Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent.
Lire un philosophe
« Mais un contact souvent renouvelé avec la pensée du maître peut nous amener, par une imprégnation graduelle, à un sentiment tout différent (...) A mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d'en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D'abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu'on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu'il faille désespérer d'y atteindre.
En ce point est quelque chose de simple, d'infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire. Et c'est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu'il avait dans l'esprit sans se sentir obligé de corriger sa formule, puis de corriger sa correction : ainsi, de théorie en théorie, se rectifiant alors qu'il croyait se compléter, il n'a fait autre chose, par une complication qui appelait la complication et des développements juxtaposés à des développements, que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle.
(...) Ce qui caractérise d'abord cette image, c'est la puissance de négation qu'elle porte en elle. Vous vous rappelez comment procédait le démon de Socrate : il arrêtait la volonté du philosophe à un moment donné, et l'empéchait d'agir plutôt qu'il ne prescrivait ce qu'il y avait à faire. Il me semble que l'intuition se comporte souvent en matière spéculative comme le démon de Socrate dans la vie pratique ; c'est du moins sous cette forme qu'elle débute, sous cette forme aussi qu'elle continue à donner ses manifestations les plus nettes : elle défend. Devant des idées couramment acceptées, des thèses qui paraissent évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là pour scientifiques, elle souffle à l'oreille du philosophe le mot : Impossible : Impossible, quand bien même les faits et les raisons sembleraient t'inviter à croire que cela est possible et réel et certain. Impossible, parce qu'une certaine expérience, confuse peut-être mais décisive, te parle par ma voix, qu'elle est incompatible avec les faits qu'on allègue et les raisons qu'on donne, et que dès lors ces faits doivent être mal observés, ces raisonnements faux.»
Bergson, « L'intuition philosophique » in La pensée et le mouvant, P.U.F. pp.119-120.
Analogie et ressemblance, Eléments de philosophie, Livre II, chapitre VII
Ce texte d'Alain pourra permettre de comprendre un procédé largement utilisé par Platon ou Aristote pour exposer leurs pensées : l'analogie. Celle-ci permet en effet de penser une égalité entre plusieurs termes, tout en maintenant leur différence. Ce n'est par exemple que par analogie que la vieillesse peut-être dite "l'automne de la vie".
Un cheval de bronze ressemble à un cheval, et est analogue à un homme de bronze. Dans cet exemple, on comprend que le mot analogie a conservé son sens ancien ; il désigne non pas une communauté de caractères qui dispo¬seraient le corps de la même manière, soit pour le sentir, soit pour l'agir, mais bien une identité de rapports, qui parle à l'entendement seul. C'est pourquoi les analogies les plus parfaites sont aussi les plus cachées. Il y a analogie entre la self-induction et la masse, sans aucune ressemblance ; analogie entre une route en pente et une vis, presque sans ressemblance ; entre la vis et le moulin à vent, entre l'engrenage et le levier, entre courant électrique et canalisation hydraulique; mais qu'on se garde d'inventer ici quelque ressemblance, de peur de substituer l'imagination à l'entendement. Analogie aussi entre chute et gravitation; analogie entre oxydation, combustion, respiration. Analogie enco¬re entre une réaction exothermique et la chute d'un poids entre un corps chimi¬quement inerte et un poids par terre. Analogie entre un aimant et un solénoïde, entre les ondes hertziennes et la lumière. Analogie entre les sections coniques et l'équation générale du second degré, entre une tangente et une dérivée, entre une parabole et la suite des carrés. Cette énumération d'exemples en désordre est pour faire apercevoir l'étendue et les difficultés de la question, et aussi pour écarter l'idée d'un système des analogies, impossible à présenter sans d'immenses développements.
En réfléchissant sur ces exemples on peut comprendre d'abord que les analogies sont quelquefois sans aucune ressemblance, quelquefois compli¬quées par des ressemblances grossières propres à égarer l'esprit et à lui faire prendre une comparaison pour une preuve. Aussi que certaines analogies sont en quelque sorte constatées par des expériences apprêtées dont les travaux de Faraday donnent un bon exemple ; d'autres fois saisies par un observateur puissant, et toujours reconstruites d'après quelques formes simples qui dessi¬nent alors des faits nouveaux, comme lorsque Newton voulut dire que la lune tombe sur la terre ; d'autres fois enfin construites presque à l'état de pureté au moyen d'objets convenables comme points et lignes sur le papier. On peut s'assurer, même par réflexion sommaire, que la source de l'analogie et les modèles de l'analogie se trouvent dans la mathématique la plus haute, où les ressemblances sont alors éliminées, ne laissant plus subsister que l'identité des rapports dans la différence des objets. Je dois avertir ici qu'il convient d'appeler objets les figures du géomètre et les signes de l'algébriste. Et encore est-il vrai de dire que la géométrie offre à l'imagination de fausses preuves par ressemblance ; ce n'est sans doute que dans la plus haute mathématique que s'exercent les yeux de l'observateur, comme il faut, par la sévérité des signes. Ensuite physicien, mathématicien d'abord. Maxwell connaissait ces pièges lorsqu'il représentait l'induction électrique par une grosse masse sphérique entre deux petites ; ce modèle mécanique était assez grossier pour ne tromper personne. Il y a sans doute un art, mais bien caché, d'amuser l'imagination de façon qu'elle marche d'une certaine manière avec l'entendement sans que leurs chemins se rencontrent.
Note
Ce texte a été utilisé dans la séance du cours sur Aristote du 8 janvier 2009, pendant laquelle Jean-Michel Muglioni avait expliquée en quoi la vie éthique peut être comprise par analogie avec l'ordre des métiers.