Hamp nous propose une idée neuve et étonnante, c'est que l'art de produire et de fabriquer est bien plus avancé que l'art de vendre. On regarde, dit-il, à une fraction de centime quand il s'agit de construire une bicyclette, mais on donne vingt pour cent de commission à celui qui saura la vendre. Cette idée a d'immenses suites ; mais je veux d'abord rechercher les causes qui font qu'étant des sages quand nous produisons, nous sommes dans la vente ou l'achat, comme des singes imprévoyants, gourmands, légers, oublieux. Le paysan mesure l'effort, ménage l'outil, administre enfin scrupuleusement son propre bien, qui est le nôtre. Le métallurgiste récupère tout ce qu'il peut de la chaleur du foyer, sauve l'étain qui couvre les rognures, filtre les sous-produits ; en même temps il fait la chasse aux paresseux, réduit la mise en train, unifie les modèles, rassemble les efforts, abrège les chemins ; c'est un bon intendant de la commune richesse. Cependant le commerce jette notre richesse au vent, éclaire de mille couleurs le ciel de nos villes, y écrit même, par la fumée des avions, son nom et ses prix. Les intermédiaires pullulent, les agents de publicité courent et crient ; l'idée d'une proportion entre le travail et le profit se perd tout à fait. Il n'est pas rare que l'on laisse se perdre une partie des biens afin de vendre mieux le reste. Nous sommes sauvages par là.
C'est que l'ordre des choses nous rend sages, au lieu que l'ordre humain nous rend fous. On n'obtient rien des choses par l'éloquence ; il faut piocher, il faut limer. Le terrassier se règle sur le caillou, et le menuisier sur le bois ; d'où cette prudence des métiers. Au contraire le commerce est régi par l'éloquence, parce que l'acheteur est sensible à l'éloquence. La foule va aux lumières, comme les papillons, et comme eux s'y brûle, car c'est nous tous qui payons ces lampes, ces affiches, ces étalages. Mais laissons l'argent, qui toujours nous trompe. Tous vivent du travail de tous ; le travail perdu, c'est-à-dire le travail qui ne laisse pas un produit, appauvrit tout le monde. Si ceux qui font des affiches ou qui montent des lampes de toutes les couleurs, ou qui moulent ces innombrables poupées de cire, si tous ceux-là faisaient des maisons, nous aurions assez de maisons.
Mais pourquoi ces travaux perdus ? C'est que le commerce ne peut être sage ; et il ne le peut point, parce que la folle imagination de l'acheteur n'a point de règles. On peut tout espérer d'une affiche ; on peut tout craindre si l'on renvoie le marchand d'affiches. Quand j'ai à façonner une pièce d'aluminium. je sais ce que j'ai à faire ; l'aluminium tient bon ; il reste ce qu'il est ; il est dur, léger, peu malléable, aisé à fondre ; il reste ce qu'il est ; je puis compter sur lui. L'acheteur est capricieux ; l'humeur le conduit ; il se jette à ce qui n'est pas cher ; mais il se jette aussi à ce qui est cher, par d'autres opinions. Aujourd'hui il cherche l'occasion, demain il s'en détourne. Il sort pour acheter quelque objet qui lui manque ; il en achète un autre dont il n'a que faire. C'est pourquoi le commerçant essaie de tout, étend sa surface miroitante, lancerait des ponts sur les rues, s'il pouvait, creuse des tunnels, fait des avenues de poêles, de balais, de fauteuils, de parasols, selon la saison, et toujours à nos frais ; nous saluons ce luxe que nous payons.
Or c'est cette humaine frivolité qui corrompt le livre de comptes. Comme le marchand ne regarde pas aux tapis ni aux lampes, ainsi il ne regarde pas à l'intermédiaire ; il paie la commission comme il paie le peintre et le décorateur, pourvu seulement que, tous frais payés, il reste un bénéfice.
Pour tout dire en résumé, la production se fait selon la science, et la vente selon la magie. Toute industrie suppose deux hommes, le savant qui fabrique, et le magicien qui vend. Magicien au sens propre du mot, puisque la manière de dire ou d'offrir, ce qui est signe enfin, comme affiche ou étalage, est tout ou presque tout. Mais on aperçoit aussi que le mal est dans l'imagination de chacun et le remède en chacun ; c'est quelque chose d'apercevoir cela.
10 janvier 1925