Poésie

Deuxième partie / l'ordre politique ou la recherche de l'harmonie

19070463.jpg

Qu'au fond les calculs de l'économie ou du pouvoir ne nous apprennent rien sur le juste et l'injuste, c'était ce qu'il fallait comprendre du livre I en restituant la faiblesse indépassable des demi-arguments qui résument pourtant nos opinions courantes. Cette leçon de morale n'en était pas une, ou plutôt, pouvait-elle être comprise comme une leçon de défiance à l'égard de soi-même, des Céphale, des Polémarque ou des Thrasymaque qui sommeillent en chacun. 

Poursuivant ce détour, et en cela fidèle à la voie que trace Socrate dans l'ouvrage, cette deuxième partie du cours est consacrée à une réflexion sur le sens politique de la justice. Socrate n'invite-t-il pas en effet à regarder la cité comme une image agrandie de l'âme humaine, et ainsi à juger de nos vices et de nos vertus par celles de l'organisation sociale? Mais que peut bien nous apprendre sur nous-mêmes les histoires de paysans, de cordonniers et de gardiens qui absorbent bientôt les participants du dialogue? Nous chercherons ainsi d'abord à éclairer le sens de ce détour avant d'avancer dans la construction abstraite de l'idée de cité parfaite, cité idéale, qui en cela, sera la cité vraie ; la seule réelle.

Nous avancerons ainsi progressivement dans les livres II à V où se développe avec le plus de netteté cette interrogation, pour aboutir à une des thèses les plus célèbres du corpus platonicien : la justice n’est pas une vertu spécifique, mais la propriété d’une cité et d’une âme harmonieuse, c’est-à-dire dont les parties sont réelles constituées les unes ou pour les autres.

Cette partie du cours comporte 9 séances (13-21) et a été dispensée durant l’année 2009-2010 de l’Université conventionnelle.


SÉANCE DU 15 OCTOBRE 2009 : POURQUOI LA PHILOSOPHIE SE MÊLE-T-ELLE DE POLITIQUE?

Cette première séance de l'année s'ouvrira par une brève synthèse du travail entrepris l'année précédente autour de l’idée morale de justice, et caractérisera la lecture commune que nous mènerons jusqu'en mai 2010, et que nous concevrons comme autonome en elle-même. 

Nous parcourons en effet essentiellement les livres II à IV qui sont dominés par la construction de la cité idéale dont le modèle doit permettre d'élucider les mystères de l'âme humaine, et caractériser l'idée de justice. Ce détour politique devra ainsi être compris dans sa nécessité propre comme dans son détail. Nous consacrerons cette séance à poser ainsi la question du sens et de la portée d'une réflexion philosophique sur le monde commun. Que valent les idées en politique, et que devons-nous attendre d'une réflexion philosophique sur la justice collective? Le philosophe est-il un moraliste ou un "intellectuel"? etc. 

Nous nous appueirons essentiellement, en prélude à cette année de lecture, sur le célèbre passage du Théétète décrivant Thalès au fond de son puits, objet des sarcasmes du bon sens populaire. 


SÉANCE DU 5 NOVEMBRE 2009 : LA CITÉ INDUSTRIEUSE ET LA “SOBRIÉTÉ HEUREUSE”

Socrate se propose donc de trancher l’énigme de l’anneau de Gygès au terme d’un long détour politique. La cité parfaite nous donnera en taille agrandie la vérité de la justice, et nous n’aurons qu’à conclure d’après ce modèle. Pour ce faire, les interlocuteurs du dialogue vont élaborer et perfectionner plusieurs ensembles politiques, jusqu’à la séri. Nous considérerons aujourd'hui la première des cités idéales construites par Socrate et Adimante : c'est la cité industrieuse où tout est commerce et artisanat. Elle correspondrait, nous le verrons, à une cité qui n'est qu'économie, et à une vie où la simplicité des besoins corporels absorbent tout. 

Pourtant cette vie et cette cité ont-elle un sens? Glaucon se révolte contre l'idée d'une vie sans luxe ni honneur, au risque de jeter l'ordre humain dans les conflits et les maladies du luxe. Ce qui est en jeu ici, c'est bien le lien entre justice et simplicité. Mais peut-être également, déjà, toute la question du "réalisme" ; car cette paix par l'industrie n'est-elle pas, au sens strict, un rêve bien plus grand, et bien plus redoutable, que la fiction du philosophe roi sur laquelle s'achèvera la fondation socratique? 

Nous développerons ces questions par l'étude d'un passage essentiel de ce second livre de la République.


SÉANCE DU 19 NOVEMBRE 2009 : L’ORDRE POLITIQUE ET LA NÉCESSITÉ DE LA GUERRE

La séance précédente a permis de conduire une réflexion sur l'idée morale et politique de "simplicité" ; nous avions alors compris dans quelle mesure le fantôme d'une existence "simple" et "naturelle" ne peut manquer de nous hanter dès que nous nous interrogeons sur les maux humains. De là une tentation récurrente vers l'ascétisme et la misanthropie sociale. 

Seulement le refus de Glaucon de céder à ces tentations nous permet de sauver le désir, l'excès, le superflu, dans leur humanité même ; ces cités malades de luxe, ce sont les nôtres, et leurs défauts mêmes les constituent en lieu de perfectionnement. Comment une justice pourrait-elle exister si l'ordre humain était figé dans la perfection et la simplicité d'une existence naturelle? 

La présente séance acceptera donc la guerre comme le lot commun et réfléchira simultanément à la nécessité d'un art militaire et de sa discipline, de sa modération par la justice même. Que la cité soit politique, et pas seulement économique, c'est un fait humain ; mais reste à comprendre comment une politique peut-être bonne ou mauvaise, ce qui est se demander comment ceux qui font régner l'ordre militaire et politique peuvent être bons ou mauvais. 

Nous nous appuierons essentiellement sur le grand et célèbre passage de la République où les gardiens de la cité sont comparés au chien, animal philosophique par excellence, puisque son humeur est déterminé par la distinction entre savoir et ignorance. 



SÉANCE DU 3 DÉCEMBRE 2009 : NATURE ET ÉDUCATION, LA QUESTION DU “MÉRITE”

Le cours précédent avait constitué une réflexion libre sur l'art militaire et sur son ambiguïté. Il nous avait conduit à comprendre en quoi la formation "technique" ne suffisait pas à garantir, pour certains métiers, l'utilité sociale des techniciens. Par exemple, un homme de guerre sait comment tuer, un médecin également ; un orateur et un homme de culture savent user de la langue pour le bien, comme pour le mal. Aussi l'éducation ne peut-elle se borner ici à transmettre des "savoirs", car ceux-ci ne sont rien sans une bonne nature capable d'en tirer véritablement profit. Les plus grands dons et les meilleures études font parfois les pires des hommes. 

C'est pourquoi Socrate invite Glaucon, en un passage célèbre, à méditer sur la nature paradoxale des gardiens, dont l'ardeur ne doit pas compromettre la douceur d'âme. Pareils au chien, ils seront durs avec l'étranger, doux avec le compatriote, en véritable gardien de la propriété commune. 

Le présent cours partira de cette image et reprendra l'idée étrange selon laquelle le chien est "animal philosophique" que nous n'avons peut-être pas assez développé la dernière fois. 

Nous suspendrons alors un moment notre lecture cursive pour s'interroger sur cette question des "natures" platoniciennes au coeur de la question de l'éducation. Il faut en effet tenir deux idées : d'une part l'éducation véritable ne se réduit pas à la transmission de techniques indifférentes à qui les reçoit ; elle ne saurait se ramener à un ensemble de procédures étrangères à la question morale de la nature de celui qu'on instruit, dans sa singularité même. D'autre part, il semble impossible de déterminer a priori à quelle nature correspond l'éducation adéquate : ce n’est qu’à travers l’épreuve de la culture que le fond naturel se révèle. Le désordre n'est alors autre chose que de former des bergers au commandement et des chefs à la boulangerie ; formés par leur éducation, leur nature profonde s’exprime mal ou de façon corrompue. Pour bien faire, il aurait fallu prévoir l'adulte dans l'enfant, ce qui ne se peut.

Cette difficulté domine la pensée des "natures" chez Platon, souvent comprise à tort comme l'apologie unilatérale d'un eugénisme et d'une aristocratie de sang. Nous verrons au contraire ce que l'idée même de mérite a d'incohérente et d'ambigüe : les natures d'or ou de fer ne sont peut-être en effet qu'un mensonge nécessaire. Faute de former au gouvernement les natures nées réellement pour gouverner, il convient de convaincre ceux qui se trouvent à gouverner, que c’est là un privilège que leur mérite seul justifie. Le mythe des natures, bien compris, conduit à subvertir tout discours “méritocratique” et juge la vanité des puissants comme il faut.

On lira d'abord ce passage de République III où le mythe des trois nature est exposé. Mais puisqu'il s'agit de comprendre comment nous nous laissons souvent duper par diplômes et qualités, nous pourrons prendre une leçon de liberté chez Stendhal, qui, dans La Chartreuse de Parme, et sous les traits du Comte Mosca, nous peind un grand qui a su ne pas croire à sa propre grandeur.


SÉANCE DU 7 JANVIER 2010 : L’ÉDUCATION DES GARDIENS, QUE FAIRE DES POÈTES ? (1)

Nous avons vu lors de la dernière séance ce que l'idée platonicienne de nature avait de profond et de difficile. Nous voudrions revenir désormais un peu en arrière et, cette réflexion préliminaire amorcée, considérer la question de l'éducation des gardiens. 

Socrate, en effet, n'est pas un réformateur : il propose pour les gardiens de la cité une éducation qui a fait ses preuves, celle de l'Athènes classique et aristocratique, en un mot, celle de Thémistocle. La gymnastique pour le corps, la poésie et la musique pour l'âme. Ici, point d'innovations. 

Toutefois, il interroge la vérité radicale du propos homérique et interpelle les poètes, pour la première fois dans la République, ce ne sera pas la dernière, comme maître d'erreurs. Le législateur doit donc se mêler du dogme afin de ne pas laisser les âmes les meilleures se corrompre sous l'effet de mauvais discours. 

Nous discuterons donc de cette page classique et conduirons la réflexion jusqu'à la question des rapports réciproques du politique et du religieux dans les questions scolaires.  On pourra lire également la page de Montesquieu commenté par JM Muglioni dans sa séance du 6 janvier 2010 des Distinctions élémentaires. On y verra que la question de l'existence de Dieu importe bien moins que sa définition et son image...


SÉANCE DU 21 JANVIER 2010 : L’ÉDUCATION DES GARDIENS, QUE FAIRE DES POÈTES ? (2)

Nous avons traité précédemment de la difficile question de la "police du discours" introduite par Socrate afin de garantir les moeurs des gardiens. On ne saurait parler inconsidéremment des Dieux et des hommes : l'âme est d'abord forgée par les poètes, c'est-à-dire les mythes et les récits où nous puisons nos premiers modèles, nos premières maximes de morale. 

S'attaquant d'abord aux récits sur la vie des Dieux, Platon permettait de s'interroger sur la compatibilité de la philosophie et de la religion : le philosophe, en Socrate, s'arroge de juger des Dieux d'après les hommes, ou plutôt de subordonner les questions de croyance à l'exigence de justice collective. Il est des croyances que nous devons nous interdire d'avoir. 

Le début du livre III étend cette méthode aux discours sur les dieux, les démons et les héros. Nous en dirons quelques mots en réfléchissant sur la source morale du courage (ne pas craindre la mort), de la probité (savoir garder son sérieux lorsqu'il le faut) et de la tempérance (savoir modérer ses plaisirs) : nous verrons toujours que le vice résulte en chaque cas non d'un "gêne" mais d'une série de discours tenus à tort et à travers ; en sorte que la morale n'est peut-être qu'une certaine manière de gouverner sa parole. 

Nous passerons alors au second danger de la poésie, celui tenant à sa forme imitative et dissimulatrice (voir en particulier République III [393a-394b] ) : d'où vient que nous prenons en effet plaisir à nous faire tromper par une poésie ou un film? Pour résumer une partie de ce qui fait l’objet du cours d’Aurélie Ledoux sur l’art, l'acteur porte des paroles qui ne sont les siennes, et met tout son art à feindre ce qu'il n'est pas. La justice veut que l'homme ne soit pas, pour lui-même un comédien. 



SÉANCE DU 11 FÉVRIER 2010 : L’ÉDUCATION DES GARDIENS, QUE FAIRE DES POÈTES ? (3)

Cette séance conclura la séquence de réflexion autour de la question de la poésie dans la pensée de Platon. Nous commencerons par traiter rapidement des problèmes moraux et politiques liés non plus au fond mais à la forme des discours, en s'interrogeant sur la nature de l'imitation. Sur quoi se fonde l'illusion poétique? En quoi introduit-elle une forme de mal moral dans la société? 

Nous passerons alors au commentaire d'une très belle page des Lois qui présentent tragédiens et législateurs comme des rivaux en poésie. Nous comprendrons en effet que Platon ne condamne point les arts et la poésie du haut d'un quelconque intellectualisme, mais bien parce que, reconnaissant le pouvoir souverain des sentiments humains, il entend opposé aux règnes déréglés de l'inspiration une poésie plus haute, une poésie philosophique. 


SÉANCE DU 11 MARS 2010 : LA JUSTICE EST PROPORTION

Ce nouveau cours sera l'occasion d'ouvrir une nouvelle séquence de réflexion autour de la question de la justice et de l'harmonie. Après avoir réfléchi sur l'idée de nature, puis sur les liens entre poésie et politique, nous retrouvons en effet directement, à l'orée du livre IV, la question qui domine l'ensemble de l'oeuvre : qu'est-ce que le juste? Et sa suite immédiate, à quel bien y a-t-il dans la justice? 

La construction de la première cité idéale laisse en effet les deux frères sceptiques : sans doute cette cité est-elle bien ordonnée, mais on s'y amuse peu, et pour tout dire, le pouvoir manque de faste et d'agrément. À quoi bon gouverner s'il n'y a point de plaisirs réservés aux puissants? A quoi bon être juste si l'on est heureux? 

Notre séance s'attachera donc d'abord à interroger le lien entre justice et bonheur, en retrouvant le thème du profit, qui avait traversé tout le livre I, ainsi que plusieurs de nos séances de l'année dernière. Nous en viendront ensuite à l'explication d'une très belle page où la justice est pensée comme harmonie. Nous en tirerons quelques conclusions qui vous permettront d'avancer dans la lecture du livre IV. En quoi la justice est-elle en effet toujours juste proportion



SÉANCE DU 25 MARS 2010 : PUISSANCES ET IMPUISSANCES POLITIQUES

Nous poursuivrons aujourd'hui le travail entrepris autour de l'idée de justice lors de la séance précédente. Le livre IV l'aborde par deux faces, d'une part on s'interroge dans ces pages sur la nature des lois gouvernant la cité bien ordonnée, constituée précédemment, d'autre part, on comparera les leçons de cet exercice de politique abstraite à l'étude de l'âme humaine. Nous nous en tiendrons encore pour cette séance à l'examen de la justice dans la cité et nous y traiterons essentiellement deux questions. 

En premier lieu, le lecteur doit être frappé par la relative économie des lois dans la cité bonne : on y légifère en somme presque exclusivement sur l'éducation. Lois et contrats, plaintes et conflits, tout cela n'intéresse guère le législateur qui s'en remet ici à la qualité des moeurs publiques. Du reste, on ne gouverne point un malade, on le soigne ; ce qui permet de comprendre l'impuissance des gouvernants communs, qui espèrent changer une société par des lois, quand elle attend des éducateurs et des sages. Nous méditerons ce problème à partir d'une belle page du livre IV, qui nous semble en outre autoriser quelques leçons pour notre temps. On s'autorisera ainsi un détour par Condorcet. 

Dans un second temps, nous travaillerons un des passages où Socrate explicite les vertus de la cité bonne, à la poursuite de la justice. Nous lirons ainsi un passage admirable du livre IV (429d-430c) où, à l'occasion d'une réflexion sur le courage, Socrate éclaire la force d'âme par une métaphore de teinturerie. Nous pourrions alors comprendre dans quelle mesure le courage est une fidélité à son éducation et comment nos vies peuvent parfois perdre tout éclat ; les germes de force et de sagesse dispensés par notre éducation s'étant comme usé par l'érosion du temps.