Education et conservation

Parce que le monde est mortel, il faut sans cesse lutter contre les forces dissolvantes qui sont à l'ouvre. L'éducation, en ce sens, doit toujours raccomoder et rattrapper le fil du temps. En ce sens elle conserve. Mais c'est alors parce qu'elle est conservatrice qu'elle préserve la possibilité d'un futur qui soit propre. Ainsi offrir les trésors du passé à la jeunesse n'est pas lui refuser un avenir, c'est faire en sorte que celui-ci soit bien le sien.

Evitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose, - l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau [...] 

Au fond , on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, c'est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s'use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d'éduquer de façon telle qu'une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l'élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ; mais c'est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu'en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu'il sera. C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. 

La véritable difficulté de l'éducation moderne tient au fait que, malgré tout le bavardage à la mode sur un nouveau conservatisme, il est aujourd'hui extrêmement difficile de s'en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l'éducation est tout simplement impossible

Texte extrait de "la crise de l'éducation", in Arendt, La crise de la culture, 1961.

 

Note :

ce texte a fait l'objet l'objet d'un commentaire dans la première séance de la cinquième année du commentaire de la République de Platon de Frédéric Dupin