Amériques

« Ces immenses déserts n’étaient pas cependant entièrement privés de la présence de l’homme...»


Ce troisième texte est extrait du chapitre premier du tome I de l'ouvrage de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Il revêt un intérêt particulier puisqu'il témoigne de la prise en compte par l'auteur de la question des indiens d'Amérique dans sa réflexion sur les moeurs démocratiques nouvelles.


Ces immenses déserts n’étaient pas cependant entièrement privés de la présence de l’homme ; quelques peuplades erraient depuis des siècles sous les ombrages de la forêt ou parmi les pâturages de la prairie. A partir de l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’au delta du Mississippi, depuis l’océan Atlantique jusqu’à la mer du Sud, ces sauvages avaient entre eux des points de ressemblance qui attestaient leur commune origine. Mais, du reste, ils différaient de toutes les races connues : ils n’étaient ni blancs comme les Européens, ni jaunes comme la plupart des Asiatiques, ni noirs comme les Nègres ; leur peau était rougeâtre, leurs cheveux longs et luisants, leurs lèvres minces et les pommettes de leurs joues très saillantes. Les langues que parlaient les peuplades sauvages de l’Amérique différaient entre elles par les mots, mais toutes étaient soumises aux mêmes règles grammaticales. Ces règles s’écartaient en plusieurs points de celles qui jusque-là avaient paru présider à la formation du langage parmi les hommes. 

L’idiome des Américains semblait le produit de combinaisons nouvelles ; il annonçait de la part de ses inventeurs un effort d’intelligence dont les Indiens de nos jours paraissent peu capables. 
L’état social de ces peuples différait aussi sous plusieurs rapports de ce qu’on voyait dans l’Ancien Monde : on eût dit qu’ils s’étaient multipliés librement au sein de leurs déserts, sans contact avec des races plus civilisées que la leur. On ne rencontrait donc point chez eux ces notions douteuses et incohérentes du bien et du mal, cette corruption profonde qui se mêle d’ordinaire à l’ignorance et à la rudesse des mœurs, chez les nations policées qui sont redevenues barbares. L’Indien ne devait rien qu’à lui-même : ses vertus, ses vices, ses préjugés étaient son propre ouvrage ; il avait grandi dans l’indépendance sauvage de sa nature. 

La grossièreté des hommes du peuple, dans les pays policés, ne vient pas seulement de ce qu’ils sont ignorants et pauvres, mais de ce qu’étant tels, ils se trouvent journellement en contact avec des hommes éclairés et riches. 

La vue de leur infortune et de leur faiblesse, qui vient chaque jour contraster avec le bonheur et la puissance de quelques-uns de leurs semblables, excite en même temps dans leur cœur de la colère et de la crainte ; le sentiment de leur infériorité et de leur dépendance les irrite et les humilie. Cet état intérieur de l’âme se reproduit dans leurs mœurs, ainsi que dans leur langage, ils sont tout à la fois insolents et bas. 

La vérité de ceci se prouve aisément par l’observation. Le peuple est plus grossier dans les pays aristocratiques que partout ailleurs, dans les cités opulentes que dans les campagnes. 
Dans ces lieux, où se rencontrent des hommes si forts et si riches, les faibles et les pauvres se sentent comme accablés de leur bassesse ; ne découvrant aucun point par lequel ils puissent regagner l’égalité, ils désespèrent entièrement d’eux-mêmes et se laissent tomber au-dessous de la dignité humaine. 

Cet effet fâcheux du contraste des conditions ne se retrouve point dans la vie sauvage : les Indiens, en même temps qu’ils sont tous ignorants et pauvres, sont tous égaux et libres.

 

Et voir aussi extrait de la fin du chapitre I du premier tome, p. 84. Reprise de la question des indiens.


« Quoique le vaste pays qu’on vient de décrire fût habité par de nombreuses tribus d’indigènes, on peut dire avec justice qu’à l’époque de la découverte il ne formait encore qu’un désert. Les Indiens l’occupaient, mais ne le possédaient pas. C’est par l’agriculture que l’homme s’approprie le sol, et les premiers habitants de l’Amérique du Nord vivaient du produit de la chasse. Leurs implacables préjugés, leurs passions indomptées, leurs vices, et plus encore peut-être leurs sauvages vertus, les livraient à une destruction inévitable. La ruine de ces peuples a commencé du jour où les Européens ont abordé sur leurs rivages ; elle a toujours continué depuis ; elle achève de s’opérer de nos jours. La Providence, en les plaçant au milieu des richesses du nouveau monde, semblait ne leur en avoir donné qu’un court usufruit ; ils n’étaient là, en quelque sorte, qu’en attendant. Ces côtes, si bien préparées pour le commerce et l’industrie, ces fleuves si profonds, cette inépuisable vallée du Mississippi, ce continent tout entier, apparaissaient alors comme le berceau encore vide d’une grande nation. 

C’est là que les hommes civilisés devaient essayer de bâtir la société sur des fondements nouveaux, et qu’appliquant pour la première fois des théories jusqu’alors inconnues ou réputées inapplicables, ils allaient donner au monde un spectacle auquel l’histoire du passé ne l’avait pas préparé. »

" Je conçois alors une société où tous, regardant la loi comme leur ouvrage..."

Je conçois alors une société où tous, regardant la loi comme leur ouvrage, l’aimeraient et s’y soumettraient sans peine ; où l’autorité du gouvernement étant respectée comme nécessaire et non comme divine, l’amour qu’on porterait au chef de l’État ne serait point une passion, mais un sentiment raisonné et tranquille. Chacun ayant des droits, et s’étant assuré de conserver ses droits, il s’établirait entre toutes les classes une mâle confiance, et une sorte de condescendance réciproque, aussi éloignée de l’orgueil que de la bassesse. 

Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges. L’association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance individuelle des nobles, et l’État serait à l’abri de la tyrannie et de la licence. 

Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette manière, la société ne sera point immobile ; mais les mouvements du corps social pourront y être réglés et progressifs ; si l’on y rencontre moins d’éclat qu’au sein d’une aristocratie, on y trouvera moins de misères ; les jouissances y seront moins extrêmes et le bien-être plus général ; les sciences moins grandes et l’ignorance plus rare ; les sentiments moins énergiques et les habitudes plus douces ; on y remarquera plus de vices et moins de crimes. 

À défaut de l’enthousiasme et de l’ardeur des croyances, les lumières et l’expérience obtiendront quelquefois des citoyens de grands sacrifices ; chaque homme étant également faible sentira un égal besoin de ses semblables ; et connaissant qu’il ne peut obtenir leur appui qu’à la condition de leur prêter son concours, il découvrira sans peine que pour lui l’intérêt particulier se confond avec l’intérêt général. 

La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut-être ; mais la majorité des citoyens y jouira d’un sort plus prospère, et le peuple s’y montrera paisible, non qu’il désespère d’être mieux, mais parce qu’il sait être bien. 

Si tout n’était pas bon et utile dans un semblable ordre de choses, la société du moins se serait approprié tout ce qu’il peut présenter d’utile et de bon, et les hommes, en abandonnant pour toujours les avantages sociaux que peut fournir l’aristocratie, auraient pris à la démocratie tous les biens que celle-ci peut leur offrir.

« Instruire la démocratie…nous ignorons encore les biens qu’elle peut donner »

 

« Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes. Tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société. 

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau. 
Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu’on aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraîne et nous pousse à reculons vers des abîmes. 

Il n’y a pas de peuples de l’Europe chez lesquels la grande révolution sociale que le viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard. 
Jamais les chefs de l’État n’ont pensé à rien préparer d’avance pour elle ; elle s’est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation n’ont point cherché à s’emparer d’elle, afin de la diriger. La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a grandi comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s’élèvent d’eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir. Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on l’a adorée comme l’image de la force ; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excès, les législateurs conçurent le projet imprudent de la détruire au lieu de chercher à l’instruire et à la corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent qu’à la repousser du gouvernement. 

Il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se fît, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le changement qui eût été nécessaire Pour rendre cette révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels ; et voyant déjà les maux qu’elle entraîne, nous ignorons encore les biens qu’elle peut donner. »

De la Démocratie en Amériques, introduction