Epictète

Peut-on s'en tenir à ses opinions ? Entretiens, II XI 

Il n'y a pas de philosophie sans scrupule dans l'usage des mots et l'examen des opinions. Car le conflit universel des pensées humaines n'a pas besoin d'être prouvé ; il s'étale partout. Le philosophe est donc moins celui qui ajoute à la cacophonie sa note propre que l'individu résolu à aborder ce chaos méthodiquement, et en se donnant un guide et une règle propre. ici, la fidélité au langage serait peut-être la seule manière de dominer un peu la multiplicité mouvante des opinions afin de se permettre de les juger en vérité.  
 

(13) Regarde comment commence la philosophie : on a le sentiment du conflit des hommes entre eux ; on cherche d'où vient le conflit ; on juge avec méfiance la pure et simple opinion ; on examine cette opinion pour savoir si elle est juste, et l’on découvre une règle comme on a découvert la balance pour les poids et le cordeau pour les lignes droites ou courbes. (14) Voilà le début de la philosophie. 
Toutes les opinions sont-elles justes ? Comment pourraient-elles l'être si elles sont en conflit ? 

- Toutes ne sont donc pas justes, mais les nôtres le sont. 

(15) - Et pourquoi le seraient-elles plus que celles des Syriens, pourquoi le seraient-elles plus que celles des Egyptiens ? Pourquoi les miennes plutôt que celles de tel ou tel ? 

- Pas plus les unes que les autres. 

- Il ne suffit donc pas qu'une chose nous paraisse vraie pour qu'elle le soit. Et en effet, quand il s'agit de poids et de mesure, la simple apparence ne nous suffit pas, et nous avons trouvé une règle pour ces différents cas. (16) Ici donc, n’y a-t-il pas une règle supérieure à l’opinion ? Et comment ce qu’il y a de plus nécessaire chez les hommes pourrait-il être impossible à reconnaître et à trouver ? 

- Il y a donc une règle. (17) 

- Et pourquoi ne la cherchons-nous pas, et, l’ayant trouvée, ne l’employons-nous pas sans la transgresser jamais, sans nous en écarter d’un pouce ? (18) Car c’est elle, je pense, qui, une fois trouvée, affranchit de leur folie ceux qui mesurent tout à la seule apparence ; grâce à elle, partis de choses connues et bien distinctes, nous usons d’idées nettes dans l’application aux cas particuliers. 
(…) 

Notes 

1 - Mot à mot : Tout ce qui paraît juste à chacun l’est-il ? Le terme grec qu’on traduit par opinion, le substantif doxa, ne figure pas dans ce passage, mais figure seulement le verbe correspondant, dokeo, qui veut dire « avoir un avis », ou « il me semble » (et parfois même « c’est évident » !). 
2 - Emphasis, apparence par opposition à réalité.

Dialogue Socratique Entretiens, II, XII (17-24)

Voici un dialogue socratique imité par Epictète qui permet sans doute de comprendre toute la postérité de Socrate.  
 

Disons tout! De telles interrogations (1) aujourd'hui ne seraient pas sans péril, et surtout à Rome. Celui qui les fera, en effet, ne devra évidemment pas les faire dans un coin ; il devra aborder un personnage consulaire, si l'occasion s'en présente, ou bien un richard, et lui poser cette question : Peux-tu me dire à qui tu as confié tes chevaux ? 
— Moi! 
— Au premier venu, sans connaissance de l'équitation ? 
— Nullement. 
— Eh bien ! à qui as-tu confié ton argent, ton or, tes vêtements ? 
— Je ne les ai pas non plus confiés au premier venu. 
— Et ton corps, as-tu bien examiné à qui tu en confierais le soin ? 
— Comment non ? 
— Evidemment encore à quelqu'un qui se connût aux exercices du gymnase et à la médecine ? 
— Parfaitement. 
— Est-ce donc là ce que tu as de meilleur ? Ou n'as-tu pas quelque chose qui vaille mieux encore ? 
— De quoi parles-tu ? 
— De ce qui use de tout cela, par Jupiter ! de ce qui juge chacune de ces choses et qui en délibère. 
— Tu veux parler de l'âme ? 
— Tu m'as compris ; c'est d'elle que je parle. 
— Par Jupiter ! je crois avoir là une chose qui vaut beaucoup mieux que toutes les autres. 
— Peux-tu donc nous dire comment tu prends soin de ton âme ? Car il n'est pas probable que toi, qui es un homme de sens, si considéré dans la ville, tu ailles, sans réflexion, abandonner au hasard ce qu'il y a de meilleur en toi, que tu le négliges et le laisses dépérir ? 
— Pas du tout. 
— En prends-tu donc soin toi-même ? Et alors est-ce d'après les le-çons de quelqu'un, ou d'après tes propres idées ? 

Il y a grand péril à ce moment que cet homme ne te dise tout d'abord : De quoi te mêles-tu, mon cher ? Est-ce que tu es mon juge ? Puis, si tu ne cesses pas de l'ennuyer, il est à craindre qu'il ne lève le poing et ne te frappe. Moi aussi, jadis, j'ai eu le goût de ces interrogations ; mais c'était avant de rencontrer cet accueil. 

Notes 

(1) Il s’agit du dialogue socratique.

Traduction V. Courdaveaux (1862).