Platon

L'aveuglement politique, République IV [426b-427a]

La science politique de Platon n'est pas celle des technocrates et des légistes de notre temps. Mieux, s'intéressant à la justice dans l'État bien gouverné, il écarte du champ de la réglementation l'essentiel du quotidien de nos tribunaux : transactions, plaintes, contrats, voies de faits etc. Le législateur n'a point à s'en soucier, attendu que les rapports sociaux ne seraient, en réalité, réglés dans le détail que par les moeurs. Et cela, au point que si ceux-ci font défaut, il n'est point de "réforme" ou de "plan de relance" qui puisse sauver une cité corrompue de sa propre corruption. De là une réflexion sur l'illusion politique proprement dite, qui est de croire changer par décret les moeurs, et une nécessaire indulgence à l'égard du règne des ignorantins qui gouvernent par leur illusion même. Peut-être Condorcet prolongera-t-il ici utilement la méditation, en rappelant que la circonscription de la loi à sa sphère propre est une première condition de l'existence républicaine. Il faut savoir laisser aux moeurs leur vie propre. Mais aussi bien, qu'y peuvent les hommes de gouvernement? 

 

— Et même si c’était la cité entière, comme nous le disions tout à l’heure, qui agissait de la sorte, tu n’en ferais pas l’éloge non plus. Or ne te semble-t-il pas qu’elles agissent dans le même sens, toutes celles des cités qui, alors qu’elles ont un mauvais régime politique, (c) défendent à leurs citoyens d’ébranler la disposition générale de la cité, et annoncent que sera mis à mort quiconque l’entreprend ; alors que celui qui prend le plus agréablement soin des gens soumis à un tel régime, et leur fait des grâces, en les flattant et en prévenant leurs désirs, qu’il s’entend à satisfaire, celui-là sera au contraire pour eux un homme de bien, qui s’y connaît en choses importantes, un homme qu’ils honoreront ? 
— Si, c’est bien dans le même sens qu’elles agissent, à mon avis, dit-il, et je ne les en loue nullement. — (d) Mais que dis-tu alors de ceux qui consentent à soigner ce genre de cités, et qui y mettent tout leur cœur ? N’admires-tu pas leur virilité, et leur obligeance ? 
— Si, dit-il, à l’exception toutefois de ceux qui se laissent tromper par elles, et qui croient être véritablement des hommes politiques parce qu’ils sont loués par la masse. 
— Que veux-tu dire ? Tu n’as pas d’indulgence pour ces hommes-là ? dis-je. Crois-tu qu’il soit possible, quand un homme ne sait pas mesurer, et que beaucoup d’autres hommes dans le même cas lui disent qu’il a quatre coudées, qu’il n’adopte pas (e) cette idée de lui-même? 
— Non, je ne le crois pas, dit-il, dans ce cas-là du moins. 
— Alors retiens ta colère. En effet de tels hommes sont d’une certaine façon les plus plaisants de tous : ils légifèrent sur les détails que nous avons énumérés tout à l’heure, et ne cessent d’apporter des corrections, persuadés qu’ils vont trouver une limite aux méfaits commis dans les relations contractuelles et dans ce dont je parlais moi-même à l’instant, et méconnaissant qu’en réalité c’est comme s’ils sectionnaient les têtes d’une Hydre. 
— Sans aucun doute, (427) dit-il, ils ne font rien d’autre. 
— En ce qui me concerne, dis-je, pour ce genre de choses, dans le domaine des lois et du régime politique, j’ai tendance à croire que, ni dans une cité mal gouvernée ni dans une cité qui l’est bien, le vrai législateur ne doit s’en préoccuper : dans la première parce que c’est sans utilité et sans effet, dans la seconde parce que n’importe qui pourrait retrouver certaines de ces prescriptions, tandis que les autres découlent automatiquement des façons de faire acquises antérieurement. 

Note 

On rapprochera évidement ce passage de l'Apologie de Socrate : Ce dernier, véritable médecin de la cité y doit rendre compte de l'amertume de ses remèdes devant une assemblée d'enfants agité par ces docteurs ignorants que sont les gouvernants. Notre page rend en effet compte d'un aveuglement nécessaire chez le politique qui doit calmer la colère vertueuse des deux interlocuteurs de Socrate.

Peut-on sacrifier les droits de l'individu au bien public? République IV [420b,421 ]

C'est un reproche courant fait à Platon que de prétendre toujours sacrifier la partie au tout, c'est-à-dire, en politique, à faire passer les droits de la cité avant ceux des individus. La lecture de cette page riche et suggestive devrait permettre d'interroger ce lieu commun, et peut-être de deviner en quoi nos plaisirs les plus personnels sont encore de nature collective. 


Nous répondrons qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que même dans ces canditions ces hommes-là soient suprêmement heureux ; que d’ailleurs nous établissons la cité non pas en cherchant à obtenir qu’un groupe isolé soit chez nous exceptionnellement heureux, mais que soit heureuse, le plus qu’il est possible, la cité tout entière. En effet nous avons pensé que c’est dans une telle cité que nous aurions le plus de chances de trouver la justice, et à l’inverse l’injustice dans celle qui est gouvernée de la pire façon ; et qu’en les inspectant, (c) nous pourrions déterminer ce que nous recherchons depuis longtemps. Pour l’instant donc, à ce que nous croyons, nous devons modeler la cité heureuse non pas en prélevant en elle un petit nombre de gens pour les rendre tels, mais en la rendant telle toute entière. Tout de suite après nous examinerons celle qui est à l’opposé. C’est comme si quelqu’un, alors que nous mettons de la couleur sur une statue d’homme, s’approchait pour nous critiquer, parce que ce n’est pas sur les plus belles parties de l’être vivant que nous appliquerions les plus belles couleurs : ainsi les yeux, alors qu’ils sont ce qu’il y a de plus beau, n’auraient pas été peints en pourpre, mais en noir. Il me semble que notre défense (d) devant lui serait appropriée si nous lui disions: " Homme étonnant, ne crois pas que nous ayons à peindre les yeux en les rendant si beaux qu’ils ne paraissent plus être des yeux, et ainsi de suite pour les autres parties du corps ; examine seulement si, en restituant à chacune d’elles ce qui lui convient, nous rendons beau l’ensemble. Et dans ce cas-ci en particulier ne nous contrains pas à associer aux gardiens un bonheur tel qu’il fera d’eux tout autre chose que des gardiens. Nous savons (e) comment nous y prendre pour revêtir les agriculteurs eux aussi de robes de luxe, les couvrir d’or et les inviter à ne travailler la terre que selon leur bon plaisir ; placer les potiers sur des lits, allongés sur leur côté droit, buvant et festoyant devant le feu, en plaçant devant eux leur tour de potier pour le cas où ils désireraient faire une poterie ; et rendre tous les autres bienheureux, de la même façon, afin que ce soit sans aucun doute la cité tout entière qui soit heureuse. Eh bien non ! ne nous oriente pas dans ce sens-là, pour faire que, si nous te suivions, le cultivateur cesse d’être cultivateur et (421) le potier potier, personne en général n’occupant aucune de ces situations à partir desquelles naît une cité. À vrai dire, quand il s’agit du reste de la population, l’argument a moins de portée. En effet, si ce sont des savetiers qui deviennent médiocres, perdent leur qualité, et prétendent en jouer le rôle sans l’être réellement, pour une cité cela n’a rien de grave ; tandis que des gardiens des lois et de la cité, qui font semblant de l’être sans l’être réellement, tu vois bien qu’ils détruisent complètement toute la cité ; et que réciproquement ils sont les seuls à détenir un élément décisif pour bien administrer une cité et la rendre heureuse. " Alors si pendant que nous, nous faisons des gardiens qui en sont vraiment, c’est-à-dire qui sont les moins (b) susceptibles de faire du mal à la cité, notre interlocuteur en fait des sortes de cultivateurs dont le bonheur est de banqueter comme dans une fête publique, mais non dans une cité, il parle peut-être d’autre chose que d’une cité. Il faut donc examiner si nous voulons instituer les gardiens en visant le but suivant : que le plus grand bonheur possible leur échoie, à eux ; ou s’il faut envisager ce but pour la cité entière, et examiner si le bonheur lui advient à elle : dès lors "contraindre ces auxiliaires et les gardiens à réaliser ce but, (c) et les en persuader, pour en faire les meilleurs artisans possibles dans la fonction qui est la leur, eux et tous les autres pareillement, et, assurés que la cité tout entière, se développant ainsi, est bien administrée, laisser la nature restituer à chaque groupe ce qui lui revient comme part de bonheur.

Poètes et législateurs, Lois VII

La politique a ceci de commun avec l'art tragique qu'elle est toute de mise en scène : ainsi une bonne constitution est-elle comme une bonne pièce, un vivant miroir de l'excellence humaine. De là néanmoins l'exclusion des poètes de la cité comme de dangereux concurrents. Car ne sommes-nous pas toujours tous plus ou moins contraints de jouer deux textes, celui de la vertu et celui des passions, celui des lois et celui des poètes? 
 


[817a] Quant à nos poètes tragiques, à ces poètes qu’on appelle les poètes sérieux, supposons qu’un jour certains d’entre eux viennent nous trouver et nous questionnent à peu près en ces termes : « Étrangers, devrons-nous, oui ou non, fréquenter votre territoire ? devrons-nous y porter, y conduire notre poésie ? Sinon, quelle décision vous a-t-il paru bon de prendre sur un sujet de cet ordre ? » À ces hommes divins, que nous faut-il à bon droit répondre ? Ceci effectivement si je ne me trompe : [817b] « O les meilleurs des étrangers, leur répondrions-nous, nous autres, nous composons un poème tragique dans la mesure de nos moyens, à la fois le plus beau et le plus excellent possible : autrement dit, notre organisation politique toute entière consiste en une imitation de la vie la plus belle et la plus excellente ; et c’est justement ce que nous affirmons, nous, être réellement une tragédie, la tragédie la plus authentique ! Dans ces conditions, si vous êtes des poètes, poètes nous sommes également, composant une œuvre du même genre que la vôtre, vos concurrents professionnels aussi bien que vos compétiteurs, étant les auteurs du drame le plus magnifique : celui précisément dont seul, un code authentique de lois est le metteur en scène naturel, ainsi que nous en avons l’espérance ! [817c] N’allez pas vous imaginer par conséquent que, sans du moins y faire difficulté, nous vous permettrons jamais, comme cela, de venir planter vos tréteaux chez nous, sur la place du marché, et présenter au public des acteurs à la belle voix qui parleront plus fort que nous ; que nous vous donnerons le droit d’adresser publiquement des discours à nos enfants, à nos femmes, à la foule toute entière : en y parlant des mêmes pratiques que nous-mêmes, mais sans en dire les mêmes choses, qui en sont, pour la plupart, tout l’opposé ! Peu s’en faudrait en effet que ce ne fût, oui, aussi bien de notre part que de la cité toute entière, une démence complète, s’il s’en trouvait une pour vous laisser le droit de faire ce que je viens de dire, avant que les autorités aient décidé si vous avez composé une œuvre avouable et bonne à être entendue par le public ! À cette heure donc, enfants qui êtes les rejetons des Muses les plus molles, commencez par exposer devant les magistrats vos chants à côté des nôtres, et si ceux qui sont de vous apparaissent identiques aux nôtres, ou même meilleurs, alors nous vous accorderons un chœur, mais s’il n’en est pas ainsi, chers amis, la chose ne nous serait jamais possible ! » [817d]