Education

L'école doit instruire

Cet article publié dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984 porte le titre « L’entonnoir et la bouteille vide » chez Jacques Muglioni. Nous publions également un premier état de ce texte sous le titre retenu par Jacques Muglioni.

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L’école est aujourd’hui le lieu d’une nouvelle controverse qui oppose apparemment les tenants de deux conceptions de la pédagogie. En insistant sur la nécessaire transmission du savoir par le système scolaire et en prônant le retour aux valeurs d’effort, de travail, de discipline, M. Chevènement a mis en cause, plus ou moins explicitement, les méthodes pédagogiques fondées davantage sur la créativité et la liberté de l’élève. Les partisans de ces méthodes modernes reprochent au ministre de l’éducation nationale de vouloir revenir en arrière et de tenir, comme l’a dit M. Edmond Maire, des propos « régressifs ». Dans notre page « Commentaires » du 8 décembre, M. Bernard Chariot critiquait ainsi la « pédagogie rétro » défendue, selon lui, par M. Chevènement et responsable, estimait-il, de la crise actuelle de l’école. Après avoir donné la parole à ceux qui dénoncent la nouvelle politique de l’éducation, nous faisons entendre la voix de ceux qui la soutiennent. 

Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un ministre de l’éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car, depuis peut-être un siècle, les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font fort de scruter les consciences et de régenter les volontés.

Aussi faut-il voir clair et ne pas se tromper d’enjeu. La crise ne tient pas au scepticisme, à la paresse ou à l’incompétence de quelques maîtres, mais au choix idéologique qui, depuis longtemps déjà, inspirent la pédagogie officielle.

Rapprocher l’école de la vie, l’ouvrir au monde qu’est-ce que cela veut dire ? Que la spontanéité vaut mieux que le travail, l’imprégnation que l’étude méthodique, les comportements, attitudes et gestes que les connaissances, le groupe convivial que la culture personnelle, le conformisme à la fois collectif et anarchique que la réflexion.

Veut-on des exemples ? En voici de très présents. Il existe, dit-on, des niveaux de lecture et, en ce sens, nul n’a jamais fini d’apprendre à lire : est-ce à dire que l’apprentissage de la lecture doit s’éterniser et qu’il ne faut pas s’émouvoir si trop d’enfants quittent l’école primaire sans savoir lire ? De même, dit-on encore, il existe des niveaux de langue, des codes différents selon les milieux socioculturels : faut-il donc renoncer à corriger l’expression orale ou écrite des élèves, sous prétexte que celle-ci témoigne toujours de l’authenticité d’une culture ?

Tout se passe comme si les prédicateurs de la rénovation voulaient condamner la majorité des élèves à l’ignorance et à l’enfermement social afin de se maintenir plus sûrement au pouvoir, eux et leur descendance. La pédagogie de l’innovation serait-elle, en définitive le moyen subtil de perpétuer des privilèges ? En effet, le savoir et la culture au singulier – qu’on me pardonne – n’ont pas toujours besoin de l’école pour se transmettre. Seuls les enfants du peuple ont toujours besoin de l’école pour s’instruire. Qui donc veut l’égalité ? Qui veut l’école démocratique ?

La France, pour des raisons historiques, a jusqu’ici été moins atteinte que d’autres pays occidentaux par la fausse démocratisation de l’école. C’est que nombreux sont encore les maîtres qui prennent sur eux d’enseigner malgré tout ce qu’ils ont eux-mêmes appris, sans trop se soucier des directives et des conseils qui pourtant les accablent. Une diversité d’observations fait alors apparaître une sorte de microclimat scolaire. Le public, maîtres compris, s’en trouve désorienté.

Reste que le démantèlement de l’instruction publique menace depuis plusieurs décennies les bases mêmes d’une civilisation. L’école traditionnelle, vouée à l’abstraction, faisait des déracinés : une pédagogie de quartier s’emploie donc à livrer l’école à l’environnement, au monde dans ses pires limitations, rendant ainsi irrémédiables les inégalités. Elle dresse le culte des différences contre l’universel. Elle entend faire de l’école le sergent recruteur d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses servitudes, tantôt utopique comme la société conviviale avec ses licences. Elle entretient le mépris de la connaissance et de la pensée. Répétera-t-on bientôt, comme jadis la propagande de Vichy, que « Descartes est le grand péché français » ? Quand reviennent à la mode, avec des apparences novatrices, les idées de Barrès et de Maurras, faut-il encore se demander où est l’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Assisterions-nous donc depuis quelques mois à « un grand bond en arrière » ? Oui certes, mais comme pour une renaissance ! Que des théoriciens fassent carrière en racontant à leur manière l’histoire de l’école, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils ont longtemps inspirées n’avaient déjà fait des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de prôner désigne la version « scientifique » de l’asservissement au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Quelle que soit l’organisation scolaire, il y aura toujours des maîtres maladroits et ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève à ce qu’il apprend, quand se substitue à la connaissance organisée et réfléchie l’accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais accompagner l’élève sur le chemin et l’exercer à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer, à quelque niveau que ce soit, si modeste qu’on voudra, à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin –leur prêter main forte !

Semblables !

Billet n°11 – 23 janvier 1959. Version pdf.

Pourquoi s’étonner de ce que les hommes ne se comprennent pas entre eux ? Il faut en chercher la cause à peine cachée : ils ne se comprennent pas eux-mêmes et chacun reste aussi éloigné de soi qu’il l’est de tous les autres. En vérité ils ignorent l’homme qui est en eux, qui les unit tous et les fait semblables.

Faute d’avoir aperçu cette idée très ancienne, l’esprit réformateur a imaginé maint palliatif. Par exemple une langue commune à tous les peuples, qui leur permettrait enfin de se communiquer leurs pensées. Or on oublie qu’une langue est seulement un moyen, et qu’il ne manque jamais à celui qui a quelque chose à dire. On feint de croire que chacun comprend naturellement sa propre langue et les idées, les sentiments qu’elle a formés au cours des siècles. Qui sait bien le langage de son pays est plus près de comprendre un Allemand ou un Espagnol que l’amateur de langues parlées ou d’« espéranto » n’est capable de se comprendre lui-même. Car l’homme n’est divers qu’en surface, par la mode de ses habits, de sa cuisine, de sa prononciation. Mais il vient de trop loin pour n’être pas resté le même à travers tous les temps et il est trop environné de tous pour n’être pas semblable à tous. La connaissance de cette universalité, voilà ce qui s’appelle culture.

Tout sépare les hommes : la mode, le métier, le langage en apparence ; mais une commune notion les unit. Seulement elle se cache à la plupart. Elle n’apparaît qu’à celui qui l’étudie dans les œuvres les plus anciennes où sont fixés les traits de l’homme éternel qu’aucune mode ne changera jamais. C’est en contemplant ce visage-là qu’un Français peut comprendre un étranger – mot vrai et faux à la fois – aussi bien que son plus proche voisin, puisque c’est par ce visage-là que nous cessons d’être tous des étrangers pour nous connaître enfin semblables. 

L’ordre de paix et de justice dépend donc moins de réformes particulières, qu’on imagine pour l’établir et qui trop souvent contrarient le but souhaité, que d’une éducation vraiment universelle. Auguste Comte ne séparait pas l’idée de paix, internationale et sociale, de l’éducation positive qui est connaissance de l’homme dans ses œuvres de science et d’art, dans ses mœurs et sa plus constante philosophie. Mais le siècle méprise ce loisir coupable. Il veut qu’on grimace comme un Anglais, qu’on se brosse comme un Suisse et qu’on fabrique comme un Américain. L’homme n’est pas là, car ce sont des singeries !

Auguste Comte, un philosophe pour notre temps

Le temps présent rend son actualité à une œuvre qu’on s’était cru dispensé de lire ; elle conjugue pourtant en tous ses moments la réflexion philosophique, c’est-à-dire l’esprit d’ensemble, et l’immense histoire dont tous les développements nous représentent l’indivisible humanité.

Il y a un siècle et demi, c’est déjà notre temps qui est décrit jusque dans les excès dont nous sommes les témoins complices quand ce n’est pas les acteurs.

Comment sortir de la grande crise historique qui s’éternise sous nos yeux sans que dans le monde présent on puisse discerner chez les meilleurs esprits quelque résolution de penser l’avenir de façon positive ?