Méthode

Première règle pour la direction de l'esprit

Règle première. 

 

  
Le but des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. 
 

Toutes les fois que les hommes aperçoivent une ressemblance entre deux choses, ils sont dans l’habitude d’appliquer à l’une et à l’autre, même en ce qu’elles offrent de différent, ce qu’ils ont reconnu vrai de l’une des deux. C’est ainsi qu’ils comparent, mal à propos, les sciences qui consistent uniquement dans le travail de l’esprit, avec les arts qui ont besoin d’un certain usage et d’une certaine disposition corporelle. Et comme ils voient qu’un seul homme ne peut suffire à apprendre tous les arts à la fois, mais que celui­là seul y devient habile qui n’en cultive qu’un seul, parce que les mêmes mains peuvent difficilement labourer la terre et toucher de la lyre, et se prêter en même temps à des offices aussi divers, ils pensent qu’il en est ainsi des sciences ; et les distinguant entre elles par les objets dont elles s’occupent, ils croient qu’il faut les étudier à part et indépendamment l’une de l’autre. Or c’est là une grande erreur ; car comme les sciences toutes ensemble ne sont rien autre chose que l’intelligence humaine, qui reste une et toujours la même quelle que soit la variété des objets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changements que la diversité des objets n’en apporte à la nature du soleil qui les éclaire, il n’est pas besoin de circonscrire l’esprit humain dans aucune limite ; en effet, il n’en est pas de la connaissance d’une vérité comme de la pratique d’un art ; une vérité découverte nous aide à en découvrir une autre, bien loin de nous faire obstacle

La Vie de Galilée, tableau 4


Tableau 4 : Galilée a troqué la république de Venise contre la cour de Florence. Ses découvertes dues à la lunette se heurtent à l’incrédulité des savants florentins.

[...]

GALILEE, à la lunette : Votre Altesse n’est certainement pas sans savoir que depuis quelque temps, nous autres, astronomes, avons rencontré de grandes difficultés dans nos calculs. Nous utilisons pour ce faire un très vieux système qui semble être en accord avec la philosophie, mais malheureusement pas avec les faits. D’après cet ancien système, celui de Ptolémée, les mouvements des astres sont supposés être extrêmement complexes. La planète Vénus, par exemple, est censée accomplir un mouvement de ce genre. Il dessine sur un tableau l’épicycle de Vénus selon l’hypothèse ptolémaïque. Mais même en supposant des mouvements aussi compliqués, nous ne sommes pas en mesure de calculer correctement par avance la position des astres. Nous ne les trouvons pas aux endroits où, en principe, ils devraient être. A cela s’ajoutent des mouvements célestes pour lesquels le système de Ptolémée n’offre aucune explication. Ce sont des mouvements de ce genre, me semble-t-il, que les petites étoiles que j’ai récemment découvertes, accomplissent autour de la planète Jupiter. Serait-il agréable à ces messieurs de commencer par une inspection des satellites de Jupiter, les astres médicéens ?

ANDREA, désignant le tabouret devant la lunette : On est prié de s’asseoir ici.

LE PHILOSOPHE : Merci, mon enfant. Je crains que tout ceci ne soit pas aussi simple. Monsieur Galilée, avant de faire usage de votre célèbre lunette, nous vous prions de nous accorder le plaisir d’une dispute. Sujet : de telles planètes peuvent-elles exister ?

LE MATHEMATICIEN : Une dispute en bonne et due forme.

GALILEE : Moi, je pensais que vous alliez regarder tout simplement par la lunette pour vous en persuader ?

ANDREA : Ici, je vous prie.

LE MATHEMATICIEN : Certes, certes. Vous n’ignorez évidemment pas que selon l’avis des anciens, des étoiles qui tournent autour d’un autre centre que la terre ne peuvent exister, ni non plus des étoiles sans appui dans le ciel ?

GALILEE : Oui.

LE PHILOSOPHE: Et, sans même tenir compte de la possibilité de telles étoiles que le mathématicien – il s’incline en direction du mathématicien – semble mettre en doute, je voudrais en tant que philosophe soulever en toute modestie la question suivante : de telles étoiles sont-elles nécessaires ? Aristotelis divini universum...

GALILEE ; Ne devrions-nous pas poursuivre dans la langue de tous les jours ? Mon collègue, monsieur Federzoni, ne comprend pas le latin.

LE PHILOSOPHE : Y a-t-il quelque importance à ce qu’il nous comprenne ?

GALILEE : Oui.


LE PHILOSOPHE : Excusez-moi. Je croyais qu’il était votre polisseur de lentilles.

ANDREA : Monsieur Federzoni est un polisseur de lentilles et un savant.

LE PHILOSOPHE : Merci mon enfant. Si Monsieur Federzoni y tient...

GALILEE : Moi, j’y tiens.

LE PHILOSOPHE : L’argument perdra de son éclat, mais nous sommes chez vous. Le monde tel que se le représente le divin Aristote, avec ses sphères et leurs musiques mystiques, ses voûtes de cristal et les cycles de ses corps célestes et l’inclinaison de l’orbe solaire et les secrets des tables des satellites et la profusion d’étoiles au catalogue de l’hémisphère austral et l’architecture illuminée du globe céleste, est une construction d’un tel ordre et d’une telle beauté que nous devrions certainement hésiter à détruire cette harmonie.

GALILEE : Et si Votre Altesse apercevait maintenant par la lunette ces étoiles impossibles autant qu’inutiles ?

LE MATHEMATICIEN : On pourrait être tenté de répondre que votre lunette faisant voir quelque chose qui ne peut pas être, doit être une lunette peu fiable, non ?

GALILEE : Que voulez-vous dire par là ?

LE MATHEMATICIEN : Il serait bien plus profitable, monsieur Galilée, que vous nous donniez les raison qui vous amènent à supposer que, dans la plus haute sphère du ciel immuable, des astres errant librement pourraient se mouvoir.

LE PHILOSOPHE : Des raisons, monsieur Galilée, des raisons !

GALILEE : Les raisons ? Quand un simple coup d’œil sur les astres eux-mêmes et sur mes relevés montrent le phénomène ? Monsieur, la dispute devient de mauvais goût.

[...]

LE PHILOSOPHE : Votre Altesse, mon vénéré collègue et moi-même, nous nous appuyons sur rien moins que sur l’autorité du divin Aristote en personne.

GALILEE, presque humblement : Messieurs, la croyance en l’autorité d’Aristote est une chose, les faits qu’on peut toucher du doigt en sont une autre. Vous dites que, d’après Aristote, il y a là-haut des sphères de cristal, et qu’ainsi certains mouvements ne peuvent avoir lieu parce que les astres perceraient les sphères ? Mais que se passerait-il si vous pouviez constater ces mouvements ? Peut- être cela vous suggérerait-il que ces sphères de cristal n’existent pas ? Messieurs je vous demande en toute humilité d’en croire vos yeux.

LE MATHEMATICIEN : Cher Galilée, il m’arrive de temps en temps, aussi démodé que cela puisse vous paraître, de lire Aristote, et là je puis vous assurer que j’en crois mes yeux.

GALILEE : Je suis habitué à voir ces messieurs de toutes les Facultés fermer les yeux devant la totalité des faits et faire comme si rien ne s’était passé. Je montre mes relevés et on sourit, je mets ma lunette à disposition pour qu’on puisse s’en convaincre et on me cite Aristote. Cet homme ne disposait pas de lunette !

LE MATHEMATICIEN : Il est vrai que non, il est vrai que non.

LE PHILOSOPHE, avec grandeur : S’il s’agit ici de traîner dans la boue Aristote, autorité reconnue non seulement par toute la science de l’Antiquité mais également par les très hauts Pères de l’Eglise, alors il me semble, à moi du moins, que la poursuite de cette discussion est inutile. Je rejette une discussion non objective. Basta. 

"Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. " Bouvard et Pécuchet, chapitre VIII

« Une fois maîtres de l’instrument logique, ils passèrent en revue les différents critériums, d’abord celui du sens commun.

Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage ? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans, par cela même qu’elle est vieille ne constitue pas la vérité. La foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit nombre qui mène le progrès.

Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur échappe.

La raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle. Mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors, la raison devient ma raison. Une règle importe peu, si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-là soit juste.

On recommande de la contrôler avec les sens. Mais ils peuvent épaissir leurs ténèbres. D’une sensation confuse, une loi défectueuse sera induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.

Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme si nos besoins étaient la mesure de l’absolu !

Quant à l’évidence, niée par l’un, affirmée par l’autre, elle est à elle-même son critérium. M. Cousin l’a démontré.

— « Je ne vois plus que la Révélation » dit Bouvard. « Mais pour y croire il faut admettre deux connaissances préalables, celle du corps qui a senti, celle de l’intelligence qui a perçu, admettre le sens et la raison, témoignages humains, et par conséquent suspects. »

Pécuchet réfléchit, se croisa les bras : — « Mais nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme. »
Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
— « Merci du compliment ! » répliqua Pécuchet. « Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite. »
— « Laquelle ? Deux et deux font-ils quatre toujours ? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant ? Que veut dire un à peu près du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible ? »
— « Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! » Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois jours.
Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps à autre – et renouant la conversation :
— « C’est qu’il est difficile de ne pas douter ! Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable.

« Je me sens à la fois matière et pensée tout en ignorant ce qu’est l’une et l’autre. L’impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des mystères aussi bien que mon âme – à plus forte raison l’union de l’âme et du corps.

« Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la prémotion, Cudworth un médiateur, et Bossuet y voit un miracle perpétuel, ce qui est une bêtise, un miracle perpétuel ne serait plus un miracle ».

— « Effectivement ! » dit Pécuchet.

Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. Tant de systèmes vous embrouille. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre sans elle. »