Vieillesse

La sagesse vient-elle avec l'âge? République I [328c-329e]

La jeunesse est pleine de force, mais elle ignore tout du monde. Aussi est-ce naturellement l'expérience des choses humaines qu'on respecte d'abord dans le vieillard. On comprendra donc pourquoi l'âge peut aisément en imposer. L'entretien entre Socrate et Céphale doit toutefois nous faire comprendre, par l'insolence même de Socrate, la différence entre la véritable sagesse, qui est intelligence du vrai bien, et l'assagissement que le corps affaibli extorque de nous, et comme malgré nous. Qu'il n'y ait point de grandeur à s'accommoder du nécessaire, c'est ce que cette discussion sur les plaisirs de l'amour nous permettra de deviner. 
 


Aussitôt qu'il m'aperçut, Céphale me salua et me dit : Tu ne descends guère souvent nous voir au Pirée, Socrate ; c'est un tort de ta part. Si moi, j'avais encore assez de force pour faire d'un pied léger le trajet de la ville, tu n'aurais pas [d] besoin de venir ici : c'est nous qui irions chez toi. Mais maintenant c'est à toi de venir ici plus souvent. Je te dirai en effet que, si pour moi les plaisirs des sens sont fanés, je sens croître d'autant le goût et le plaisir de la conversation. Fais- moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes gens, de venir ici et de fréquenter chez nous, comme chez d'intimes amis. 
Et moi, Céphale, répondis-je, j'aime à converser avec les [e] gens d'un grand âge ; il me semble qu'il faut apprendre d'eux, puisqu'ils nous ont devancés sur une route que nous aurons peut-être aussi à parcourir, de quelle nature est cette route, si elle est rude et pénible, ou facile et commode. Aussi j'aurais plaisir à connaître ton sentiment sur ce que les poètes appellent « le seuil de la vieillesse » , puisque tu es arrivé à ce moment de la vie, si c'est un passage difficile de l'existence, ou si tu as autre chose à en dire. 

[329a] III - Oui, par Zeus, je veux bien, Socrate, te dire mon sentiment sur ce point. Souvent en effet nous nous réunissons ensemble entre vieillards à peu près du même âge, justifiant ainsi le vieux proverbe. Or la plupart d'entre nous se lamentent dans ces réunions : ils regrettent les plaisirs de la jeunesse, ils se rappellent les délices de l'amour, du vin, de la bonne chère et d'autres amusements du même genre, et ils se chagrinent, comme s'ils avaient perdu des biens consi- dérables ; il faisait bon vivre alors ; à présent ce n'est même [b] plus vivre. Quelques-uns se plaignent aussi des outrages auxquels leur grand âge les expose de la part de leurs proches, et là-dessus ils rebattent tous les maux dont la vieillesse est pour eux la cause. Mon avis à moi, Socrate, c'est que ces vieillards ne touchent pas la véritable cause ; car, si la vieillesse était la vraie cause, elle aurait eu le même effet sur moi et sur tous ceux qui sont arrivés à cet âge. Or j'ai rencontré au contraire des vieillards animés de sentiments bien différents, entre autres le poète Sophocle. J'étais un jour près de lui, [c] quand on lui demanda : « Où en es-tu, Sophocle, à l'égard de l'amour? es-tu encore capable d'entreprendre une femme ? — Tais-toi, l'ami, répondit Sophocle ; je suis enchanté d'être échappé de l'amour, comme si j'étais échappé des mains d'un maître enragé et sauvage. » Sa réponse me parut belle alors, et aujourd'hui encore elle ne me paraît pas moins belle. Il est certain en effet qu'à l'égard de ces troubles des sens la vieillesse assure la paix et la franchise complètes. Quand les passions ont perdu leur violence et se sont relâchées, c'est à [d] la lettre que le mot de Sophocle se réalise : on est délivré d'une foule de tyrans forcenés. Quant à ces regrets des vieillards et à leurs chagrins domestiques, il n'y a qu'une sorte de cause, et ce n'est pas la vieillesse, Socrate, mais le caractère des hommes. S'ils sont sages et d'humeur facile, la vieillesse alors est peu pénible ; sinon, Socrate, ce n'est pas seulement la vieillesse, c'est encore la jeunesse qui est fâcheuse, avec un caractère difficile.