Histoire

"Je m’étonne que les publicistes anciens et modernes n’aient pas attribué aux lois sur les successions une plus grande influence sur les affaires humaines"

Extrait du chapitre III de la première partie du tome 1 de la Démocratie en Amérique de Tocqueville, GF p. 109-111.


Je m’étonne que les publicistes anciens et modernes n’aient pas attribué aux lois sur les successions une plus grande influence dans la marche des affaires humaines. Ces lois appartiennent, il est vrai, à l’ordre civil ; mais elles devraient être placées en tête de toutes les institutions politiques, car elles influent incroyablement sur l’état social des peuples, dont les lois politiques ne sont que l’expression. Elles ont de plus une manière sûre et uniforme d’opérer sur la société ; elles saisissent en quelque sorte les générations avant leur naissance. Par elles, l’homme est armé d’un pouvoir presque divin sur l’avenir de ses semblables. Le législateur règle une fois la succession des citoyens, et il se repose pendant des siècles : le mouvement donné à son œuvre, il peut en retirer la main ; la machine agit par ses propres forces, et se dirige comme d’elle-même vers un but indiqué d’avance. Constituée d’une certaine manière, elle réunit, elle concentre, elle groupe autour de quelque tête la propriété, et bientôt après le pouvoir ; elle fait jaillir en quelque sorte l’aristocratie du sol. Conduite par d’autres principes, et lancée dans une autre voie, son action est plus rapide encore ; elle divise, elle partage, elle dissémine les biens et la puissance ; il arrive quelquefois alors qu’on est effrayé de la rapidité de sa, marche ; désespérant d’en arrêter le mouvement, on cherche du moins à créer devant elle des difficultés et des obstacles ; on veut contrebalancer son action par des efforts contraires ; soins inutiles ! Elle broie, ou fait voler en éclats tout ce qui se rencontre sur son passage, elle s’élève et retombe incessamment sur le sol, jusqu’à ce qu’il ne présente plus à la vue qu’une poussière mouvante et impalpable, sur laquelle s’assoit la démocratie. 

Lorsque la loi des successions permet, et à plus forte raison ordonne le partage égal des biens du père entre tous les enfants, ses effets sont de deux sortes ; il importe de les distinguer avec soin, quoiqu’ils tendent au même but. 

En vertu de la loi des successions, la mort de chaque propriétaire amène une révolution dans la propriété ; non seulement les biens changent de maîtres, mais ils changent, pour ainsi dire, de nature ; ils se fractionnent sans cesse en portions plus petites. 

C’est là l’effet direct et en quelque sorte matériel de la loi. Dans les pays où la législation établit l’égalité des partages, les biens, et particulièrement les fortunes territoriales, doivent donc avoir une tendance permanente à s’amoindrir. Toutefois, les effets de cette législation ne se feraient sentir qu’à la longue, si la loi était abandonnée à ses propres forces ; car, pour peu que la famille ne se compose pas de plus de deux enfants (et la moyenne des familles dans un pays peuplé comme la France n’est, dit-on, que de trois), ces enfants, se partageant la fortune de leur père et de leur mère, ne seront pas plus pauvres que chacun de ceux-ci individuellement. 

Mais la loi du partage égal n’exerce pas seulement son influence sur le sort des biens ; elle agit sur l’âme même des propriétaires, et appelle leurs passions à son aide. Ce sont ses effets indirects qui détruisent rapidement les grandes fortunes et surtout les grands domaines. 

Chez les peuples où la loi des successions est fondée sur le droit de primogéniture, les domaines territoriaux passent le plus souvent de générations en générations sans se diviser. Il résulte de là que l’esprit de famille se matérialise en quelque sorte dans la terre. La famille représente la terre, la terre représente la famille ; elle perpétue son nom, son origine, sa gloire, sa puissance, ses vertus. C’est un témoin impérissable du passé, et un gage précieux de l’existence à venir. 

Lorsque la loi des successions établit le partage égal, elle détruit la liaison intime qui existait entre l’esprit de famille et la conservation de la terre ; la terre cesse de représenter la famille, car, ne pouvant manquer d’être partagée au bout d’une ou de deux générations, il est évident qu’elle doit sans cesse s’amoindrir et finir par disparaître entièrement. Les fils d’un grand propriétaire foncier, s’ils sont en petit nombre, ou si la fortune leur est favorable, peuvent bien conserver l’espérance de n’être pas moins riches que leur auteur, mais non de posséder les mêmes biens que lui ; leur richesse se composera nécessairement d’autres éléments que la sienne. 

Or, du moment où vous enlevez aux propriétaires fonciers un grand intérêt de sentiment, de souvenirs, d’orgueil, d’ambition à conserver la terre, on peut être assuré que tôt ou tard ils la vendront, car ils ont un grand intérêt pécuniaire à la vendre, les capitaux mobiliers produisant plus d’intérêts que les autres, et se prêtant bien plus facilement à satisfaire les passions du moment. 

Une fois divisées, les grandes propriétés foncières ne se refont plus ; car le petit propriétaire tire plus de revenu de son champ, proportion gardée, que le grand propriétaire du sien ; il le vend donc beaucoup plus cher que lui. Ainsi les calculs économiques qui ont porté l’homme riche à vendre de vastes propriétés, l’empêcheront, à plus forte raison, d’en acheter de petites pour en recomposer de grandes. 

Ce qu’on appelle l’esprit de famille est souvent fondé sur une illusion de l’égoïsme individuel. On cherche à se perpétuer et à s’immortaliser en quelque sorte dans ses arrière-neveux. Là où finit l’esprit de famille, l’égoïsme individuel rentre dans la réalité de ses penchants. Comme la famille ne se présente plus à l’esprit que comme une chose vague, indéterminée, incertaine, chacun se concentre dans la commodité du présent ; on songe à l’établissement de la génération qui va suivre, et rien de plus.

"La fondation de la Nouvelle-Angleterre a offert un spectacle nouveau..."


Deuxième extrait du deuxième chapitre de la première partie du premier tome de la démocratie de Tocqueville (GF p. 91-92).


« La fondation de la Nouvelle-Angleterre a offert un spectacle nouveau ; tout y était singulier et original. 


Presque toutes les colonies ont eu pour premiers habitants des hommes sans éducation et sans ressources, que la misère et l’inconduite poussaient hors du pays qui les avait vus naître, ou des spéculateurs avides et des entrepreneurs d’industrie. Il y a des colonies qui ne peuvent pas même réclamer une pareille origine : Saint-Domingue a été fondé par des pirates, et de nos jours les cours de justice d’Angleterre se chargent de peupler l’Australie. 

Les émigrants qui vinrent s’établir sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre appartenaient tous aux classes aisées de la mère patrie. Leur réunion sur le sol américain présenta, dès l’origine, le singulier phénomène d’une société où il ne se trouvait ni grands seigneurs, ni peuple, et, pour ainsi dire, ni pauvres, ni riches. Il y avait, à proportion gardée, une plus grande masse de lumières répandue parmi ces hommes que dans le sein d’aucune nation européenne de nos jours. Tous, sans en excepter peut-être un seul, avaient reçu une éducation assez avancée, et plusieurs d’entre eux s’étaient fait connaître en Europe par leurs talents et leurs sciences. Les autres colonies avaient été fondées par des aventuriers sans famille ; les émigrants de la Nouvelle-Angleterre apportaient avec eux d’admirables éléments d’ordre et de moralité ; ils se rendaient au désert accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Mais ce qui les distinguait surtout de tous les autres, était le but même de leur entreprise. Ce n’était point la nécessité qui les forçait d’abandonner leur pays ; ils y laissaient une position sociale regrettable et des moyens de vivre assurés ; ils ne passaient point non plus dans le nouveau monde afin d’y améliorer leur situation ou d’y accroître leurs richesses ; ils s’arrachaient aux douceurs de la patrie pour obéir à un besoin purement intellectuel ; cri s’exposant aux misères inévitables de l’exil, ils voulaient faire triompher une idée. »

Portrait de Talleyrand, Choses vues, 19 mai 1838

Dans cette page, Hugo nous peint l'homme sans principe au miroir de Talleyrand, célèbre prince des rusés et des traîtres, et sans doute excellent modèle pour tout apprenti cynique. Mort tel qu'en sa vie, le corps du fin politique gît toutefois creux dans son palais, allégé de ses viscères, et le cerveau à l'égout. Car les calculs sans morale comme les déloyautés intéressées ne naissent peut-être que d'une existence séparée, d'une intelligence indûment réduite à un petit entendement calculateur : petite machine dont les combinaisons ne font la fierté des esprits forts que pour ignorer la rationalité de la morale même. 
 

Rue Saint-Florentin, il y a un palais et un égout. 

Le palais, qui est d’une noble, riche et morne architecture, s’est appelé longtemps : « Hôtel de l’Infantado » ; aujourd’hui on lit sur le fronton de la porte principale : « Hôtel Talleyrand ». Pendant les quarante ans qu’il a habité cette rue, l’hôte dernier de ce palais n’a peut-être jamais laissé tomber son regard sur cet égout. 

C’était un personnage étrange, redouté et considérable ; il s’appelait Charles-Maurice de Périgord ; il était noble comme Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel comme Voltaire et boiteux comme le diable. On pourrait dire que tout en lui boitait comme lui ; la noblesse qu’il avait fait servante de la république, la prêtrise qu’il avait traînée au Champs de Mars, puis jetée au ruisseau, le mariage qu’il avait rompu par vingt scandales et une séparation volontaire, l’esprit qu’il déshonorait par la bassesse. 

Cet homme avait pourtant la grandeur ; les splendeurs des deux régimes se confondaient en lui ; il était prince de Vaux, royaume de France, et prince de l’empire français. 

Pendant trente ans, du fond de son palais, du fond de sa pensée, il avait à peu près mené l’Europe. Il s’était laissé tutoyer par la révolution et lui avait souri, ironiquement il est vrai ; mais elle ne s’en était pas aperçue. Il avait approché, connu, observé, pénétré, remué, retourné, approfondi, raillé, fécondé, tous les hommes de son temps, toutes les idées de son siècle, et il y avait eu dans sa vie des minutes où, tenant en sa main les quatre ou cinq fils formidables qui faisaient mouvoir l’univers civilisé, il avait pour pantin Napoléon 1er, empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la confédération du Rhin, médiateur de la confédération suisse. Voilà à quoi jouait cet homme. 

Après la révolution de juillet, la vieille race, dont il était grand chambellan, étant tombée, il s’était retrouvé debout sur son pied et avait dit au peuple de 1830, assis, bras nus sur un tas de pavés : « Fais-moi ton ambassadeur. » 

Il avait reçu la confession de Mirabeau et la première confidence de Thiers. Il disait de lui-même qu’il était un grand poète et qu’il avait fait une trilogie en trois dynasties. Acte premier : l’Empire de Bonaparte ; acte deuxième : la maison de Bourbon ; acte troisième : la maison d’Orléans. 

Il avait fait tout cela dans son palais et, dans ce palais, comme une araignée dans sa toile, il avait successivement attiré et pris héros, penseurs, grands hommes, conquérants, rois, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d’Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches dorées et rayonnantes qui bourdonnent dans l’histoire de ces quarante dernières années. Tout cet étincelant essaim, fasciné par l’œil profond de cet homme, avait successivement passé sous cette porte sombre qui porte écrit sur son architecture : Hôtel Talleyrand. 

Eh bien, avant-hier 17 mai 1838, cet homme est mort. Des médecins sont venus et ont embaumé le cadavre. Pour cela, à la manière des Egyptiens, ils ont retiré les entrailles du ventre et le cerveau du crâne. La chose faite, après avoir transformé le prince de Talleyrand en momie et cloué cette momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur une table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspiré tant d’hommes, construit tant d’édifices, conduit deux révolutions, trompé vingt rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu’ils avaient laissé : Tiens ! Ils ont oublié cela. Qu’en faire ? Il s’est souvenu qu'il y avait un égout dans la rue, il y est allé, et a jeté le cerveau dans cet égout. 

Finis Rerum

Note 

Ce texte a été commenté dans la séance du 20 janvier 2009 de l'atelier de Jean-Michel Muglioni.