Dieu

Ce que Dieu doit être pour les jeunes gardiens, République II [378b,379d]

Les poètes, prophètes ou non, n'ont eu de cesse de peindre la divinité comme trop humaine. Jaloux, violents et menteurs, quels exemples les dieux donnent-ils à la jeunesse? Le législateur n'est pas théologien, il n'a pas à trancher un débat dont ont vécu et vivent encore tous les clergés. Seulement la poésie met en forme les âmes jeunes, et nous ne laisserons pas se dire n'importe quoi lorsqu'il s'agit d'éduquer les gardiens d'une cité juste. Ce dialogue entre Socrate et Adimante constitue une première confrontation, au sein de la République, entre poètes et philosophes. 
 


Il ne faut pas non plus faire entendre à un jeune qu’en allant au bout de l’injustice il ne ferait rien dont on doive s’étonner, ni non plus qu’en maltraitant à son tour de n’importe quelle manière un père qui le traite injustement, il ferait exactement la même chose que les premiers et les plus grands des dieux. 
— Non, par Zeus, dit-il, à moi non plus cela ne semble pas être des choses à dire. 
— Ni non plus généralement, dis-je, que des dieux fassent la guerre, complotent, et combattent contre d’autres dieux — d’ailleurs ce n’est même pas vrai c -, si du moins on veut que ceux qui vont garder notre cité considèrent comme la chose la plus déshonorante de se traiter aisément les uns les autres en ennemis. Il faut bien éviter de leur raconter des histoires et de représenter des tableaux colorés de combats de géants, et des nombreuses autres querelles de toutes sortes qui auraient opposé dieux et héros à leurs propres parents et à ceux de leur maison. Mais si nous voulons avoir une chance de les convaincre que jamais aucun citoyen n’eut d’hostilité envers un autre, et que ce serait d’ailleurs chose impie, c’est précisément cela qu’il faut plutôt leur faire dire dès "l’enfance par les vieillards et les vieilles femmes, et il faut aussi, à l’intention des plus âgés, contraindre les poètes à composer des discours qui aillent dans ce sens. Mais l’histoire d’Héra ligotée par son fils , et d’Héphaïstos jeté à terre par son père au moment où il voulait défendre sa mère brutalisée , et toutes les histoires de combats de dieux qu’Homère a composées , il ne faut pas les accueillir dans la cité, qu’elles soient composées avec àes intentions cachées ou sans intentions cachées. Car le jeune homme n’est pas capable de discriminer entre ce qui est intention cachée et ce qui ne l’est pas : en revanche les impressions qu’à son âge il reçoit dans ses opinions tendent e à devenir difficiles à effacer et immuables. C’est sans doute précisément pourquoi il faut accorder une grande importance à ce que les premières choses qu’ils entendent soient des histoires racontées de la façon la plus convenable possible pour amener à l’excellence. 
— Oui, cela a du sens, dit-il, Mais si quelqu’un alors nous demandait quelles sont ces choses et quelles sont ces histoires, lesquelles désignerions-nous ? Alors moi je lui dis : 
— O Adimante, nous ne sommes pas poètes ni toi ni moi, pour l’instant, mais des fondateurs de cité. Or aux fondateurs il revient de connaître les modèles auxquels doivent se référer les poètes pour raconter les histoires, et si ceux-ci composent leurs poèmes en s’en écartant, il ne faut pas les laisser faire ; mais ce n’est certes pas aux fondateurs de composer les histoires. 
— Tu as raison, dit-il. Mais pour rester sur ce point "même, à savoir les modèles régissant les discours sur les dieux, quels seraient-ils ? 
— Ils seraient à peu près ceux-ci, dis-je : il faut à chaque fois sans aucun doute restituer le dieu tel qu’il se trouve être, qu’on le représente par une composition en vers épiques, en vers lyriques, ou dans une tragédie. 
— Oui, il le faut. 
— Or le dieu est réellement bon, et c’est ce qu’il faut dire qu’il est ? 
— Bien sûr. 
— Mais aucune des choses bonnes n’est nuisible. N’est-ce pas ? 
— Non, à mon avis. 
— Et est-ce que ce qui n’est pas nuisible nuit ? 
— Nullement. 
— Et ce qui ne nuit pas, cela produit-il quelque mal ? 
— Non plus. 
— Et ce qui ne produit aucun mal ne pourrait non plus être la cause d’aucun mal ? 
— Comment serait-ce possible ? 
— Mais voyons : ce qui est bon est bienfaisant ? 
— Oui. 
— Donc cause d’un effet bon ? 
— Oui. 
— Donc le bien n’est pas cause de toutes choses ; il est la cause de celles qui sont bonnes, mais il n’est pas la cause des maux, 
— Oui, absolument, dit-il. 
— Donc le dieu, dis-je, puisqu’il est bon, ne peut pas non plus être la cause de toutes choses, comme le dit la masse des gens ; il est la cause d’une petite partie de ce qui arrive aux humains, et n’est pas la cause de la plus grande partie. Car les choses bonnes pour nous sont bien moins nombreuses que celles qui sont mauvaises ; pour celles qui sont bonnes, il ne faut pas chercher d’autre cause que lui, tandis que pour les mauvaises il faut chercher d’autres causes que le dieu

"quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice", Lettres persanes, Lettre LXXXIII


Il n'est pas difficile d'opposer à l'idée d'un droit et d'une justice éternels les complications de l'histoire et de la politique. Le cynique hausse en effet alors les épaules et prétend établir par les faits que la justice n'est qu'un mot creux, destiné à couvrir les intérêts des forts ou les coutumes des peuples. Cette sagesse désabusée s'étale partout. Toutefois, que nous puissions former en nous l'idée d'une action juste, indépendante de tout motif intéressé est déjà un signe puissant ; elle exprime la possibilité d'un droit qui passe tous faits et subsiste contre ou malgré eux. Car il importe peu au fond que ce que nous appelons "justice de Dieu" subsiste autre part que dans le fond du coeur humain. Cette idée suffit à justifier le droit contre tous les abus ; et ce droit pur lui-même, ne serait-il qu'une chimère, serait encore plus que le règne de la force par le reproche qu'il incarne et exprime. La leçon d'Usbek serait peut-être ici de montrer qu'en niant le caractère absolu du droit on abandonne d'abord les hommes à la force : tenir sur les principes est en effet le premier refuge des persécutés. 
 

 

Usbek à Rhédi, à Venise. 

S’il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu’il soit juste: car, s’il ne l’était pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres. 
La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses; ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme. 
Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports; souvent même, lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent; et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève sa voix; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. 
Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les commettre et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent: nul n’est mauvais gratuitement. Il faut qu’il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d’intérêt. 
Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste; dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive, car, comme il n’a besoin de rien, et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans intérêt. 
Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité. 
Voilà, Rhédi, ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu'il faudrait se dérober à soi-même. 
Nous sommes entourés d'hommes plus forts que nous; ils peuvent nous nuire de mille manières différentes; les trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément. Quel repos pour nous de savoir qu'il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur et nous met à couvert de leurs entreprises! 
Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle; nous passerions devant les hommes comme devant les lions, et nous ne serions jamais assurés un moment de notre bien, de notre honneur et de notre vie. 
Toutes ces pensées m'animent contre ces docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance; qui le font agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l'offenser; qui le chargent de toutes les imperfections qu'il punit en nous, et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être mauvais, tantôt comme un être qui hait le mal et le punit. 
Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le coeur juste ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir . il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l’ont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j’étais sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes. 

De Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715.