Comment un jugement synthétique a priori est-il possible?

L'éclatant exemple des mathématiques nous montre jusqu'où nous pouvons aller dans la connaissance a priori sans le secours de l'expérience. Il est vrai qu'elles ne s'occupent d'objets et de connaissances que dans la mesure où ils peuvent être représentés comme tels dans l'intuition; mais on peut facilement négliger cette circonstance, puisque l'intuition dont il s'agit ici peut elle-même être donnée a priori et que, par conséquent, elle se distingue à peine d'un simple et pur concept. Entraîné par cette preuve de la puissance de la raison, notre penchant à étendre nos connaissances ne voit plus de bornes. La colombe légère qui, dans son libre vol, fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle volerait bien mieux encore dans le vide. C'est ainsi que Platon quittant le monde sensible, qui renferme l'intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l'entendement pur. Il ne s'apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu'il n'avait pas de point d'appui, de support sur lequel il pût se poser et appliquer ses forces pour changer l'entendement de place. C'est le sort ordinaire de la raison humaine, dans la spéculation, de construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s'assurer si les fondements en sont solides.

Critique de la raison pure, Introduction, III. Trad. Barni.


On est sans doute tenté de croire d'abord que cette proposition 7 + 5 = 12 est une proposition purement analytique qui résulte, suivant le principe de contradiction, du concept de la somme de 7 et de 5. Mais, quand on y regarde de plus près, on constate que le concept de la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, et qu'elle ne nous fait nullement concevoir quel est ce nombre unique qui contient ensemble les deux autres. Le concept de douze n'est point du tout pensé par cela seul que je pense cette réunion de cinq et de sept, et j'aurais beau analyser mon concept d'une telle somme possible, je n'y trouverais pas le nombre douze. Il faut que je dépasse ces concepts, en ayant recours à l'intuition qui correspond à l'un des deux, par exemple à celle des cinq doigts de la main, ou (comme l'enseigne Segner en son arithmétique), à celle de cinq points, et que j'ajoute ainsi peu à peu au concept de sept les cinq unités données dans l'intuition. En effet, je prends d'abord le nombre 7 et, en me servant pour le concept de 5 des doigts de ma main comme d'intuition, j'ajoute peu à peu au nombre 7, à l'aide de cette image, les unités que j'avais d'abord réunies pour former le nombre 5, et j'en vois résulter le nombre 12. Dans le concept d'une somme = 7 + 5, j'ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non pas que cette somme était égale à 12. La proposition arithmétique est donc toujours synthétique. C'est ce que l'on verra plus clairement encore en prenant des nombres quelque peu plus grands ; il devient alors évident que, de quelque manière que nous tournions et retournions nos concepts, nous ne saurions jamais trouver la somme sans recourir à l'intuition et par la seule analyse de ces concepts.


Les principes de la géométrie pure ne sont pas davantage analytiques. C'est une proposition synthétique que celle-ci : entre deux points la ligne droite est la plus courte. Car mon concept du droit ne contient rien qui se rapporte à la quantité: il n'exprime qu'une qualité. Le concept du plus court est donc complètement ajouté, et il n'y a pas d'analyse qui puisse le faire sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici encore recourir à l'intuition: elle seule rend possible la synthèse.

Critique de la raison pure, Introduction, V - B 15 sq. Trad. Barni. 

La raison constitutive de l'expérience, Sixième méditation

Cette page de Descartes permet de comprendre que la certitude que nous avons que le monde existe suppose plus que les seules données sensibles : tout un travail de la raison est nécessaire pour distinguer le rêve et la veille

[...] Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille : car à présent j'y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et, en effet, si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d'où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et sem­blable à ceux qui s'y forment quand je dors, plutôt qu'un vrai homme. Mais lorsque j'aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d'où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m'apparaissent, et que, sans au cune interruption, je puis lier le sentiment que j'en ai, avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses là, si après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m'est rien rapporté par aucun d'eux, qui ait de la répugnance avec ce qui m'est rapporté par les autres. [...]       

Descartes, Méditations métaphysiques, sixième méditation

La coutume, "reine du monde"

« …Tous les hommes sont convaincus de l’excellence de leurs coutumes, en voici une preuve entre bien d’autres : au temps où Darius régnait, il fit un jour venir les Grecs qui se tenaient dans son palais et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger, à sa mort, le corps de leur père : ils répondirent tous qu’ils ne le feraient jamais, à aucun prix. Darius fit ensuite venir les Indiens qu’on appelle Calaties, qui, eux, mangent leurs parents ; devant les Grecs (qui suivaient l’entretien grâce à un interprète), il leur demanda à quel prix ils se résoudraient à brûler sur un bûcher le corps de leur père : les Indiens poussèrent des hauts cris et le prièrent instamment de ne pas tenir de propos sacrilèges. Voilà bien la force de la coutume, et Pindare a raison, à mon avis, de la nommer dans ses vers « la reine du monde ».


HERODOTE, L’enquête, III 38, 3 Traduction A. Barguet pléiade p.235-236.