Nature

« Un homme vient à naître…la clef de presque tout l’ouvrage »

Premier extrait du chapitre II de la première partie du tome I de la Démocratie en Amérique de Tocqueville.


« Un homme vient à naître ; ses premières années se passent obscurément parmi les plaisirs ou les travaux de l’enfance. Il grandit ; la virilité commence ; les portes du monde s’ouvrent enfin pour le recevoir ; il entre en contact avec ses semblables. On l’étudie alors pour la première fois, et l’on croit voir se former en lui le germe des vices et des vertus de son âge mûr. 

C’est là, si je ne me trompe, une grande erreur. 

Remontez en arrière ; examinez l’enfant jusque dans les bras de sa mère ; voyez le monde extérieur se refléter pour la première fois sur le miroir encore obscur de son intelligence ; contemplez les premiers exemples qui frappent ses regards ; écoutez les premières paroles qui éveillent chez lui les puissances endormies de la pensée ; assistez enfin aux premières luttes qu’il a à soutenir ; et alors seulement vous comprendrez d’où viennent les préjugés, les habitudes et les passions qui vont dominer sa vie. L’homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son berceau. 

Il se passe quelque chose d’analogue chez les nations. Les peuples se ressentent toujours de leur origine. Les circonstances qui ont accompagné leur naissance et servi à leur développement influent sur tout le reste de leur carrière. 

S’il nous était possible de remonter jusqu’aux éléments des sociétés et d’examiner les premiers monuments de leur Histoire, je ne doute pas que nous ne pussions y découvrir la cause première des préjugés, des habitudes, des passions dominantes, de tout ce qui compose enfin ce qu’on appelle le caractère national ; il nous arriverait d’y rencontrer l’explication d’usages qui, aujourd’hui, paraissent contraires aux mœurs régnantes ; de lois qui semblent en opposition avec les principes reconnus ; d’opinions incohérentes qui se rencontrent çà et là dans la société, comme ces fragments de chaînes brisées qu’on voit pendre encore quelquefois aux voûtes d’un vieil édifice, et qui ne soutiennent plus rien. Ainsi s’expliquerait la destinée de certains peuples qu’une force inconnue semble entraîner vers un but qu’eux-mêmes ignorent. Mais jusqu’ici les faits ont manqué à une pareille étude ; l’esprit d’analyse n’est venu aux nations qu’à mesure qu’elles vieillissaient, et lorsqu’elles ont enfin songé à contempler leur berceau, le temps l’avait déjà enveloppé d’un nuage, l’ignorance et l’orgueil l’avaient environné de fables, derrière lesquelles se cachait la vérité. 

L’Amérique nous est le seul pays où l’on ait pu assister aux développements naturels et tranquilles d’une société, et où il ait été possible de préciser l’influence exercée par le point de départ sur l’avenir des États. 

À l’époque où les peuples européens descendirent sur les rivages du Nouveau Monde, les traits de leur caractère national étaient déjà bien arrêtés ; chacun d’eux avait une physionomie distincte ; et comme ils étaient déjà arrivés à ce degré de civilisation qui porte les hommes à l’étude d’eux-mêmes, ils nous ont transmis le tableau fidèle de leurs opinions, de leurs mœurs et de leurs lois. Les hommes du XVe siècle nous sont presque aussi bien connus que ceux du nôtre. L’Amérique nous montre donc au grand jour ce que l’ignorance ou la barbarie des premiers âges a soustrait à nos regards. 


Assez près de l’époque où les sociétés américaines furent fondées, pour connaître en détail leurs éléments, assez loin de ce temps pour pouvoir déjà juger ce que ces germes ont produit, les hommes de nos jours semblent être destinés à voir plus avant que leurs devanciers dans les événements humains. La Providence a mis à notre portée un flambeau qui manquait à nos pères, et nous a permis de discerner, dans la destinée des nations, des causes premières que l’obscurité du passé leur dérobait. 

Lorsque, après avoir étudié attentivement l’histoire de l’Amérique, on examine avec soin son état politique et social, on se sent profondément convaincu de cette vérité : qu’il n’est pas une opinion, pas une habitude, pas une loi, je pourrais dire pas un événement, que le point de départ n’explique sans peine. Ceux qui liront ce livre trouveront donc dans le présent chapitre le germe de ce qui doit suivre et la clef de presque tout l’ouvrage. »

« Ces immenses déserts n’étaient pas cependant entièrement privés de la présence de l’homme...»


Ce troisième texte est extrait du chapitre premier du tome I de l'ouvrage de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Il revêt un intérêt particulier puisqu'il témoigne de la prise en compte par l'auteur de la question des indiens d'Amérique dans sa réflexion sur les moeurs démocratiques nouvelles.


Ces immenses déserts n’étaient pas cependant entièrement privés de la présence de l’homme ; quelques peuplades erraient depuis des siècles sous les ombrages de la forêt ou parmi les pâturages de la prairie. A partir de l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’au delta du Mississippi, depuis l’océan Atlantique jusqu’à la mer du Sud, ces sauvages avaient entre eux des points de ressemblance qui attestaient leur commune origine. Mais, du reste, ils différaient de toutes les races connues : ils n’étaient ni blancs comme les Européens, ni jaunes comme la plupart des Asiatiques, ni noirs comme les Nègres ; leur peau était rougeâtre, leurs cheveux longs et luisants, leurs lèvres minces et les pommettes de leurs joues très saillantes. Les langues que parlaient les peuplades sauvages de l’Amérique différaient entre elles par les mots, mais toutes étaient soumises aux mêmes règles grammaticales. Ces règles s’écartaient en plusieurs points de celles qui jusque-là avaient paru présider à la formation du langage parmi les hommes. 

L’idiome des Américains semblait le produit de combinaisons nouvelles ; il annonçait de la part de ses inventeurs un effort d’intelligence dont les Indiens de nos jours paraissent peu capables. 
L’état social de ces peuples différait aussi sous plusieurs rapports de ce qu’on voyait dans l’Ancien Monde : on eût dit qu’ils s’étaient multipliés librement au sein de leurs déserts, sans contact avec des races plus civilisées que la leur. On ne rencontrait donc point chez eux ces notions douteuses et incohérentes du bien et du mal, cette corruption profonde qui se mêle d’ordinaire à l’ignorance et à la rudesse des mœurs, chez les nations policées qui sont redevenues barbares. L’Indien ne devait rien qu’à lui-même : ses vertus, ses vices, ses préjugés étaient son propre ouvrage ; il avait grandi dans l’indépendance sauvage de sa nature. 

La grossièreté des hommes du peuple, dans les pays policés, ne vient pas seulement de ce qu’ils sont ignorants et pauvres, mais de ce qu’étant tels, ils se trouvent journellement en contact avec des hommes éclairés et riches. 

La vue de leur infortune et de leur faiblesse, qui vient chaque jour contraster avec le bonheur et la puissance de quelques-uns de leurs semblables, excite en même temps dans leur cœur de la colère et de la crainte ; le sentiment de leur infériorité et de leur dépendance les irrite et les humilie. Cet état intérieur de l’âme se reproduit dans leurs mœurs, ainsi que dans leur langage, ils sont tout à la fois insolents et bas. 

La vérité de ceci se prouve aisément par l’observation. Le peuple est plus grossier dans les pays aristocratiques que partout ailleurs, dans les cités opulentes que dans les campagnes. 
Dans ces lieux, où se rencontrent des hommes si forts et si riches, les faibles et les pauvres se sentent comme accablés de leur bassesse ; ne découvrant aucun point par lequel ils puissent regagner l’égalité, ils désespèrent entièrement d’eux-mêmes et se laissent tomber au-dessous de la dignité humaine. 

Cet effet fâcheux du contraste des conditions ne se retrouve point dans la vie sauvage : les Indiens, en même temps qu’ils sont tous ignorants et pauvres, sont tous égaux et libres.

 

Et voir aussi extrait de la fin du chapitre I du premier tome, p. 84. Reprise de la question des indiens.


« Quoique le vaste pays qu’on vient de décrire fût habité par de nombreuses tribus d’indigènes, on peut dire avec justice qu’à l’époque de la découverte il ne formait encore qu’un désert. Les Indiens l’occupaient, mais ne le possédaient pas. C’est par l’agriculture que l’homme s’approprie le sol, et les premiers habitants de l’Amérique du Nord vivaient du produit de la chasse. Leurs implacables préjugés, leurs passions indomptées, leurs vices, et plus encore peut-être leurs sauvages vertus, les livraient à une destruction inévitable. La ruine de ces peuples a commencé du jour où les Européens ont abordé sur leurs rivages ; elle a toujours continué depuis ; elle achève de s’opérer de nos jours. La Providence, en les plaçant au milieu des richesses du nouveau monde, semblait ne leur en avoir donné qu’un court usufruit ; ils n’étaient là, en quelque sorte, qu’en attendant. Ces côtes, si bien préparées pour le commerce et l’industrie, ces fleuves si profonds, cette inépuisable vallée du Mississippi, ce continent tout entier, apparaissaient alors comme le berceau encore vide d’une grande nation. 

C’est là que les hommes civilisés devaient essayer de bâtir la société sur des fondements nouveaux, et qu’appliquant pour la première fois des théories jusqu’alors inconnues ou réputées inapplicables, ils allaient donner au monde un spectacle auquel l’histoire du passé ne l’avait pas préparé. »

La nature est une retraite, mais l'homme y demeure le véritable objet de nos pensées, Lettres Morales, VI

Il faut se garder de confondre les promenades dans la forêt de Saint-Germain comme l'occasion de trouver son inspiration au sein d'une nature non altérée par l'homme: ce que Rousseau voit dans la nature, ce ne sont pas des arbres ou des animaux, mais l'homme. Il a besoin de retraite pour se retrouver lui-même. Une lettre adressée à Sophie d'Houdetot permet de le comprendre. 



Quand je vois chacun de nous, sans cesse occupé de l'opinion publique, étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui, sans en conserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible, tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d*araignée qu'il tend surtout ce qui l'environne; l'une est aussi solide que l'autre ; le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement; il mourrait de langueur si on laissait la toile tranquille ; et si d'un doigt on la déchire. 
il achève de s'épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l'instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être; commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu'en cherchant à nous connaître, tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse ; et que comme le premier trait d'un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l'homme est de le séparer de tout ce qui n'est pas lui. 
Mais comment se fait cette séparation ? Cet art n'est pas si difficile qu'on pourrait croire ; il dépend plus de la volonté que des lumières; il ne faut point un appareil d'études et de recherches pour y parvenir. Le jour nous éclaire, et le miroir est devant nous; mais pour le voir, il y faut jeter les yeux; et le moyen de les y fixer est d'écarter les objets qui nous en détournent. Recueillez-vous, cherchez la solitude : voilà d'abord tout le secret, et par celui-là seul on découvre bientôt les autres. 
Pensez-vous en effet que la philosophie nous apprenne à rentrer en nous-mêmes? Ahl combien l'orgueil sous son nom nous en écarte. C'est tout le contraire, ma charmante amie : il faut commencer par rentrer en soi pour philosopher. 
Ne vous effrayez pas, je vous conjure : je n'ai pas dessein de vous reléguer dans un cloître, et d'imposer à une femme du monde une vie d'anachorète. La solitude dont il s'agit est moins de faire fermer votre porte. OU de rester dans votre appartement, que de tirer votre âme de la presse, comme disait Tabbé Terrasson, et de la fermer d'abord aux passions étrangères qui l'assaillent è chaque instant. Mais l'un de ces moyens peut aider à l'autre, surtout au commencement : ce n'est pas l'affaire d'un jour, de savoir être seul au milieu du monde; et après une si longue habitude d'exister dans tout ce qui vous entoure, le recueillement de votre cœur doit commencer par celui de vos sens. Vous aurez d'abord assez à faire à contenir votre imagination, sans être obligée encore de fermer vos yeux et vos oreilles. Eloignez les objets qui doivent vous distraire, jusqu'à ce que leur présence ne vous distraise plus. Alors, vivez sans cesse au milieu d'eux : vous saurez bien, quand il le faudra, vous y retrouver avec vous. Je ne vous dis donc point : quittez la société. Je ne vous dis pas même : renoncez à la dissipation et aux vains plaisirs du monde. Mais je vous dis : apprenez à être seule sans ennui. Vous n'entendrez jamais la voix de la nature, vous ne vous connaîtrez jamais sans cela. 
Ne craignez pas que l'exercice de courtes retraites vous rende taciturne et sauvage, et vous détache des habitudes auxquelles vous ne voudriez pas renoncer. Au contraire, elles ne vous en seront que plus douces. 
Quand on vit seul, on en aime mieux les hommes, un tendre intérêt nous rapproche d'eux, l'imagination nous montre la société par ses charmes, et l'ennui même de la solitude tourne au profit de l'humanité. Vous gagnerez doublement par le goût de cette vie contemplative : vous y trouverez plus d'attachement pour ce qui vous est cher tant que vous l'aurez, et moins de douleur à le perdre quand vous en serez privée. 

Lettres Morales, Lettre VI, O.C., IV, p. 1112-1113