Je rencontrai le philosophe en même temps que la pleine lune, à son lever, montrait son large visage entre deux cheminées. " Je m'étonne toujours, lui dis-je, de voir le disque lunaire plus grand que je ne devrais. " Sur quoi il voulut bien m'instruire : " Ni au zénith, dit-il, ni à son lever, vous ne voyez le globe de la lune comme il est ; ce ne sont que des apparences, qui résultent à la fois de la distance où se trouve l'astre, et de la structure de vos yeux. Par l'interposition d'une lunette grossissante, vous verriez encore une autre apparence ; il faut toujours s'arranger des instruments qu'on a. " À quoi, je répondis : " Fort bien ; et je m'en arrange ; pourtant je ne m'arrange point aussi aisément de cette lune si grosse à son lever, car c'est par un faux jugement que je la vois telle, et non point du tout par un jeu d'optique. " " La réfraction, dit-il, est un jeu d'optique. " " Il est vrai, répondis-je, toutefois la réfraction n'a rien à voir ici. " Il se moqua : " Mais si, dit-il, c'est toujours, ou à peu près, le bâton dans l'eau, qui paraît brisé. Toutes ces illusions se ressemblent, et sont d'ailleurs bien connues. "
J'avais roulé un morceau de papier en forme de lunette, et j'observais l'astre, tantôt avec l'œil seulement, tantôt au moyen de cet instrument digne de l'âge de pierre, émerveillé de voir que la lune, dès qu'elle était isolée des autres choses par ce moyen, reprît aussitôt la grandeur qu'on est accoutumé de lui voir lorsqu'elle flotte en plein ciel. " Les astronomes, lui dis-je, savent tous que l'apparence de la lune n'est pas plus grande à l'horizon qu'au zénith ; vous pourriez vous en assurer en la regardant à travers un réseau de fils tendus et entrecroisés, comme ils font. Mais ma simple lunette de papier suffit presque pour ramener à l'apparence ce fantôme de lune, que mon imagination grossit. Et, donc, laissons aller le bâton brisé et la réfraction. Ce n'est pas ici la structure de mes yeux qui me trompe, ni le milieu physique interposé. Que la lune me paraisse plus petite d'ici que si je m'en rapprochais de quelques milliers de kilomètres, voilà une illusion ; mais que je la voie plus grosse à l'horizon qu'au zénith, cela n'est pas. Même dans l'apparence, cela n'est pas ; je crois seulement la voir plus grosse. Mettez votre œil à ma lunette. " " Je ne l'y mettrai point, dit-il, parce que je sais que vous vous trompez. " Il est bien impertinent de vouloir montrer à un philosophe une expérience qui trouble ses idées. Je le laissai, et je poursuivis mes réflexions.
Quand on a décrit l'apparence, quand on a fait voir qu'elle traduit la réalité en la déformant d'après la distance, d'après les milieux interposés et d'après la structure de l'œil, on n'a pas tout dit. On a oublié, ce n'est pas peu, ce genre d'erreur qui semble apparaître, si l'on peut ainsi dire, et qui ne répond même pas à l'apparence. Aussi, pour saisir l'imagination en ses folies, cet exemple est bon. Malebranche ne l'a point ignoré ; et plus récemment Helmholtz l'a rapproché de ces montagnes et de ces îles, qui, dans le brouillard, semblent plus grandes qu'à l'ordinaire. Au reste, les explications qu'ils donnent l'un et l'autre de ce jugement faux sont peu vraisemblables. De toute façon, et notamment pour la lune, je dois accuser un mouvement de passion, un étonnement qui ne s'use point, de voir cet astre s'élever parmi les choses, et qui me trompe sur l'apparence elle-même, faisant ainsi monstre de mon opinion seulement. C'est mon étonnement qui grossit l'image ; c'est la secousse même de la surprise qui me dispose à un effort inusité. Un spectre dépend toujours de ma propre terreur. Et il n'y a que des spectres. L'imagination se joue dans ces grandeurs qui dépendent de l'émotion. On avouera qu'il est singulier que la grandeur de l'île dépende du brouillard. Simplement c'est l'inconnu qui grandit par l'inquiétude même. Et quand on ne comprendrait pas pourquoi, encore est-il que la nature humaine est ainsi, et qu'il faut tenir compte de cette sorte de fait. Suivant donc une idée neuve, je me trouvais à cent lieues de mon penseur aux yeux fermés. L'apparence n'est pas explorée ; elle change par mes émotions. Vous qui croyez que les dieux n'apparaissent plus, allez voir la lune à son lever.
Libres Propos, 18 juillet 1921
Dire "je"
§ 1 Que l’homme puisse posséder le Je dans sa représentation, voilà qui l’élève infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par là il est une personne et, grâce à l’unité de la conscience, une seule et même personne, quels que soient les changements qui peuvent lui arriver : il est un être entièrement différent, par le rang et par la dignité, des choses dont on peut disposer à sa guise, parmi lesquelles il y a les animaux sans raison ; et cela même lorsqu’il ne peut pas encore dire je, car il l’a dans sa pensée : ainsi toutes les langues, quand elles parlent à la première personne, doivent penser le je quoiqu’elles n’expriment pas par un mot particulier ce caractère d’être un je(1). Car cette faculté (à savoir la faculté de penser) est l’entendement.
Mais il est remarquable que l’enfant qui sait déjà assez bien parler ne commence pourtant qu’assez tard (peut-être bien un an plus tard) à dire je, alors qu’il a longtemps parlé de lui à la troisième personne (Charles veut manger, se lever, etc.) et qu’une lumière semble pour ainsi dire l’avoir éclairé, lorsqu’il a commencé à dire je ; à compter de ce jour, il ne reviendra jamais à son ancienne façon de parler. – Il n’avait auparavant que le sentiment de lui-même, il en a maintenant la pensée. – L’explication de ce phénomène présente pour l’anthropologue une assez grande difficulté.
KANT, Anthropologie au point de vue pragmatique
(1) Ichheit = « égoïté » ; ich, c’est je mais en allemand ce terme peut être substantivé alors qu’en français on dit non pas le je mais le moi et Ich-heit donnerait "je-ité" - barbarisme absurde.