Deuxième partie d’un cours de philosophie de TS, les pages suivantes partent du vécu spontané de la conscience, et de sa racine corporelle, pour dégager progressivement la dimension morale et volontaire de toute perception. C’est l’occasion d’une première approche du stoïcisme comme méditation sur l’emprise de l’imagination sur nous-mêmes. Car si l’objet de la philosophie est de travailler à la possession réelle de son savoir, il nous faut partir du contenu informatif le plus familier, le plus immédiat, afin d’en éprouver la légitimité : la perception.
1. L’objet de la sensation
La perception ne fait pas problème tant qu’elle se borne à guider simplement nos actions, c’est donc que la réflexion implique un certain loisir, une certaine distance par rapport à l’action et à son urgence, puisque nous considérons dans la perception non ce qu’elle dit (par exemple, la douleur nous dit de retirer la main du feu) et ce sur quoi nous sommes au fond tous d’accord, mais comment elle le dit. Il faut donc en premier lieu confronter la perception et le savoir.
1. percevoir et savoir
La perception est immédiate, la connaissance acquise. La perception semble constituer un accès direct au monde. Cependant, elle est suivie immédiatement d’une pensée, et n’existe donc pour la conscience qu’en ce qu’elle est reconnue, désignée. II faut alors distinguer l’impression passive que fait sur nous le monde (la sensation) et la perception effective. La première ne dit rien du monde, car seul le jugement, et donc le langage, donne corps à la perception comme contenu de conscience, comme contenu signifiant. La pure sensation est pour nous une abstraction.
Exemple de l’enfant : il ne voit réellement (conscience active) que lorsqu’il a appris le vocabulaire pictural ; auparavant, il ne se souvient de rien. Le monde reste senti obscurément, mais manquent les mots pour le porter à la conscience. Perdre le nom des couleurs, c’est ainsi proprement s’aveugler, perdre la capacité de les classer et donc de les reconnaître. La sensation doit être médiatisée par le langage pour se faire conscience.
De même le rêve : nous ne nous en souvenons qu’en ce que nous cherchons à l’exprimer au réveil, d’où ce mélange de confusion et de frustration propre au “récit” de nos rêves : la sensation nue est absolument confuse, seul le discours met en forme et porte à la conscience nos impressions ; de là également l’obscurité des premiers souvenirs d’enfance, ou de la mémoire du passé qui n’est pas mise en récit, et qui ne sont peut-être alors plus pour nous que des rêves obscurs.
On doit donc conclure que percevoir n’est pas connaître, mais reconnaître. Contrairement à l’apparence, la perception est seconde, médiate. Elle suppose le langage (on parle donc avec raison de l’inconsciencedes bêtes, et non de leur insensibilité, car elles ne sortent pas de la passivité de la sensation ; aussi leur vie passe-t-elle comme un rêve.)
« Toute conscience est conscience de quelque chose » Husserl. II n’y a d’objet sensible que pour un sujet percevant mais la conscience enveloppe un donné qui lui est extérieur mais qu’elle reconnaît comme sien, qui se prête au discours. L’analyse de la perception nous montre donc le lien originel entre le monde et l’esprit. Nous sommes faits pour ce monde.
2. Qu’est-ce qui est « donné » dans la sensation ?
Percevoir, c’est ainsi juger le monde, nommer, classer des relations, mais ces opérations s’appliquent à une réalité extérieure qui n’apparaît qu’à travers elles, dans la mesure où les stimuli ne sont pas des perceptions, la perception est donc subjective, non objectivable. [Texte de Lagneau p. 415]
Nous pouvons cependant établir des degrés de distance, de séparation entre le monde et le sujet. Car il reste que « Toute conscience est conscience de quelque chose » Husserl. II n’y a d’objet sensible que pour un sujet percevant mais la conscience enveloppe un donné qui lui est extérieur mais qu’elle reconnaît comme sien, qui se prête au discours. L’analyse de la perception nous montre donc le lien originel entre le monde et l’esprit. Nous sommes faits pour ce monde.
Sentir et percevoir n’est pas informer un esprit comme on fournit des données à un ordinateur, mais bien habiter un monde, notre monde, par nos sens. De belles pages sur ce point dans Merleau-Ponty.
Brève analyse de nos cinq sens
Goût et odorat sont liés à la fonction alimentaire, sens les plus « grossiers », cependant ils restent immédiatement susceptibles d’une éducation, d’une spiritualisation (art culinaire, poésie des parfums, possibilité d’association avec la vue, le toucher : la disposition d’un plat, le parfum d’une fleur…). Toucher et vue coopèrent par ailleurs dans l’action, mesurer la salle, c’est la parcourir du regard. Sans le toucher, le monde ne serait qu’une lueur cinématographique, un fantôme. L’enfant apprend ainsi à régler ses jugements par l’usage combiné de la vue et de sa force musculaire (voir également Maine de Biran sur l’association des sensations) ; il y à une géométrie naturelle que nous avons appris dans nos premières années, et encore perfectible (peintre) car susceptible d’être induite en erreur (trompe l’oeil). Apprendre à voir (dessin), c’est entrer dans le monde objectif, réel ; prendre conscience qu’il y a des lois dans l’apparence même (perspective, couleurs…). La vue est l’anticipation de la raison, sens le plus delié des nécessités terrestres, la station droite, condition du regard, de l’astronomie et de la science (Timée). Enfin l’ouïe est encore supérieure en ce qu’elle reçoît la parole, le discours ; elle ne fait pas qu’avertir, comme pour l’animal, mais s’éduque jusqu’à devenir pure attention, dans la musique par exemple, où l’âme n’a affaire qu’à elle-même. Vue et ouïe sont les sens les plus “humains” , les plus artistiques (arts plastiques, théâtre, musique).
3. Le discours est règle de la perception : la doctrine stoïcienne de l’imagination
Ces représentations de l’âme que les philosophes appellent impressions (phantasiai), par lesquelles l’esprit de l’homme est ému sur le moment, au premier aspect de la chose qui se présente à l’âme, ne dépendent pas de la volonté et ne sont pas libres, mais, par une certaine force qui leur est propre, elles se jettent sur les hommes pour être connues. Au contraire, les assentiments, que l’on appelle sunkatathéseis, grâce auxquels ces représentations sont reconnues et jugées, sont volontaires et se font par la liberté des hommes.
C’est pourquoi lorsqu’un son terrifiant se fait entendre provenant du ciel ou d’un éboulement, ou annonciateur de je ne sais quel danger, ou si quelque autre chose de ce genre se produit, il est nécessaire que l’âme du sage, soit quelque peu émue et serrée et terrifiée, non pas qu’il juge qu’il y ait quelque mal, mais en vertu des mouvements rapides et involontaires qui devancent la tâche propre de l’esprit et de la raison. Mais le sage ne donne pas aussitôt son assentiment à de telles représentations qui terrifient l’âme, il ne les approuve pas, mais il les écarte et les repousse, et il lui apparaît qu’il n’y a rien à craindre en ces choses.
Telle est la différence entre le sage et l’insensé : l’insensé pense que les choses sont comme elles apparaissent à la première impression, c’est-à-dire atroces et épouvantables, et ces premières impressions, qui semblent justifier la crainte, l’insensé les approuve par son assentiment. Mais le sage, bien qu’il ait été altéré un bref moment et rapidement, dans la couleur de son visage, ne donne pas son assentiment, mais il garde la solidité et la force du dogme qu’il a toujours eu à l’égard de telles représentations, à savoir qu’il ne faut pas du tout les craindre mais qu’elles terrifient les hommes par une apparence fausse et une terreur vaine.
Aulu Gelle, Nuits attiques, XIX, 1,15-20
Commentons. L ‘impression est donnée à tous de la même manière, elle n’est pas passive, mais ébranle l’âme (émotion). Toute perception est ainsi déjà un contenu de sens, un fragment de discours (tonnerre: « c’est terrifiant»), l’âme n’est pas un appareil d’enregistrement, elle est spontanéité. Il y a ici primauté du discours affectif sur le discours raisonnable, antériorité du coeur sur l’esprit.
Toute conscience est donc également ébranlée, émue, par le spectacle du monde, mais nous ne sommes pas liés par ce spectacle ; deux attitudes demeurent possibles face à l’émotion, celle du fou qui approuve ce mouvement, celle du sage qui le juge et s’en défend. II s’agit donc de comprendre que si toute perception est l’amorce d’un discours sur l’événement, il appartient à nous seuls de poursuivre ou d’infléchir cette parole. La perception laisse libre l‘assentiment. Nous pouvons avoir peur, mais nous restons libre d’approuver ou non cette peur. Le fou a donné son assentiment à l’émotion, il est donc emporté, le sage retient son assentiment car il ne veut se prononcer que sur ce qu’il comprend.
C’est là que la notion d’imagination ouvre à une discipline morale de soi, une vigilance dont les Pensées de Marc Aurèle sont une trace.
N’envisage pas comme toujours présentes les choses absentes, mais évalue entre les choses présentes, celles qui sont les plus favorables, et rappelle-toi avec quel zèle tu les rechercherais si elles n’étaient point présentes. VII-27
Si c’est à cause d’une des choses extérieures que tu t’affliges, ce n’est pas elle qui te trouble, mais c’est ton jugement au sujet de cette chose. Or ce jugement, il dépend de toi de l’effacer à l’instant. VIII-47
Ne te dis rien de plus à toi-même que ce que disent les représentations premières. On t’a dit « un tel a dit du mal de toi ». Cela elles te le font savoir. Mais « on t’a fait du tort », elles ne te le font pas savoir. VII-49
Effacer ce qui est imagination ; réprimer l’impulsion ; éteindre le désir ; rester maître de sa faculté directive. IX-7
Qu’est-ce que la passion sinon être hanté par son imagination? Vivre au milieu de fantômes et rêver même le monde dans lequel nous vivons?
Par l’exemple de Phèdre (Racine, Phèdre I 4), on comprend que la passion n’est bien que le produit d’un discours dérèglé sur l’émotion : le choc de la vision d’Hyppolite, seul, ne peut suffire à créer la passion destructrice, il faut que le discours se hausse jusqu’à l’abstraction («et je reconnus Venus à ces feux redoutables… ») pour que l’émotion se transforme en folie. La passion amoureuse est ici fétichiste, au sens où elle attribue à son objet des caractères divins, qui excèdent évidemment tout ce qui est effectivement perçu. Le passionné est ivre d’abstractions, c’est un spéculatif! L’amoureux ne veut pas croire ce qu’il voit, il n’écoute que lui-même, et s’émeut des majuscules qu’il place dans chaque phrase. Le langage courant est évocateur (« faire son cinéma », « se monter la tête » etc.)
A l’inverse, la sagesse consiste dans la résolution de s’en tenir uniquement à ce qui est vu présentement : je vois mon enfant malade, je ne le vois pas agonisant ou mort. Circonscrire l’impression au présent de la conscience, c’est échapper à la folie d’un discours dérèglé, qui est toujours précipitation, anticipation inquiète. Cette retenue est par ailleurs l’unique moyen d’agir concrètement sur ce qui m’est donné : la mère folle d’inquiètude ne sait plus comment agir avec son enfant. Le medecin doit de même s’arracher à la poésie du corps humain (son sens vécu dans l’émotion : chagrin, peur, pitié, désir), pour pouvoir exercer son art et soigner. Il faut se forcer, s’entraîner à voir dans le corps malade autre chose qu’une conscience qui souffre. La médecine suppose plus qu’un savoir positif, mais bien une forme de discipline morale. Sur l’imagination, on pourra lire en ce sens les Préliminaires à la mythologie d’Alain.
La sagesse stoïcienne apparaît donc comme: 1. une certaine vigilance, la résolution de conserver libre son assentiment (rappel à l’ordre, exercice de la volonté : Marc Aurèle s’entraîne à résister à la tyrannie de l’impression, de la colère par exemple qui naît spontanément de la contrariété) 2. une certaine science. Le sage est indifferent à la peur superstitieuse car il connaît la nature du tonnerre, libéré de la colère car il connaît les hommes et ne s’étonne donc pas de leurs folies.
La perception trouve donc sa règle dans la volonté d‘expliquer le donné afin de s’y tenir. C’est-à-dire dans L’enquête de la Raison. C’est tout l’enjeu de l’éducation que de nous apprendre à voir le monde tel qu’il est afin d’y agir en homme. Nous nous instruisons non pour trouver une « situation » – car que voudra la meilleure place si je vis dans un monde de fantômes? – mais pour nous délivrer des mirages et vivre lucidement. Long travail, Comte décrit par exemple la lente maturité de l’Humanité sortant peu à peu de ses rêves théologiques, mystérieux et terrifiant, pour afin voir et habiter son monde, en pleine lumière.
2. L’usage de la perception
Correction de la première dissertation : « devons-nous seulement croire ce que nous voyons ? »
Le sujet amène a s’interroger sur notre expérience, dans son rapport à nos croyances : l’expérience doit-elle (nécessité logique, imperatif vital ?) être la règle d’après laquelle critiquer nos croyances, c’est-a-dire déterminer lesquelles doivent être crues, ou non ?
1. L’expérience comme norme exclusive de toute proposition portant sur des faits ; l’empirisme
Le carré de l’hypothénuse est égal au carré des deux côtés, cette proposition exprime une relation entre ces figures. Trois fois cinq est égal à la moitié de trente exprime une relation entre ces nombres. Les proppositions de ce genre, on peut les découvrir par la seule opération de la pensée, sans dépendre de rien de ce qui existe dans l’univers. Même s’il n’y avait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conseveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les faits, qui sont les seconds objets de la raison humaine, on ne les établit pas de la même manière et l’évidence de leur vérité, aussi grande qu’elle soit, n’est pas d’une nature semblable à la précédente. Le contraire d’un fait quelconque est toujours possible, car il n’implique pas contradition et l’esprit le conçoit aussi facilement et aussi distinctement que s’il concordait pleinement avec la réalité. Le Soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n’est pas moins intelligible et elle n’implique pas plus contradiction que l’affirmation: il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d’en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et l’esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement.Hume, Enquête sur I’entendement humain, section IV
Aucun fait n’impliquant contradiction, les propositions de fait, et donc toute croyance en ces propositions, n’admettent que des preuves a posteriori. La règle qui détermine notre confiance dans l’expérience n’est donc pas une règle logique, rationnelle, mais seulement la nécessité psychologique induite par l’habitude et la répétition de conjonctions constantes de faits.
L’expérience ne nous livre aucune raison dans les choses, aucune cause naturelle, mais seulement des raisons de croire. Telle est la conclusion sceptique de Hume ; nous n’avons de raison au sens fort qu’en mathématique. Nous ne pouvons être convaincu de rien, hormi des mathématiques, pour le reste, la sagesse de la vie nous apprend à nous fier aux sentiments communs, et à la logique du probable (Enquête, section VI, pour approfondir.)
Par suite, croire seulement ce que l’on voit, c’est sans doute faire de l’induction, la généralisation vigilante, la règle de nos croyances : puisque le monde des faits ne peut et ne doit être connu que d’après l’expérience, il faut renoncer à le comprendre, et se borner à enregistrer des régularités pour agir. L’empirisme conséquent est un scepticisme, et un pragmatisme. Hume est conséquent, mais devons nous le suivre jusqu ‘au bout ?
2. L’antériorité du rationnel sur l’empirique : faits et théories
Car un fait ne dit rien en lui-même. Quand bien même il est repété infiniment, il ne parle pas, mais peu seulement guider une action aveugle. Ce n’est que parce que nos observations sont rattachées à une théorie qu’une proposition de fait devient une croyance. Pour « s’habituer » au lever du soleil, il a d’abord fallu inscrire spontanément ce fait dans un réseau de discours, qui est l’admiration fétichiste (Comte parle d’astrolâtrie).
Ainsi nos pensées dépassent-elles toujours le plan de l’action, qui les présupposent en réalité, pour se constituer (souvent malgré nous d’ailleurs) en vision du monde, et en théorie. L’esprit juge l’expérience, reconnait des répétitions parce qu’elles font spontanément sens pour lui, mais afin d’y déterminer un sens. II faut donc que la théorie, et si on veut la raison, précède l’expérience pour lui fournir un sens, une orientation. Quelques exemples.
Un même ensemble de faits peut donner lieu à une infinité de théories et de croyances. Le système de Ptolémée et celui de Copemic repose sur le même socle d’observations. Notion de théories equivalentes, rejet de l’experience cruciale par la liberté d’invention theorique, hypothèse ad hoc etc. [Texte de Duhem p. 453]
Exemple de la découverte de Neptune par Le Verrier (1846). C’est parce qu’il postula la validité de Newton, en dépit de l’observation des perturbations dans la trajectoire d’Uranus, qu’il tourna son télescope vers le point déterminé par ses calculs. Sans choix théorique, jamais aucune preuve expérimentale ne pourrait être administrée. C’est ce qui fait de la science un monde profondément relatif de penser.
L’expérience est donc toujours seconde ; notre premier geste est de croire, c’est-a-dire de juger les faits dans le moment ou ils surviennent, en les rapportant à un certain ensemble de principes. Sans théorie, il ne saurait exister d’expérience, et donc de preuve expérimentale. Avant d’avoir des habitudes constituées, des croyances passives, nous avons jugé activement, spontanement, le monde, par le moyen des principes théoriques hérités de notre éducation. Combien de certitudes ne faut-il pas pour permettre le scepticisme de Hume?
Une croyance demeure ainsi, en dépit des affirmations ou des conquêtes sceptiques, une affirmation portant sur la nature des choses. La croyance est le premier pas de nos essors spéculatifs.
3. Puisque la raison est première, nous devons juger des choses d’après elle
C’est un impératif scientifique.
Devant l’impuissance de l’experience à trancher entre deux théories, il faut que ce soit la raison qui décide d’après ses propres critères. Par exemple de simplicité, d’économie (l’hypothèse de Copemic est plus simple que celle de Ptolémée etc). La recherche, en science d’une expérience dernière, d’un fondement empirique est aussi vaine que contradictoire. Dans le langage de Comte, nos idées ne peuvent admettre de synthèse objective, mais seulement une systématisation subjective. La science humaine n’existe que comme « sagesse humaine » (Descartes) et se dilue dans l’inconsistance lorsqu’elle prétend constituer un dogme absolu concurrent des visions théologiques.
C’est un imperatif moral.
La dignité du savant tient à la responsabilité de son savoir. Se livrer à l’expérience, c’est avouer, avec le sceptique, l’impuissance de la raison, c’est donc méconnaître la primauté du jugement sur l’expérience. Le sceptique ne se connaît pas lui-même, il ne sait pas qu’il pense et juge puisqu’il s’imagine n’avoir que des habitudes de pensées (Lagneau). Cette idée même, bien comprise, rend le scepticisme définitivement inconséquent. Douter, c’est savoir que l’on doute, et en cela échapper à la relativité universelle. C’est pourquoi la relativité de la science à l’homme doit moins incliner à regretter l’absolu qu’à éprouver notre dignité de sujet libre pensant le monde pour et par lui-même. Il faut cesser « d’importuner Dieu » selon le mot d’Alain, afin de vivre notre pensée comme un don humain.
La croyance raisonnable implique ainsi un engagement théorique, et moral simultanément, car se livrer à l’experience n’est rien d’autre que laisser quelqu’un d’autre (livre, experience vague de la nature, témoignage…) décider à ma place de ce que je dois croire ou penser. C’est bien toujours minorité que de s’en tenir à l’expérience, que de croire à la vertu de la passivité. Aussi croire seulement ce que l’on voit témoigne moins d’une attitude scientifique que du manque de foi dans l’homme qui est au fond de ce scepticisme. Thomas et Pilate, l’un parce qu’il voulait toucher pour croire, l’autre parce qu’il niait qu’il existât en droit quelque chose à croire, se rejoignent donc dans la méconnaissance de leur nature humaine de libre intelligence ; par là encore, ils consentent à leur esclavage.
Qui attend des preuves ne saura jamais rien, il n’est de preuve véritable que pour celui qui a décidé, auparavant, de ne croire que ce qu’il peut comprendre, de ne se fier qu’à sa raison, c’est-à-dire qu’à l’Humanité, contre toutes les fausses justifications de l’expérience commune, et toutes les peurs qui nous font croire à des fantômes, sous tous les avatars de l’absolu. Il s’agit d’oser comprendre. Et en cela, ce que nous pensons, sentons, croyons, exprime toujours davantage notre volonté que notre intelligence, notre coeur que notre esprit.
« L’âme meurt de ne croire que le croyable »
Alain, Système des beaux arts