Technique

La colère de Platon


Plutarque nous fait ici le récit d'une célèbre colère de Platon, qui fut également l'occasion de rappeler que croire n'est pas savoir, et que la réussite technique, pour être utile, n'en est pas pour autant digne du nom de science.


C’est la deuxième guerre punique ; l’armée romaine vient faire le siège de Syracuse avec toutes ses machines de guerre. Ce siège durera de 215 à 212 avant J.C. 

XVIII. Mais Archimède ne tenait pas grand compte de toutes ces machines, qui, en effet, n'étaient rien auprès des siennes : non qu'il les donnât pour des inventions d'un grand prix; il ne les re-gardait lui-même que comme de simples jeux de géométrie, qu'il n'avait faits que dans des moments de loisir, et la plupart sur les instances du roi Hiéron, qui ne cessait de l'engager à tourner son art, des choses purement intellectuelles, vers les objets sensibles, et de rendre ses raisonnements en quelque sorte accessibles aux sens et palpables au commun des hommes, en les appliquant par l'expérience à des choses d'usage. Cette mécanique si recherchée, si vantée, eut pour premiers inventeurs Eudoxe et Archytas, qui voulurent par là embellir et égayer pour ainsi dire la géométrie, en appuyant, par des exemples sensibles et sur des preuves mécaniques, certains problèmes dont la démonstration ne pou-vait être fondée sur le raisonnement et sur l'évidence. Tel est le problème des deux moyennes propor-tionnelles, qu'on ne peut trouver par des démonstrations géométriques, et qui sont néanmoins une base nécessaire pour la solution de plusieurs autres problèmes. Ces deux géomètres le résolurent par des procédés mécaniques, au moyen de certains instruments appelés mésolabes, tirés des lignes courbes et des sections coniques. Mais quand Platon leur eut reproché avec indignation qu'ils corrompaient la géométrie; qu'ils lui faisaient perdre toute sa dignité, en la forçant comme un esclave de descendre, des choses immatérielles et purement intelligibles, aux objets corporels et sen- 175 sibles; d'employer une vile matière qui exige le travail des mains, et sert à des métiers serviles : dès lors la mécanique, dégradée, fut séparée de la géométrie; et, longtemps méprisée par la philosophie, elle devint un des arts militaires. 
XIX. Archimède avança un jour au roi Hiéron, dont il était le parent et l'ami, qu'avec une force donnée, on pouvait remuer un fardeau, de quelque poids qu'il fût. Plein de confiance en la force de sa démonstration, il se vanta que, s'il avait une autre terre, il remuerait à son gré celle-ci, en passant dans l'autre. Le roi, étonné de cette assertion, le pria de réduire en pratique son problè-me, et de lui faire voir une grande masse remuée par une petite force. Archimède ayant fait tirer à terre, avec un grand travail, et à force de bras, une des galères du roi, ordonna qu'on y mît la char-ge ordinaire, avec autant d'hommes qu'elle en pourrait contenir; ensuite, s'étant assis à quelque dis-tance, sans employer d'effort, en tirant doucement de la main le bout d'une machine à plusieurs poulies, il ramène à lui la galère, qui glissait aussi légèrement et avec aussi peu d'obstacle que si elle avait fendu les flots. Le roi, émerveillé d'un tel pouvoir de l'art, engagea Archimède à lui faire toutes sortes de machines et de batteries de siège, soit pour l'attaque, soit pour la défense des pla-ces. Mais il n'en fit point d'usage, car il passa presque tout son règne sans faire la guerre, et vécut dans une profonde paix. Tous ces préparatifs servirent alors aux Syracusains, à qui ils furent d'un grand secours, et qui, outre les machines, eurent l'artiste qui les avait faites. 

PLUTARQUE, Vie de Marcellus (Trad. D. RICARD, 1830) 


…Platon blâmait Eudoxe, Archytas et Ménechme, qui cherchaient à opérer la duplication du cube à l’aide d’opérations et d’instruments mécaniques, comme s’il n’était pas possible au moyen de démonstrations purement mathématiques, de trouver deux moyennes proportionnelles. Il disait que c’est perdre et dénaturer ce qu’il y a d’excellent dans la géométrie, que la ramener aux objets sensibles au lieu de l’élever dans une région supérieure, au lieu de lu faire embrasser ces éternelles et incorporelles images dont la contemplation desquelles se plaît Dieu, restant par là toujours Dieu.

PLUTARQUE, Les propos de table, VIII, II Trad. V. Bétolaud 1871
 

Le penchant naturel des hommes à l'imitation, La Poétique, 4 [1448 b 4-27] 

L’homme est un animal mimétique. On doit à cette caractéristique essentielle la naissance de la poésie qui se définit spécifiquement chez Aristote comme l'imitation au moyen du langage. Cette tendance naturelle se manifeste de deux manières: l’une est active et pousse à produire des œuvres, l’autre est réceptive et nous fait trouver du plaisir aux œuvres faites par d'autres. Dans les deux cas, cette disposition à l'imitation est liée à l'apprentissage car toute activité mimétique est une façon de s’élever du particulier au général.

Dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à imiter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à imiter et qu’il a recours à l'imitation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir aux imitations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu de chose) ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui. Car si on n’a pas vu auparavant, ce n’est pas l'imitation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l’exécution, de la couleur, ou d’une autre cause de ce genre. 

Note

Nous suivons ici la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (Seuil, 1980), à l'exception du terme de mimèsispour lequel nous préférons conserver la traduction traditionnelle d'« imitation » à celle de « représentation » (Note d'Aurélie Ledoux). 

Ce texte fait l'objet de la deuxième séance de l'atelier "l'art est-il politique?".

Proportionner la science à son objet, Ethique à Nicomaque I. 7 [1095ab]

Ce n'est qu'en apparence que l'arpenteur et le géomètre parle des mêmes choses : lignes et surfaces. Si l'un n'y voit qu'un problème de cadastre à déterminer selon la justice humaine, le second y cherche une contemplation pure, et enfin la vérité qui ne s'ouvre qu'à l'esprit contemplatif. peut-être le tout de la science consisterait-il alors à apprendre à proportionner notre connaissance à l'objet, suivant la tâche présente. En quoi encore l'ordre des savoirs supposerait toute une politique et une hiérarchie des arts. 
 

Voilà donc le bien décrit dans ses grandes lignes (car nous devons sans doute commencer par une simple ébauche, et ce n’est qu’ensuite que nous mettrons les détails). On peut penser que n’importe qui est capable de poursuivre et d’achever dans le détail ce qui a déjà été esquissé avec soin ; et, en ce genre de travail, le temps est un facteur de découverte, ou du moins un auxiliaire précieux : cela même est devenu pour les arts une source de progrès, puisque tout homme peut ajouter à ce qui a été laissé incomplet. Mais nous devons aussi nous souvenir de ce que nous avons dit auparavant et ne pas chercher une égale précision en toutes choses, mais au contraire, en chaque cas particulier tendre à la précision que comporte la matière traitée, et seulement dans une mesure appropriée à notre investigation. En effet, un charpentier et un géomètre font bien porter leur recherche l’un et l’autre sur l’angle droit, mais c’est de façon différente. Le premier veut seulement un angle qui lui serve pour son travail, tandis que le second cherche l’essence de l’angle droit ou ses propriétés, car le géomètre est un contemplateur de la vérité. C’est de la même façon, dès lors, qu’il nous faut procéder pour tout le reste, afin d’éviter que dans nos travaux les à-côtés ne l’emportent sur le principal. [1098b] On ne doit pas non plus exiger la cause en toutes choses sans distinction : dans certains cas, il suffit que le fait soit clairement dégagé, comme par exemple en ce qui concerne les principes : le fait vient en premier, c’est un point de départ. Puis, parmi les principes, les uns sont appréhendés par l’induction, d’autres par la sensation, et d’autres encore par une sorte d’habitude, les différents principes étant ainsi connus de différentes façons ; et nous devons essayer d’aller à la recherche de chacun d’eux d’une manière appropriée à sa nature, et avoir soin de les déterminer avec précision, car ils sont d’un grand poids pour ce qui vient à leur suite. On admet généralement, en effet, que le commencement est plus que la moitié du tout et qu’il permet d’élucider nombre de questions parmi celles que nous nous posons.

Note

Le texte est pris dans la traduction de la soeur Pascale-Dominique NAU