'insérer des exposés qui refléteraient les « idées » des personnages. Le rapport entre littérature et philosophie semble bien plus profond. Il apparaît dans la manière dont chaque écrivain ou chaque genre développe un style qui lui est propre. Or il entre beaucoup d'éléments dans ce que l'on appelle traditionnellement un « style » : non seulement une musicalité et une façon de tenir la phrase, de la dilater ou de la contracter, mais encore une manière de découper la réalité et de prélever en elle ce qui est digne d'intégrer le récit. 
  
C'est à ce dernier aspect du style que nous nous intéresserons, en nous demandant quel est le propre du style fantastique. Nous nous appuierons pour cela sur la nouvelle d'Edgar Poe « Le chat noir », tiré des Nouvelles histoires extraordinaires, traduites et publiées par Baudelaire. Nous verrons que le récit fantastique semble tout entier tendu vers une seule fin : il s'agit de rapporter un événement insolite qui suscite dans la pensée une question sans réponse, une question insistante et impossible à éviter. L'événement est-il explicable par la raison ? Est-il assimilable par la pensée humaine ? En ce sens, le style fantastique interroge notre assurance que le monde est intelligible. Il met en question la confiance que nous pouvons placer dans notre pensée, dans sa capacité à comprendre le monde, à l'habiter et à le maîtriser pour en faire un univers familier. Il nous force ainsi à dégager la nature de cette familiarité avec le monde, puisqu'il indique ce qui peut la faire vaciller jusqu'au point où la pensée est menacée de l'intérieur par la folie. 


Séance du 18 mars 2015 : Le familier, l'étrange, la magie

Au cours de la dernière séance, nous avons examiné le procédé qui permet à la nouvelle fantastique de suggérer la présence d'un événement inexpliqué, d'un événement posant problème pour la pensée. Le propre du genre fantastique est d'indiquer, en-deçà de la série causale intelligible développée par le récit, l'existence d'une autre série – une série proprement incompréhensible, fondée sur la répétition, et qui mène à la folie. Un problème se pose alors : quelle est la nature de notre relation au monde pour qu'il puisse ainsi vaciller, et donner l'impression qu'un autre monde se dessine derrière le nôtre, comme un double-fond ? 
  
Tel est le problème proprement philosophique que pose la littérature fantastique. Il s'agit d'un problème qui renvoie plus généralement à la question de ce qui rend notre monde familier. Comment naît la familiarité ? Et comment naît au contraire l'étrangeté qui brise notre familiarité avec le monde ? Nous tâcherons dans cette séance de développer deux hypothèses. Tout d'abord, nous distinguerons la familiarité et l'intelligibilité. Ce n'est pas parce que notre monde est familier que nous le comprenons. La familiarité relève davantage de l'accoutumance : il s'agit d'un phénomène lié à notre motricité et à nos habitudes corporelles, et à l'ensemble des actes que nous accomplissons quotidiennement. 
  
Ensuite, nous tenterons de montrer que cette distinction entre familier et l'intelligible permet au fantastique d'exister. C'est parce que le monde familier est le simple effet d'une accoutumance qu'il peut basculer et devenir tout d'un coup étrange. Ainsi s'explique que tant de cultures aient pratiqué la magie, dans laquelle la littérature fantastique puise abondamment : c'est que la magie ouvre la possibilité d'un autre monde, ou d'une chaîne causale différente de celles auxquelles nous sommes habitués. Nous tâcherons enfin de découvrir comment la « pensée magique » en général permet le genre fantastique en particulier, dont elle n'est qu'une manifestation. 
  
Ouvrages utilisés pour cette séance : 

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, P.U.F.

  • Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Folio-Essai. 

  • Marcel Mauss, Esquisse d'une théorie générale de la magie, in Sociologie et anthropologie

  • Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon (chapitre « Magie et religion ») 

  • Edgar Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, trad. Charles Baudelaire. 

  • Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleur



Séance du 7 mai 2015 : Le secret et l'étrange : Totem et tabou

Après avoir examiné dans la dernière séance ce qui rendait possible le fantastique, un problème se pose désormais : pourquoi le genre fantastique existe-t-il ? Dans la littérature, l'évocation de l'étrange et du surnaturel n'a plus le but simplement pratique que l'on retrouve dans la magie. On dirait qu'il est suscité pour lui-même, pour le plaisir. Quel est donc le sens d'un genre littéraire dont la fin est provoquer chez le lecteur ce que Freud appelle une impression d' « inquiétante étrangeté » ? 
  
Nous tenterons de répondre à cette question en suivant précisément la thématique exposée dans l'essai de Freud. Le sentiment produit par le genre fantastique bouleverse l'ordre familier et le fait apparaître comme étrange et inquiétant. Pourquoi ? Parce qu'il signale l'affleurement d'un secret. Fidèle à son expérience de fondateur de la psychanalyse, Freud repère dans ce sentiment l'émergence d'une couche d'impressions inconscientes, archaïques et refoulées. Il la situe notamment dans un âge de la prime enfance où l'esprit n'a pas encore pris la mesure du réel, et croit en sa toute-puissance – Freud pense d'ailleurs repérer une tendance identique dans la croyance en la magie, comme il l'explique dans son ouvrage Totem et tabou
  
Cette explication a sans doute une valeur psychologique, puisqu'elle réfère l'impression d'étrangeté à un moment dans l'histoire de l'individu. Mais plus profondément encore, elle permet de tracer un lien entre la littérature fantastique et la philosophie elle-même. Car le retour de cet âge refoulé est aussi l'expression d'une nostalgie de cette toute-puissance, autrement dit d'un véritable désir de connaître. Le fantastique, en faisant vaciller l'univers quotidien, poserait ainsi les prémisses de l'interrogation philosophique : que puis-je savoir ?








La pensée du corps

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Notre objectif, pour cette année, est de poser et d'approfondir un problème philosophique : celui des rapports entre l' « âme » et le « corps ». Nous utilisons des guillemets, car ces deux termes ont des significations relativement flottantes, sédimentées aussi bien dans la langue commune que dans le vocabulaire religieux – sans parler de tous les sens qu'ils prennent dans la langue philosophique.

Nous voudrions, dans un premier temps, laisser de côté ces multiples significations et tenter de poser, pour notre propre compte, un problème. En effet, le travail de la philosophie ne peut s'exercer qu'à partir du moment où la pensée se trouve confrontée à une question – c'est à dire à une inconnue qui la force à penser. Une telle question ne concerne pas les moyens d'atteindre un but, comme c'est le cas pour les questions techniques. Elle interroge plutôt la nature ou l'essence d'une chose – cette chose étant suffisamment donnée pour que l'on puisse percevoir son existence, sans que pour autant son essence soit entièrement comprise. 

Le corps constitue, en lui-même, une telle question. En effet, l'expérience du corps est foncièrement paradoxale : elle est la perception de quelque chose qui paraît tantôt faire partie de moi (dans l'activité ou la santé) au point qu'on en oublierait l'existence, tantôt se rebeller contre moi (dans la fatigue ou la maladie). Le corps se situe dans la limite entre ce que je suis et ce que je ne suis pas : il porte en lui un reste qui interroge la pensée et la conduit à questionner sa nature. 

Note sur le cours

Cette atelier de philosophie  comporte 7 séances qui se sont déroulées entre novembre 2013 et avril 2014 à l'Université Conventionnelle. On trouvera ici les notices de chaque séance ainsi que les enregistrements audio des séances, également accessible sur notre compte soundcloud sous la forme d'une liste de lecture.

Les séances

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Cette atelier de philosophie  comporte 7 séances qui se sont déroulées entre novembre 2013 et avril 2014 à l'Université Conventionnelle. On trouvera ici les notices de chaque séance ainsi que les enregistrements audio des séances, également accessible sur notre compte soundcloud sous la forme d'une liste de lecture.



Séance du 7 novembre 2013 : “avoir” un corps

Lorsque l'on écarte toutes les significations culturelles et historiques concernant l' « âme » et le « corps », on est face à une série d'expériences corporelles universelles, et que chacun de nous peut éprouver : le travail, la fatigue, la faim, l'apprentissage, l'habitude, etc.

Le point commun à toutes ces expériences est qu'elle illustrent un rapport problématique à notre propre corps – corps tantôt plié à des impératifs sociaux, à des besoins, à des désirs, corps qui tantôt se rebelle et se rappelle à nous dans son pouvoir d'inertie. Ce faisant, nous traitons le corps comme une propriété, comme un avoir. Chacun parle de son corps, comme d'un élément de lui-même à modeler et à transformer – suggérant par là qu'il est autre chose, ou du moins davantage que son propre corps, puisque celui-ci lui appartient et qu'il en dispose. 

Quel crédit devons-nous donner à ce présupposé du sens commun, qui semble extrait de l'expérience immédiate, et semble attester d'un moi différent du corps qu'il habiterait ? C'est cette question qui lancera notre travail de l'année. Nous verrons que le problème traditionnel des rapports entre l' « âme » et le « corps » est en premier lieu le problème des limites de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons – et donc, de notre liberté.


Séance du 21 novembre 2013 : Les “techniques” du corps

Un premier caractère du corps s'impose : il est en relation avec d'autres corps. Il peut exercer une influence sur ces corps, leur imposer des transformations, il dispose d'une puissance qui rend possible un certain nombre d'opérations élémentaires. A cet égard le corps humain, conformément à ce que nous livre notre expérience, peut être considéré comme un dispositif technique. Qu'entendons-nous par là ? Il s'agit bel et bien d'une machine capable d'exécuter des mouvement, en vue d'une fin qu'on lui commande. Si le corps a donc pour nous une existence, c'est d'abord (peut-être) en tant qu'instrument.

Mais cette perspective sur le corps pose à son tour une série de problèmes. Tout d'abord, les capacités techniques du corps ne sont pas données d'emblée, dès la naissance. Comme le souligne Platon, dans le célèbre mythe du Protagoras, le corps humain est un dispositif indéterminé : il n'a pas de capacité naturelle. Pour le dire autrement, sa seule puissance naturelle est une disposition à contracter des puissances artificielles. Dès lors, le corps humain ne fait-il pas figure d'exception par rapport aux autres corps, en tant qu'il est capable d'apprentissage ? Et cette puissance apparemment indéfinie de contracter des habitudes ne suggère-t-elle pas la présence dans le corps humain, d'un pouvoir singulier qui le dépasse ?

Ensuite, l'idée de penser le corps comme un dispositif technique soulève plusieurs questions, qui concernent les fins en vue desquelles on le fait agir. Une première concerne l'origine de ces fins : sont-elles prescrites par le corps lui-même – auquel cas il ne s'agirait pour lui que de satisfaire ses besoins et de se conserver ? Mais la vie proprement humaine ne se propose-t-elle pas aussi d'autre fin (morales ou esthétiques) qui dépassent la seule conservation, et ne peuvent pas être réfléchies en fonction du corps ? Une deuxième question concerne cette fois l'activité même du corps. L'image du corps comme dispositif technique, comme instrument, suppose un corps soumis à quelque chose qui lui est extérieur et le dirige : esprit, âme, pensée, conscience, tels sont les différents noms donnés au « pilote » qui est logé dans le corps comme « en son navire » (pour reprendre l'expression de Descartes).

Toutes ces questions renvoient en définitive à une incomplétude du corps, considéré seul et en lui-même. Elles nous forcent à dépasser l'idée d'une pure mécanique du corps – et cette tentative constituera le but de notre atelier cette année.  


Séance du 5 décembre 2013 : l’homme, “animal sportif”?

La dernière séance nous a permis d'approfondir un premier point de vue sur le corps. Il constitue d'abord un instrument d'action, un dispositif technique permettant d'exercer une influence sur la matière. La principale propriété de ce dispositif est d'ailleurs son indétermination : le corps, par lui-même, est capable d'accomplir une multitude d'opérations. Il est une puissance d'acquérir des savoir-faire et de fabriquer des objets, et de démultiplier ainsi ses modes d'opération sur la matière. C'est cette capacité singulière du corps humain que nous voudrions à présent interroger. Que nous apprend sur le corps son aptitude fondamentale à contracter des habitudes ? La séance d'aujourd'hui est consacrée au développement de ce concept étrange et de ses paradoxes.

Une habitude se présente d'abord comme la possibilité acquise de réagir de manière identique à une sollicitation typique – en cela, elle se distingue de l'instinct. D'où un premier paradoxe : l'habitude suppose une perception initiale et un mouvement qui l'accompagne, mais elle tend progressivement à effacer cette perception. Le mouvement accompli devient machinal, automatique, et se passe presque de la sollicitation extérieure. Le processus d'acquisition de l'habitude fait nous fait passer d'un corps percevant à un corps agissant, mais qui oublie le motif initial de son acte.

Un deuxième paradoxe apparaît alors : l'habitude n'est pas seulement l'acquisition d'un mouvement typique et répétitif. Elle engendre un désir singulier : celui de voir ce même mouvement se répéter, indéfiniment. Contracter une habitude revient donc (pour reprendre un terme de la psychologie classique) à contracter un pli ou une tendance. Dans cette acquisition, la sensation s'efface pour finalement laisser la place au désir.

Nous retrouvons donc ici, et par un nouveau biais, une question qui concluait la séance précédente : quelles sont les finalités pour lesquelles le corps agit ? L'habitude nous conduit à un dernier paradoxe, celui des finalités de l'action. Il semble que nous acquérons des habitudes en vue d'une fin, pour l'action. L'habitude serait un simple instrument pour atteindre la fin : elle ferait partie du dispositif technique définissant le corps humain. Mais dans ce processus d'acquisition des habitudes, on a le sentiment que l'action devient une fin en soi. L'habitude n'obéirait plus à un but, elle constituerait le but en lui-même. L'homme serait-il alors, selon le mot de Bergson, un « animal sportif » – c'est-à-dire une créature vouée à l'action pour elle-même, une action dont il tirerait tout son bonheur et toute sa jouissance ?




Séance du 13 février 2014 : le rythme et l’habitude

Au cours de la séance précédente, nous nous sommes penchés sur le concept d’habitude. Nous avons interrogé cette capacité singulière du corps humain de se modifier lui-même, de passer d’un état primitif d’indétermination à la maîtrise de ses propres gestes. Le corps est progressivement apparu sous deux aspects complémentaires : d’abord comme puissance motrice, capable d’exercer une influence sur l’environnement ; puis comme puissance plastique susceptible de se plier aux exigences de l’action.

Cette nouvelle séance sera consacrée, de nouveau, à un approfondissement du concept d’habitude. En effet, notre propos en a fait un véritable pouvoir, une condition indispensable de notre ancrage dans le monde et de notre prise sur les choses… Cet aspect de l’habitude est évidemment à l’opposé de l’image qu’en donne le sens commun. Celui-ci a tendance à dévaloriser l’habitude, en l’assimilant à une répétition routinière et quasi-mécanique. Cette routine aurait d’ailleurs un caractère fondamentalement morbide, qui l’opposerait à la faculté de créer et de produire de la nouveauté.

Nous voudrions interroger cette image traditionnelle, cette fois à partir de la notion de rythme. En effet, acquérir une habitude signifie en même contracter un certain rythme. Voilà un processus à définir et à éclaircir plus précisément, sachant que la notion de rythme est utilisée dans les contextes les plus variés : en art évidemment (sans se limiter à la musique), dans le monde du travail, mais aussi dans les sciences du vivant – où l’on parle, depuis les années 1950, d’une « chronobiologie », attachée à décrire le rapport aux temps des espèces vivantes en général, et de l’homme en particulier.

Quels sont les différents caractères du rythme ?

En premier lieu, il se présente comme la répétition régulière d’un événement, ou d’une série d’événements. A cet égard, si l’on peut parler de rythme dans la nature, il semble que celui-ci commence avec la vie. Les choses inertes obéissent à des lois, mais seul le vivant peut contracter en lui et produire un rythme – à tel point que rythme et vie paraissent inséparables. Allons plus loin : si le rythme est propre au vivant, c’est parce qu’il marque la mise en relation de l’individu et de son milieu, l’insertion du vivant dans le milieu. Le rythme signale le passage d’une sensation passive à une véritable activité, dans la reproduction par l’être vivant d’une régularité perçue.

Enfin, le rythme soulève une énigme concernant la mesure du temps. L’appréhension d’une pulsation régulière  indique que la mesure du rythme n’est pas un processus intellectuel ou réfléchi. Bien au contraire, il y a une sorte de mesure immédiate et sensible de la régularité rythmique, qui plonge ses racines dans la vie plutôt que dans l’entendement. Si bien que le rythme développe un profond paradoxe : celui d’un corps intelligent, d’un corps qui produit une opération de mesure avant même le travail réflexif de la pensée – ou plutôt, d’une pensée qui serait déjà inscrite dans le corps et dans ses opérations.


Séance du 13 mars 2014 : la santé et la maladie

Au cours des séances précédentes consacrées à l'habitude et au rythme, nous avons rencontré un problème : qu'est-ce qui distingue une bonne habitude d'une mauvaise ? Cette question renvoie à une question plus générale concernant les rapports de la santé et de la maladie : sur quels critères distinguer ce qui est bon ou mauvais pour le corps ? Cette séance est consacrée à un premier approfondissement ce cette question – nous nous appuierons pour cela sur l'ouvrage majeur de Georges Canguilhem intitulé Le normal et le pathologique.

Nous observerons dans un premier temps que seul un corps vivant peut être affecté par un mal ou un bien. La matière inerte a pour propriété essentielle l'indifférence : elle ne réagit pas, elle doit tout son mouvement ou son changement à une cause qui lui est extérieure. Par opposition, l'être vivant se définit d'emblée comme instituant un ensemble de valeur qui dépendent directement de ses besoins. Le terme de « valeur » n'a pas ici un sens moral : il désigne, au sens le plus banal du mot, une préférence.

Nous interrogerons, à partir de cette thèse initiale, ce qui fonde la différence entre « bon » et « mauvais » pour un être vivant. Y a-t-il des critères objectifs de la santé et de la maladie, établis par la médecine et la physiologie ? Le normal et le pathologique ne se définissent-il pas plutôt à partir d'une expérience singulière et irréductible du sujet ?



Séance du 29 mars 2013 : corps scientifique et corps vécu

La séance précédente nous a mené à une distinction entre deux point de vue sur le corps. Un point de vue subjectif d'abord, où le corps est éprouvé comme réalité vécue : corps vivant, sensible, susceptible de fatigue, de santé et de maladie. Un point de vue objectif ensuite, tiré d'une autre expérience, où le corps fait figure d'objet pour la physiologie et la médecine. Il nous faut à présent développer cette distinction, et en dégager toutes les implications : y a-t-il réellement deux corps, un corps subjectif et un corps objectif, un corps pour le sujet et un corps pour la science ?

Le corps tel qu'il est investi par la science apparaît d'abord, pour reprendre les termes de Claude Bernard, comme un ensemble de processus physico-chimiques : processus électrique dans la transmission du message nerveux ; processus mécanique dans le cas de la circulation sanguine ; processus chimique dans le cas de la digestion ou de la respiration, etc... Ce point de vue a plusieurs conséquences. Il assimile certes le vivant à l'inerte, en faisant disparaître la frontière entre science physique et science de la vie – paradoxe théorique qui rend problématique une définition scientifique de la vie. Davantage, il rend possible une intervention technique sur le corps, à visée thérapeutique. La prise d'un médicament, la pose d'un cœur artificiel, sont des opération techniques qui ne se seraient pas possibles sans un point de vue lui-même technique sur le corps.

Toutefois, on a l'impression que l'expérience vécue de la corporéité reste vaguement étrangère au point de vue adopté par la médecine. Quel est donc notre vrai corps ? Celui que l'on sent et que l'on éprouve, ou bien celui que la thérapie permet de soigner ?



Séance du 10 avril 2014 : la pensée du dualisme

La séance précédente a approfondi la distinction entre deux points de vue sur le corps, puisque nous avons défini un corps pour la science et un corps pour la conscience. Cette distinction ouvre un problème : celui du dualisme – pour reprendre le nom qu'il a reçu dans la tradition philosophique. Quel sont les rapports entre le corps objectif, pensé comme machine, et le corps vécu dont j'ai conscience ? En d'autres termes, quels sont les rapports entre le corps propre comme matière, et la pensée ? Le premier est-il capable de produire la seconde ?

Le but de cette séance est de remonter jusqu'à l'origine de ce problème, situé très précisément dans la philosophie de Descartes, et plus particulièrement dans les Méditations métaphysiques. L'originalité de Descartes est de poser la question des rapports entre l'âme et le corps non d'un point de vue éthique (qui domine l'autre ? Qui doit dominer l'autre ?) mais d'un point de vue avant tout métaphysique (quelle est la nature de chacun d'eux ?). A la faveur du doute méthodique, Descartes établit que l'âme, autrement dit la pensée, est « capable d'exister sans le corps ». Il en déduit que la pensée et le corps constitue deux substances qui n'ont « rien de commun entre elles ».

Nous porterons un regard critique sur ce dualisme, non pour le mettre en cause, mais pour en dégager toutes ses implications. La genèse du dualisme pourrait bien même nous livrer un enseignement sur la manière de poser un problème philosophique en général. En effet, le dualisme cherche à lier ce qu'il a auparavant dissocié. « Après avoir taillé, il faut coudre », pour reprendre l'expression de Bergson dans La pensée et le mouvant. Ce faisant, le dualisme cartésien et toutes les doctrines qui en héritent se condamnent peut-être à une aporie, car il semble impossible de tracer un lien entre deux nature que l'on a au préalable défini comme sans rapport. Bref : peut-on dépasser le dualisme dans le cadre du dualisme ?