Socrate

Lire un philosophe

« Mais un contact souvent renouvelé avec la pensée du maître peut nous amener, par une imprégnation graduelle, à un sentiment tout différent (...) A mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d'en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D'abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu'on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu'il faille désespérer d'y atteindre. 


En ce point est quelque chose de simple, d'infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire. Et c'est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu'il avait dans l'esprit sans se sentir obligé de corriger sa formule, puis de corriger sa correction : ainsi, de théorie en théorie, se rectifiant alors qu'il croyait se compléter, il n'a fait autre chose, par une complication qui appelait la complication et des développements juxtaposés à des développements, que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle.  


(...) Ce qui caractérise d'abord cette image, c'est la puissance de négation qu'elle porte en elle. Vous vous rappelez comment procédait le démon de Socrate : il arrêtait la volonté du philosophe à un moment donné, et l'empéchait d'agir plutôt qu'il ne prescrivait ce qu'il y avait à faire. Il me semble que l'intuition se comporte souvent en matière spéculative comme le démon de Socrate dans la vie pratique ; c'est du moins sous cette forme qu'elle débute, sous cette forme aussi qu'elle continue à donner ses manifestations les plus nettes : elle défend. Devant des idées couramment acceptées, des thèses qui paraissent évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là pour scientifiques, elle souffle à l'oreille du philosophe le mot : Impossible : Impossible, quand bien même les faits et les raisons sembleraient t'inviter à croire que cela est possible et réel et certain. Impossible, parce qu'une certaine expérience, confuse peut-être mais décisive, te parle par ma voix, qu'elle est incompatible avec les faits qu'on allègue et les raisons qu'on donne, et que dès lors ces faits doivent être mal observés, ces raisonnements faux.» 

Bergson, « L'intuition philosophique » in La pensée et le mouvant, P.U.F. pp.119-120.

Socrate accusé d'impiétié, Euthyphron [3a-3c]


La philsophie peut-elle plaire aux Dieux? On sait que Socrate paya son amour de la pensée d'une accusation d'impiété qui l'emporta dans la tombe. Pourtant la foule sait-elle réellement de quoi elle parle quand elle invoque la dignité de sa foi ou de ses croyances? Dans ce passage plein d'ironie, Platon rapporte l'entretien entre Socrate, que le citoyen Mélétos traîne devant les tribunaux pour incroyance et corruption de la jeunesse, et le prêtre Euthyphron, plein d'une morgue toute ecclésiastique, qui s'en va accuser son propre père devant la justice. Si l'hypocrisie est de toutes les époques, l'Euthyphron constituera sans doute une bonne introduction à l'intelligence de son art.

Euthyphron : (...) Enfin, apprends moi par quels actes d'après ses dires Mélétos t'accuse-t-il de corrompre la jeunesse. 

Socrate : Des actes, merveilleux Euthyphron, dont le seul énoncé suffit en vérité à déconcerter l'auditeur! Il déclare que je suis faiseur de divinités : je fabrique des divinités nouvelles et je ne crois pas aux anciennes ; c'est là, à ce qu'il prétend le motif même de l'action qu'il m'a intenté. 

Euthyphron : Je vois Socrate! Il s'agit en somme de ce signe démonique qui, dis-tu, se produit à l'occasion de temps à autre. C'est donc comme à un novateur en matière religieuse qu'il a contre toi intenté cette accusation, et dans l'intention évidente de te calomnier, il vient à la barre du tribunal, sachant fort bien qu'auprès de la multitude, ces sortes de calomnies sont faciles à accréditer. Il est bien certain en effet, que de moi, elle se gausse comme d'un fou, quand, dans l'assemblée du peuple, je traite quelque question d'ordre religieux et lui prédis ce qui arrivera ; et pourtant, il n'y a pas une seule de mes prédictions qui ne soit véridique ; et bien! Cela n'empêche as la multitude d'être jalouse des homme de notre sorte! Mais notre devoir est de ne faire aucun sort de ces jugements, et d'aller de l'avant! 

Socrate : Que l'on se gausse de nous ; cher Euthyphron, ce n'est peut-être nullement une affaire! Les athéniens, vois-tu, cela leur est, à mon avis, parfaitement égal que l'on ait, à leurs yeux, quelques talents, pourvu qu'on ne se pose pas en professeur de son propre savoir ; mais contre celui qui, à leurs yeux, prétendrait en rendre d'autres pareils à lui, contre lui ils s'emportent, que ce soit en effet par jalousie comme tu le dis, ou bien pour quelques autres raisons

Dialogue Socratique Entretiens, II, XII (17-24)

Voici un dialogue socratique imité par Epictète qui permet sans doute de comprendre toute la postérité de Socrate.  
 

Disons tout! De telles interrogations (1) aujourd'hui ne seraient pas sans péril, et surtout à Rome. Celui qui les fera, en effet, ne devra évidemment pas les faire dans un coin ; il devra aborder un personnage consulaire, si l'occasion s'en présente, ou bien un richard, et lui poser cette question : Peux-tu me dire à qui tu as confié tes chevaux ? 
— Moi! 
— Au premier venu, sans connaissance de l'équitation ? 
— Nullement. 
— Eh bien ! à qui as-tu confié ton argent, ton or, tes vêtements ? 
— Je ne les ai pas non plus confiés au premier venu. 
— Et ton corps, as-tu bien examiné à qui tu en confierais le soin ? 
— Comment non ? 
— Evidemment encore à quelqu'un qui se connût aux exercices du gymnase et à la médecine ? 
— Parfaitement. 
— Est-ce donc là ce que tu as de meilleur ? Ou n'as-tu pas quelque chose qui vaille mieux encore ? 
— De quoi parles-tu ? 
— De ce qui use de tout cela, par Jupiter ! de ce qui juge chacune de ces choses et qui en délibère. 
— Tu veux parler de l'âme ? 
— Tu m'as compris ; c'est d'elle que je parle. 
— Par Jupiter ! je crois avoir là une chose qui vaut beaucoup mieux que toutes les autres. 
— Peux-tu donc nous dire comment tu prends soin de ton âme ? Car il n'est pas probable que toi, qui es un homme de sens, si considéré dans la ville, tu ailles, sans réflexion, abandonner au hasard ce qu'il y a de meilleur en toi, que tu le négliges et le laisses dépérir ? 
— Pas du tout. 
— En prends-tu donc soin toi-même ? Et alors est-ce d'après les le-çons de quelqu'un, ou d'après tes propres idées ? 

Il y a grand péril à ce moment que cet homme ne te dise tout d'abord : De quoi te mêles-tu, mon cher ? Est-ce que tu es mon juge ? Puis, si tu ne cesses pas de l'ennuyer, il est à craindre qu'il ne lève le poing et ne te frappe. Moi aussi, jadis, j'ai eu le goût de ces interrogations ; mais c'était avant de rencontrer cet accueil. 

Notes 

(1) Il s’agit du dialogue socratique.

Traduction V. Courdaveaux (1862).