Aristote

Le penchant naturel des hommes à l'imitation, La Poétique, 4 [1448 b 4-27] 

L’homme est un animal mimétique. On doit à cette caractéristique essentielle la naissance de la poésie qui se définit spécifiquement chez Aristote comme l'imitation au moyen du langage. Cette tendance naturelle se manifeste de deux manières: l’une est active et pousse à produire des œuvres, l’autre est réceptive et nous fait trouver du plaisir aux œuvres faites par d'autres. Dans les deux cas, cette disposition à l'imitation est liée à l'apprentissage car toute activité mimétique est une façon de s’élever du particulier au général.

Dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à imiter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à imiter et qu’il a recours à l'imitation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir aux imitations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu de chose) ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui. Car si on n’a pas vu auparavant, ce n’est pas l'imitation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l’exécution, de la couleur, ou d’une autre cause de ce genre. 

Note

Nous suivons ici la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (Seuil, 1980), à l'exception du terme de mimèsispour lequel nous préférons conserver la traduction traditionnelle d'« imitation » à celle de « représentation » (Note d'Aurélie Ledoux). 

Ce texte fait l'objet de la deuxième séance de l'atelier "l'art est-il politique?".

Savons-nous réellement juger de la valeur de la vie? Ethique à Eudème, I-5, [1215 b15-1216 a10]

La préoccupation éthique est à la fois la plus essentielle et la moins naturellement cultivée. Aristote approfondit ici ce paradoxe au coeur de toute investigation éthique.


Il y a beaucoup de choses dont il n’est pas facile de bien juger, mais c’est surtout le cas de ce qui semble à tous être le plus facile et être connu de tout homme : qu’y a-t-il dans la vie qui soit souhaitable et qui soit capable, si nous l’obtenons, de combler notre [faculté de] désir ? Il y a en effet beaucoup d’événements de nature à nous faire rejeter la vie, par exemple les maladies, les souffrances excessives, les mauvais jours, si bien que de toute évidence, au commencement [de notre vie], si l’on nous donnait le choix, il serait préférable, à ne regarder que ces maux, de ne pas naître. De plus, qu’est-ce que la vie que nous vivons enfants ? Personne, donc, ayant son bon sens, ne supporterait d’y retourner. En outre, bien des actes qui ne comportent ni plaisir ni peine, et bien d’autres qui comportent un plaisir, mais un plaisir sans beauté, sont tels qu’il est préférable de ne pas être plutôt que de vivre. Bref, si l’on rassemblait en un seul tout toutes ces choses que font ou que subissent tous les hommes, sans les faire de leur plein gré ni pour elles-mêmes ; et si l’on ajoutait une durée de temps infinie : nul ne choisirait davantage pour cela de vivre plutôt que de ne pas vivre. Et assurément, pour le seul plaisir de manger, ni pour le seul plaisir des jouissances sexuelles, les autres plaisirs mis à part, ceux que procure aux hommes [l’acte de] connaître, de voir, et les autres sens, il ne se trouvera pas pour cela un seul homme qui préfère la vie [au non être], à moins que ce ne soit un véritable esclave ; car il est évident que pour qui ferait un tel choix, il n’y aurait aucune différence entre être né bête ou homme. En tout cas, le bœuf d’Egypte, que l’on vénère sous le nom d’Apis, est plus riche de tout cela que bien des monarques. De même, on ne saurait préférer la vie au non-être pour le plaisir de dormir : quelle différence y a-t-il en effet entre dormir un sommeil ininterrompu, du premier jour jusqu’au dernier, pendant mille ans ou aussi longtemps qu’on voudra, et vivre une vie de plante ? C’est bien à une telle vie que semblent avoir part les plantes, comme aussi les petits enfants : car ceux-ci, depuis leur conception et durant leur formation dans le sein maternel, passent tout leur temps à dormir. Ainsi tout cela rend manifeste qu’échappe à l’examen ce qu’est le bonheur et ce qu’est le bien qu’on peut trouver dans la vie.

Note

La présente traduction est refaite à partir de celles de Gauthier et Jolif dans leur commentaire de l’Ethique à Nicomaque, II p. 35-36, en conclusion du commentaire de EN I, 3, et de Décarie, Vrin p.58. (Note de Jean-Michel Muglioni)

Questions de principes, Ethique à Nicomaque I.2

L'idée commune est que les faits parlent d'eux-même, ou si l'on veut qu'une connaissance quelconque peut se passer de principes du moment qu'une expérience vienne étayer un jugement. Or comment, sans principes et règles pour l'intelligence, peut-on comprendre un raisonnement ou même seulement pouvoir écouter un cours? Avoir des principes n'est pas nécessaire que dans l'action. Ce court extrait témoigne ainsi du lien nécessaire que la méthode entretient avec la morale. 
 

N’oublions pas la différence qu’il y a entre les raisonnements qui partent des principes et ceux qui remontent aux principes. En effet, c’est à juste titre que Platon se posait la question, et qu’il recherchait si la marche à suivre est de partir des principes ou de remonter aux principes, [1095b] tout comme dans le stade les coureurs vont des atholthètes à la borne, ou inversement. Il faut, en effet, partir des choses connues ; et une chose est dite connue en deux sens, soit pour nous, soit d’une manière absolue. Sans doute devons-nous partir des choses qui sont connues pour nous. Voilà pourquoi il faut avoir été élevé dans des mœurs honnêtes, quand on se dispose à écouter avec profit un enseignement portant sur l’honnête, le juste et, d’une façon générale, sur tout ce qui a trait à la politique (car ici le point de départ est le fait, et si le fait était suffisamment clair, nous serions dispensés de connaître en sus le pourquoi) Or, l’auditeur tel que nous le caractérisons, ou bien est déjà en possession des principes, ou bien est capable de les recevoir facilement. Quant à celui qui ne les possède d’aucune de ces deux façons, qu’on le renvoie aux paroles d’Hésiode : 

Celui-là est absolument parfait qui de lui-même réfléchit sur toutes choses. 
Est sensé encore celui qui se rend aux bons conseils qu’on lui donne. 
Quant à celui qui ne sait ni réfléchir par lui-même, ni, en écoulant les leçons d’autrui, 
Les accueillir dans son cœur, celui-là en revanche est un homme bon à rien
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Note

Le texte est pris dans la traduction de la soeur Pascale-Dominique NAU