Poétique

L'art populaire ?

 

On ne retient souvent du Temps retrouvé que la révélation finale qui rend le narrateur à la littérature lors de la matinée chez la princesse de Guermantes. Mais c'est oublier que ce retournement et la théorie littéraire qui en découle sont préparés en amont par la description d'un contre-modèle: la lecture des frères Goncourt avait amené le narrateur de La Recherche à penser qu'il n'était pas fait pour écrire parce que ceux-ci incarnent ce que la littérature ne doit pas être. L'art engagé n'est pas ce qu'on croit et il est un "réalisme" qui est le snobisme véritable.

 

"L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique, si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de la forme, « bons pour des oisifs », j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. A cet égard, un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération générale du travail : quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. […] 


Une heure n'est pas une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui - rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. […] 
Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons: un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s'écarteraient de leurs simples données seraient un hors-d'oeuvre artificiel." 

Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, 1990, pp.194-196

Le penchant naturel des hommes à l'imitation, La Poétique, 4 [1448 b 4-27] 

L’homme est un animal mimétique. On doit à cette caractéristique essentielle la naissance de la poésie qui se définit spécifiquement chez Aristote comme l'imitation au moyen du langage. Cette tendance naturelle se manifeste de deux manières: l’une est active et pousse à produire des œuvres, l’autre est réceptive et nous fait trouver du plaisir aux œuvres faites par d'autres. Dans les deux cas, cette disposition à l'imitation est liée à l'apprentissage car toute activité mimétique est une façon de s’élever du particulier au général.

Dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à imiter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à imiter et qu’il a recours à l'imitation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir aux imitations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu de chose) ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui. Car si on n’a pas vu auparavant, ce n’est pas l'imitation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l’exécution, de la couleur, ou d’une autre cause de ce genre. 

Note

Nous suivons ici la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (Seuil, 1980), à l'exception du terme de mimèsispour lequel nous préférons conserver la traduction traditionnelle d'« imitation » à celle de « représentation » (Note d'Aurélie Ledoux). 

Ce texte fait l'objet de la deuxième séance de l'atelier "l'art est-il politique?".