Condorcet

Le silence de la loi comme sagesse du politique

 

Sur la nécessité de circonscrire l'espace de la législation à la sphère effective de la politique et l'inutilité de légiférer sur les maux de la société, en ce qu'ils ont des origines toute autre que politique, on pourra rapprocher notre page du minimalisme de Condorcet. La rationalité républicaine prescrit en effet en premier lieu une détermination stricte de ce qui relève ou non de la loi : la passion procédurière, et la prétention, de faire loi de toutes choses témoignent ici, d'une manière différente, de la déraison politique commune. 



Il y a deux parties bien distinctes dans toute législation : décider quels sont les objets sur lesquels on peut légitimement faire des lois ; décider quelles doivent être ses lois. 
Si tous les hommes ne s’accordaient pas sur ce que doit être l’objet des lois, si cette détermination n’était pas susceptible de s’établir sur des principes démontrés, il deviendrait alors raisonnable et juste de décider cette question à la pluralité. Mais il en résulterait dans l’ordre de la société quelque chose d’arbitraire, et une institution qui ne serait juste que parce qu’elle serait nécessaire. Si, au contraire, comme je le crois, la détermination de ce qui doit être l’objet des lois est susceptible de preuves rigoureuses, dès lors il ne reste plus rien d’arbitraire dans l’ordre des sociétés. (…) 
Une loi est donc proprement une déclaration que l’assemblée (relativement à telle action qui doivent être soumises à une règle commune) l’assemblée générale des citoyens, ou tel corps chargé par eux d’exercer cette fonction, a décidé à la pluralité, regardée comme insuffisante, que la raison exigeait que cette règle fût telle. 
Ainsi la proposition : telle chose doit être réglée par une loi ; et la proposition : telle loi sur cette chose est conforme à la raison et au droit, peuvent être regardées comme deux propositions qui peuvent être vraies ou fausses ; et l’intérêt général est de faire en sorte qu’il soit très probable qu’elles seront presque toujours vraies. 

CONDORCET, Lettre d’un bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps. (1787) 

La loi n'est point coutume, mais vérité raisonnable

Le lecteur trouvera ici une analyses de Condorcet sur la nature de la loi civile. Récusant les thèses de Montesquieu, il y distingue radicalement l'objet de la législation des traditions et coutumes propres à chaque culture. Le Droit public n'est en effet pas pour Condorcet l'expression des moeurs, mais bien ce qui permet de les juger à l'aune de la raison et de la liberté.

Comme la vérité, la raison, la justice, les droits des hommes sont les mêmes partout, on ne voit pas pourquoi toutes les provinces d’un Etat, ou même tous les Etats n’auraient pas les mêmes lois criminelles, les mêmes lois civiles, les mêmes lois de commerce, etc. Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes, comme une proposition vraie est vraie pour tous. Les lois qui paraissent devoir être différentes suivant les différents pays ou statuent sur des objets qu’il ne faut pas régler par des lois, comme sont la plupart des règlements de commerce, ou bien sont fondées sur des préjugés, des habitudes qu’il faut déraciner ; et un des meilleurs moyens de les déraciner est de cesser de les soutenir par des lois. (…)

Lorsque les citoyens suivent les lois, qu’importe qu’ils suivent les mêmes ? Il importe qu’ils suivent de bonnes lois ; et comme il est difficile que deux lois différentes soient également justes, également utiles, il importe encore qu’ils suivent la même, par la raison que c’est un moyen de plus d’établir l’égalité entre les hommes. Quel rapport le cérémonial tartare ou chinois peut-il avoir avec des lois ? Cet article semble annoncer que Montesquieu regardait la législation comme un jeu, où il est indifférentde suivre telle ou telle règle, pourvu qu’on suive la règle établie, quelle qu’elle puisse être. Mais cela n’est pas vrai, même des jeux. Leurs règles, qui paraissent arbitraires, sont fondées presque toutes sur des raisons que les joueurs sentent vaguement, et dont les mathématiciens, accoutumés au calcul des probabilités, sauraient rendre compte.

 

CONDORCET, Observation sur le XXIXème livre de l’Esprit des lois (1780)

 

Comment enseigner les Droits de l'Homme? Cinq mémoires sur l'Instruction publique

Dès 1791 Condorcet voyait le danger qui réside à célébrer les droits de l'homme sans les constituer en véritable objet d'instruction. Ils ne sont en effet pas un drapeau qu'on brandit, mais bien une toise qu'il s'agit d'apprendre à utiliser.

 

On a dit que l’enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l’instruction nationale. Cela est vrai, sans doute, si on en parle comme d’un fait ; si l’on se contente de l’expliquer et de la développer ; si, en l’enseignant, on se borne à dire : telle est la constitution établie dans l’État et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais si on entend qu’il faut l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si on leur dit : voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés sous prétexte d’apprendre à la chérir. Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.

(…) D’ailleurs, on aurait soin, dans cette instruction, de rapporter aux droits de l’homme toutes les dispositions des lois, toutes les opérations administratives, comme tous les principes ; la déclaration des droits serait l’échelle commune à laquelle tout serait comparé, par laquelle tout serait mesuré. Dès lors, on n’aurait plus besoin de ces connaissances étendues, de ces réflexions profondes souvent nécessaires pour reconnaître l’intérêt commun sous mille intérêts opposés qui le déguisent. Ainsi, en ne parlantaux hommes que de ces droits communs à tous, dans l’exercice desquels toute violation de l’égalité est un crime, on ne leur parlera de leurs intérêts qu’en leur montrant leurs devoirs, et toute leçon politique en sera une de justice.