KANT. Critique de la raison pure. Préface de la 2° édition, 1787.
B XII-XIII-XIV.
Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur qu'il avait lui-même choisi, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connu, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose (1), ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres projets et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois immuables, qu'il lui faut forcer la nature à répondre à ses questions, et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, chose que la raison cherche et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature, tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent faire que la concordance des phénomènes ait valeur de loi, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée [ausgedachten] d'après ses principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se fait souffler toutes les réponses que veut son maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. Et ainsi la physique est redevable de la révolution si profitable opérée dans sa manière de penser [Denkart] uniquement à cette idée [Einfall] qu'il lui faut chercher dans la nature - et non pas faussement imaginer [anzudichten] en elle - conformément à ce que la raison y transporte elle-même, ce qu'il faut qu'elle en apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même. C'est avant tout par là que la science de la nature a été mise sur la sûre voie d'une science, alors que depuis tant de siècles elle en était restée à de simples tâtonnements.
(1) note de Kant : Je ne suis pas ici d'une manière précise le fil de l'histoire de la méthode expérimentale, dont les premiers débuts, d'ailleurs, ne sont pas bien connus.
Comment se forme un concept?
§ 6. Acte logique de comparaison, de réflexion et d’abstraction.
Les actes logiques de l’entendement qui produisent les concepts selon la forme sont :
1/ la comparaison (Comparation) c’est-à-dire la confrontation (Vergleichung) des représentations entre elles en relation avec l’unité de la conscience.
2/ la réflexion (Reflexion) c’est-à-dire la prise en considération (Ueberlegung) de la manière dont diverses représentations peuvent être saisies (begriffen) dans une conscience.
3/ enfin l'abstraction, (Abstraction) ou la séparation (Absonderung) de tout ce en quoi pour le reste les représentations données se distinguent.
Remarque.
1/ Pour faire des concepts à partir de représentations, il faut donc comparer, réfléchir et abstraire, car ces trois opérations logiques de l’entendement sont les conditions générales et essentielles de production de tout concept en général. - Par exemple, je vois un pin, un saule et un tilleul. En comparant tout d’abord ces objets entre eux, je remarque qu’ils diffèrent les uns des autres au point de vue du tronc, des branches, des feuilles, etc.… ; mais si ensuite je réfléchis uniquement à ce qu’ils ont de commun entre eux, le tronc, les branches et les feuilles-mêmes et si je fais abstraction de leur taille, de leur configuration, etc. j’obtiens un concept d’arbre.
2/ On n’emploie pas toujours correctement en logique le terme : abstraction. Nous ne devons pas dire abstraire quelque chose (abstrahere aliquid), mais abstraire de quelque chose (abstrahere ab aliquo). Si par exemple dans un drap écarlate je pense uniquement la couleur rouge, je fais abstraction du drap ; si je fais en outre abstraction de ce dernier en me mettant à penser l’écarlate comme une substance matérielle en général, je fais abstraction d’encore plus de déterminations, et mon concept est devenu par là encore plus abstrait. Car plus on écarte d’un concept de caractères distinctifs des choses, c’est-à-dire plus on en abstrait de déterminations, plus le concept est abstrait. C’est donc abstrayants (conceptus abstrahentes) qu’on devrait nommer les concepts abstraits, c’est-à-dire ceux dans lesquels davantage d’abstractions ont eu lieu. Ainsi par exemple le concept de corps n’est pas à proprement parler un concept abstrait ; car du corps lui-même je ne peux faire abstraction, puisque dans ce cas je n’en aurais pas le concept. Mais il faut bien que je fasse abstraction de la taille, de la couleur, de la dureté ou de la fluidité, bref de toutes les déterminations spéciales des corps particuliers. – Le concept le plus abstrait est celui qui n’a rien de commun avec ceux qui diffèrent de lui. C’est le concept de quelque chose (Etwas) ; car le concept qui s’en distingue est celui de rien (Nichts) et il n’a donc rien de commun avec le quelque chose.
3/ L’abstraction n’est que la condition négative qui permet la production de représentations à valeur universelle ; la condition positive, c’est la comparaison et la réflexion. Car l’abstraction ne fait naître aucun concept ; - l’abstraction ne fait que l’achever et l’enfermer dans les limites déterminées qui sont les siennes.
Kant, Logique
On ne saurait "inventer" une langue
[28] Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard aux genres, et aux espèces, que ces premiers instituteurs n'étaient pas en état de distinguer ; et tous les individus se présentèrent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s'appelait A, un autre chêne s'appelait B : de sorte que plus les connaissances étaient bornées, et plus le dictionnaire devint étendu. L'embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement : car pour ranger les êtres sous des dénominations communes, et génériques, il en fallait connaître les propriétés et les différences ; il fallait des observations, et des définitions, c'est-à-dire, de l'histoire naturelle et de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce temps-là n'en pouvaient avoir.
[29] D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux idées qu'ils avaient déjà, il s'ensuit que les premiers substantifs n'ont pu jamais être que des noms propres.
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1° partie