Spinoza

Le sentiment, principe de tout jugement éthique

« Proposition 7 

La connaissance du bon et du mauvais n'est rien d'autre que l'affect de la joie ou de la tristesse, en tant que nous en avons consience. 

Démonstration 

Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être (Def. 1 et 2), c'est-à-dire (prop.7, partie III) ce qui accroît ou diminue, seconde ou réduit notre puissance d'agir. En tant donc (Déf. De la joie et de la tristesse, Scolie de la prop.2, partie III) que nous percevons qu'une chose nous affecte de joie ou de tristesse, nous l'appelons bonne ou mauvaise ; et ainsi la connaissance du bon et du mauvais n'est rien d'autre que l'idée de la joie ou de la tristesse, qui suit nécessairement (prop.22, partie II) de l'affect même de la joie ou de la tristesse. Mais cette idée est unie à l'affect de la même manière que l'Ame est unie au corps (prop.21, partie II) ; c'est-à-dire (comme nous l'avons montré dans le scolie de la même proposition) cette idée ne se distingue, en réalité, de l'affect lui-même, ou (Définition générale des affects) de l'idée de l'affection du corps, que par la conception que nous en avons ; donc cette connaissance du bon et du mauvais n'est rien d'autre que l'affect même, en tant que nous en avons conscience. » 

Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, IVe partie, proposition 8

La servitude humaine

« Si les hommes étaient capables de gouverner toute la conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur âme serait libre de toute superstition. Mais comme ils sont souvent placés dans un si fâcheux état qu’ils ne peuvent prendre aucune résolution raisonnable, comme ils flottent presque toujours misérablement entre l’espérance et la crainte, pour des biens incertains qu’ils ne savent pas désirer avec mesure, leur esprit s’ouvre alors à la plus extrême crédulité ; il chancelle dans l’incertitude ; la moindre impulsion le jette en mille sens divers, et les agitations de l’espérance et de la crainte ajoutent encore à son inconstance. (..) Ce sont là des faits que personne n’ignore, je suppose, bien que la plupart des hommes, à mon avis, vivent dans l’ignorance d’eux-mêmes (...). 


« Qu’il leur arrive en effet, tandis qu’ils sont en proie à la crainte, quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils en augurent aussitôt que l’avenir leur sera propice ou funeste ; et cent fois trompés par l’événement, ils n’en croient pas moins pour cela aux bons et aux mauvais présages. Sont-ils témoins de quelque phénomène extraordinaire et qui les frappe d’admiration, à leurs yeux c’est un prodige qui annonce le courroux des dieux, de l’Être suprême ; et ne pas fléchir sa colère par des prières et des sacrifices, c’est une impiété pour ces hommes que la superstition conduit et qui ne connaissent pas la religion. Ils veulent que la nature entière soit complice de leur délire, et, féconds en fictions ridicules, ils l’interprètent de mille façons merveilleuses. (...) La véritable cause de la superstition, ce qui la conserve et l’entretient, c’est donc la crainte. (...) 


« De l’explication que je viens de donner de la cause de la superstition, il résulte que tous les hommes y sont naturellement sujets (quoi qu’en disent ceux qui n’y voient qu’une marque de l’idée confuse qu’ont tous les hommes de la Divinité). (...) Car ainsi que nous l’avons déjà fait voir, et suivant l’excellente remarque de Quinte-Curce (liv. VI, ch. 18) ; " Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude. " Et voilà ce qui porte si aisément le peuple, sous une apparence de religion, tantôt à adorer ses rois comme des dieux, tantôt à les détester comme le fléau du genre humain. Pour obvier à ce mal, on a pris grand soin d’entourer la religion, vraie ou fausse, d’un grand appareil et d’un culte pompeux, pour lui donner une constante gravité et imprimer à tous un profond respect ; ce qui, pour le dire en passant, a parfaitement réussi chez les Turcs où la discussion est un sacrilège et où l’esprit de chacun est rempli de tant de préjugés que la saine raison n’y a plus de place et le doute même n’y peut entrer. 


« Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal, c’est de tromper les hommes et de colorer du beau nom de religion la crainte où il faut les tenir asservis, de telle façon qu’ils croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage, et que la chose du monde la plus glorieuse soit à leurs yeux de donner leur sang et leur vie pour servir l’orgueil d’un seul homme, comment concevoir rien de semblable dans un État libre, et quelle plus déplorable entreprise que d’y répandre de telles idées, puisque rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun. (...) 


« Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne, religion d’amour, de bonheur, de paix, de continence, de bonne foi, se combattre les uns les autres avec une telle violence et se poursuivre d’une haine si farouche, que c’est bien plutôt par ces traits qu’on distingue leur religion que par les caractères que je disais tout à l’heure. (...) En cherchant la cause de ce mal, j’ai trouvé qu’il vient surtout de ce qu’on met les fonctions du sacerdoce, les dignités, les devoirs de l’Église au rang des avantages matériels, et que le peuple s’imagine que toute la religion est dans les honneurs qu’il rend à ses ministres. (...) Il ne faut point s’étonner, après cela, qu’il ne soit resté de l’ancienne religion que le culte extérieur (qui en vérité est moins un hommage à Dieu qu’une adulation), et que la foi ne soit plus aujourd’hui que préjugés et crédulités. Et quels préjugés, grand Dieu ? des préjugés qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes, en leur ôtant le libre usage de leur jugement, le discernement du vrai et du faux, et qui semblent avoir été forgés tout exprès pour éteindre, pour étouffer le flambeau de la raison humaine. La piété, la religion, sont devenues un amas d’absurdes mystères, et il se trouve que ceux qui méprisent le plus la raison, qui rejettent, qui repoussent l’entendement humain comme corrompu dans sa nature, sont justement, chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine. » 


Spinoza, Traité théologico-politique, Préface, trad. Emile Saisset (1842) 


« J'appelle Servitude l'impuissance de l'homme à gouverner et à réduire ses affects ; soumis aux affects, en effet, l'homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette partie, d'expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les affects. » 

Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, IVe partie, Préface. 

« Par vertu et puissance j'entends la même chose ; c'est-à-dire (prop.7 partie III) la vertu, en tant qu'elle se rapporte à l'homme, est l'essence même ou la nature de l'homme en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines choses pouvant se connaître par les seules lois de sa nature » 

Op. cit., IVe partie, définition 7.

Quels sont les critères du bien et du mal ? Du bon et du mauvais ?

Dans cet extrait, Spinoza tient un propos apparemment paradoxal : d'un côté, il n'existe rien de bon ni de mauvais dans la nature, et en soi. Bon et mauvais n'indiquent que notre rapport aux choses... D'un autre côté, il est nécessaire de poser des normes de conduite valables pour tout homme, dans la mesure où l'on cherche à établir une éthique. 

« Quant au bon et au mauvais, ils n'indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont rien d'autre que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Une seule et même chose peut être dans le même temps bonne ou mauvaise et aussi indifférente. Par exemple la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l'affligé ; pour le sourd elle n'est ni bonne ni mauvaise. Bien qu'il en soit ainsi, cependant il nous faut conserver ces vocables. Désirant en effet former une idée de l'homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux, il nous sera utile de conserver ces vocables dans le sens que j'ai dit. J'entendrai donc par bon dans ce qui va suivre, ce que nous avons dit avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous proposons. Par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude qui nous empêche de reproduire ce modèle. Nous dirons, en outre, les hommes plus ou moins parfaits, suivant qu'ils se rapporcheront plus ou moins de ce même modèle. Il faut l'observer avant tout en effet, si je dis que quelqu'un passe d'une moindre à plus grande perfection, ou inversement, je n'entends point par là que d'une essence ou forme il se mue en une autre. Un cheval, par exemple, est détruit aussi bien s'il se mue en homme que s'il se mue en insecte ; c'est sa puissance d'agir, en tant qu'elle est ce qu'on entend par sa nature, que nous concevons comme accrue ou diminuée. » 

Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, IVe partie, Préface