Argent

Sixième partie : le désordre politique et la question de l’histoire

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La lecture des livres VI et VII fut l'occasion de passer du temps sur l'allégorie de la caverne, qui est peut-être la page la plus célèbre de toute l'oeuvre de Platon, comme de réfléchir sur la philosophie des sciences que dessine la fin du livre.

Par bien des aspects, nous voyons donc accompli le projet initial, formulé au début du livre II : Nous avons caractérisé la cité idéale afin de penser la justice, dans l'homme comme dans la cité. Le meilleur régime est celui où celui qui a une connaissance certaine du souverain Bien gouverne et légifère. Réciproquement, l'homme juste est celui chez qui tous les actes et toutes les pensées sont régis par une connaissance claire du vrai Bien. Un tel résultat peut sembler bien mince, il doit pourtant éveiller l'attention.

Dire que la justice réside dans le gouvernement du meilleur, attribuer à la connaissance morale une vertu cardinale, c'est marquer l'horizon et l'idéal d'un progrès personnel : on ne pourra jamais se dire quitte de la philosophie, ni se tenir pour savant tant qu'on n'aura pas atteint le dernier terme de l'échelle des savoirs. Mais simultanément, c'est frapper d'insuffisance toutes les cités et toutes les vertus réelles. Telle est la vertu d'un idéal, ou de ce qu'on appelle une utopie, que d'orienter la pensée en lui fournissant une direction et un horizon, comme de le délivrer ainsi des fausses idoles.

Cette nouvelle section du cours s'attaquera ainsi à l'ensemble que constituent les livres VIII et IX, et constituera une réflexion sur l'histoire humaine. On suivra en effet Platon dans la description du délitement nécessaire de la cité idéale sous l'influence de l'usure du temps, et on interrogera la succession de progrès et de déclins à laquelle se trouve vouée nos vies comme nos constructions sociales.

Cette partie comporte cinq séances qui se sont déroulées entre octobre 2012 et février 2013 à l’EDMP, dans le cadre de la cinquième année d’enseignement de l’université conventionnelle.

Séance du 24 octobre 2012 : Histoire et utopie

« Toute utopie bien construite ne peut réellement constituer qu’une anticipation quelconque envers la réalité ; tandis que celles qui sont vicieuses consacrent toujours des rétrogradations impossibles. »

Auguste Comte, Système de politique positive, tome IV. 

L'ouverture de cette cinquième année de lecture constitue pour nous, et pour les nouveaux venus, un nouveau départ. Sur le plan du texte, nous repartirons en effet avec le début du livre VIII, qui ouvre un nouveau mouvement dans l'oeuvre. La césure est naturelle, et on peut aborder l'ouvrage immédiatement par ce biais sans nécessairement troubler la compréhension d'ensemble. En effet, la cité parfaite ayant été caractérisée et fondée, les philosophes véritables règnent désormais. Pourtant nulle perfection n'est éternelle, et nous allons bientôt la voir péricliter graduellement jusqu'au dernier stade de l'imperfection : la tyrannie et le règne aveugle de désirs incohérents.

Le récit de cette dégradation occupe les livres VIII et IX. Ces pages constituent donc une forme d'anatomie de l'imperfection morale et politique, agencée de telle sorte qu'on voit s'engendrer l'un l'autre tous les régimes sociaux, toutes les vertus et tous les vices moraux. La lecture nous ouvrira donc à de multiples réflexions, que ce soit sur la vertu de l'honneur, ou sur le sens de l'avarice etc. Mais ces pages, dont on a pu dire qu'elles consignaient en quelque sorte la "philosophie de l'histoire" de Platon, doivent surtout être pour nous d'abord une réflexion sur la fragilité des choses, et sur l'usure dont est porteur le temps. Si la fortune gouverne le monde, et si la vertu même est affaire d'occasion, que faut-il espérer des idées?

Pour nous, modernes, qui croyons confusément au progrès et à la force de l'histoire, Platon pourrait nous donner une leçon de scepticisme salutaire, tout en nous permettant d'inerroger le sens et la portée des utopies en histoire.

Sur la corruptibilité du monde, et sa conservation, je donne ce texte bien connu d'Arendt, extrait de son essai La crise de la Culture, qui a été lu à la fin de la présente séance. Dans cette même séance, je renvoie également, sur un autre sujet, à l'oeuvre de Karl Löwith, Histoire et Salut.


Séance du 22 novembre 2012 : L’honneur ou la mort, la cité timocratique

La séance précédente a rappelé l'essentiel du dispositif littéraire que constitue la République de Platon. Car en se donnant la cité comme objet d'étude, Platon ne fait que proposer une vision agrandie de l'âme humaine. Dès lors, en étudiant les différentes formes de régime politique, nous allons considérer autant de manière de vivre, et de choisir sa vie.

Nous nous proposerons durant cet atelier de parcourir la description que donne Socrate de la cité "timocratique" (547c-550c), c'est-à-dire du régime qui n'est plus gouverné par la raison et la connaissance claire du Bien, mais par le sentiment de l'honneur (timos en grec). Le dévouement et l'héroïsme prennent alors la place de l'intelligence, en politique comme en morale, tandis que la fidélité prétend dispenser de toutes les autres vertus.

Il y aura dans ses pages matière pour nous à réfléchir sur ce que peut signifier moralement l'exigence de droiture et d'honneur, comme de s'expliquer, historiquement, avec des mouvements, comme le fascisme, qui ont pu voir dans la guerre une politique et un but suprême. Il n'est pas sur en effet que leur réprobation moralisante soit à la hauteur des questions qu'ils posent, comme du danger qu'ils représentent.

Drieu la Rochelle : honneur, mépris, dégoût

Le cours a donné lieu à une conclusion en forme de digression sur le personnage et l'oeuvre de Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), dont l'entrée dans la bibliothéque de la Pléiade a fait débat récemment. Jeune combattant de la première guerre mondiale, littérateur et essayiste d'abord progressiste, ami de Breton et d'Aragon, Drieu va en effet progressivement basculer dans le fascisme, au côté de Doriot puis du milieu collaborationniste parisien durant l'occupation, et enfin dans un nihilisme plein de dégoût de soi-même qui va le conduire au suicide.

Si l'auteur de Gilles, ou de Rêveuse bourgeoisie, ne saurait, naturellement, être érigé en modèle de "l'homme timocratique" (il faut se garder ici des réductions et des anachronismes), il nous a paru toutefois que sa trajectoire sordide pouvait nous instruire sur les dangers d'une exigence morale et politique qui n'a su trouver dans l'intelligence et la douceur platonicienne de quoi tempérer une certaine fureur de mépris et d'indignation.


Séance du 20 décembre 2012 : l’homme d’argent et la cité ploutocratique

Cette nouvelle séance sera pour nous l'occasion de lire et travailler les pages que Platon consacre à la cité et à l'homme "oligarchique", c'est-à-dire à la passion de l'argent. (République VIII 551c-555b)

Platon y décrit simultanément un ordre politique spécifique, et une passion humaine que cultive une certaine forme d'éducation. Sous le premier aspect, la cité dominée par l'argent, sous des apparences de labeur et de concentration, place la division et la licence à son principe. Si la propriété n'est point regardée comme une dignité et un honneur, alors toute richesse se paye finalement par la foule de mendiants et de truands qui la surveille.

Sous le second aspect, Platon propose une psychologie de l'avarice, comme discipline et ascèse, mais n'ayant que la peur comme règle, et au fond prête à s'oublier dès qu'il s'agit du bien d'autrui. Il y a bien ici corruption.

De même en effet que l'honneur et la fidélité peuvent tenir lieu du bien, pour qui n'en a pas l'intelligence, de même l'argent se substitue sans peine à la dignité et à l'honneur quand on en a perdu le sens. Il y a ainsi une dégradation naturelle à passer du plan du principe à celui de la transaction. Nul ne tire fierté à "parler d'argent".


Séance du 17 janvier 2013 : la cité démocratique est-elle celle du “dernier homme”?

La séance sera consacrée aux pages célèbres que Platon consacre, dans le livre VIII de la République, à l'homme et à la cité démocratique.

Nous devrons en effet comprendre ce que cette critique du sentiment égalitaire et du refus de toute hiérarchie doit nous apprendre de nos propres passions politiques. L'éloge paradoxal conduit de cette cité bigarrée et diverse, où le caprice est roi, imposera en effet qu'on juge les désirs eux-mêmes.

Ce sera également l'occasion de confronter la pensée de Platon à un passage également fameux de Nietzsche, qui n'est pas sans rapport explicite avec la question.

Séance du 1er février 2013 : la tyrannie

Nous conclurons les séances de cette cinquième saison, exceptionnellement écourtée, par la lecture des pages du livre VIII de la République où Platon dresse le portrait de l'homme et de l'Etat tyrannique. Ce sera pour nous l'occasion de réfléchir sur la liberté humaine, en ce qu'elle autorise le meilleur, mais permet aussi le pire.

La tyrannie sort de la démocratie comme celle-ci de l'oligarchie : par la radicalisation de leur principe propre. Le règne de l'argent ne peut manquer, en effet, de finir par ruiner les bases morales de l'épargne, en encourageant la licence. En cela la vie démocratique, dans sa diversité et son chatoiement, peut être comprise comme le renoncement à toute borne aux désirs. L'avidité même ne saurait limiter les désirs qui réclament également satisfaction. Mais le démocrate doit bien encore reconnaître dans la liberté d'autrui, et dans ses désirs, une limite extérieure. La démocratie ne peut trouver de limite que dans l'arbitre de ses membres. Le tyran va passer outre. Désireux de laisser toute licence à ses désirs, il devra vaincre la résistance d'autrui, afin d'imposer à tous l'empire de ses propres désirs.

Licence, abandon et tyrannie

La tyrannie platonicienne ne doit donc pas d'abord être pensée comme un système politique ; ce n'est pas le "totalitarisme" par exemple. Elle découle plutôt de la souveraineté donnée au caprice et à l'informe, en soi d'abord. Réfléchir sur la tyrannie consiste alors à se demander ce qu'il advient, en morale comme en politique, quand on se refuse à domestiquer l'hydre des désirs, ou à imposer une forme à l'enfance. L'abus et la force naissent en effet peut-être essentiellement non des idéologies et de l'esprit de système, mais plutôt de la paresse et de la lâcheté. La tyrannie nous guette comme l'envers de nos abandons. Et ce seront nos proches, et nos concitoyens qui en paieront le prix.

En plus des passages considérés, on pourra consulter avec profit l'ouvrage de Xénophon, traduit et commenté par Léo Strauss, De la tyrannie.

Notes

J'ai finalement conclu le cours sur une page célèbre ouvrant le livre IX. Il s'agissait pour moi de montrer en quoi la réflexion sur la tyrannie revenait à une méditation sur la maîtrise de soi, et donc sur la nature des désirs. Le tyran est en effet d'abord tyrannisé par ses passions, et il nous fallait alors saisir en quoi la réflexion politique et morale sur l'homme se voit peut-être toute entière suspendue au discours que nous tenons sur nos désirs. Si nous les considérons en effet comme des fatalités intérieures, peut-être est-il vain de chercher à les discipliner. Mais si nous regardons l'ordre humain comme dominé par l'informe et l'inconsistance, la vigilance, politique et morale, ne sera pas sans force, et il sera possible d'imposer une marque au devenir. Tout dépend donc de ce que nous nous laissons dire de nous-mêmes, et des autres.

J'avoue que j'ai voulu trop en dire, en concluant cette année écourtée, pour être tout à fait clair. Je reviendrai donc sans doute sur ce que ma conclusion a du laisser dans le flou, et souhaite aux auditeurs bon courage dans la méditation de cette belle question