démocratie

La bonne conscience d'une école sans mérite

Ce tapuscrit de 4 pages (rédigé sur papier à en-tête du ministère) est daté du 17 janvier 1986. Nous ne savons pas à qui il était destiné. Deux pages suivent, non numérotée, non datées, qui semblent un développement de la conclusion.


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Dans l’ordre de la rigueur intellectuelle, les intentions ont peu d’importance. Il peut arriver, par exemple, que des maîtres se lancent avec ardeur et sincérité dans ce qu’il est convenu d’appeler la rénovation pédagogique, mais en la matière on doit surtout craindre les bons sentiments qui toujours aggravent plutôt qu’ils n’atténuent le mal. Nous sommes venus au temps où le refus d’enseigner n’a plus guère besoin de déguisement.

Dans ses résultats comme dans son intention, en effet, la rénovation pédagogique déplace l’intérêt de l’école du contenu vers les manières de faire ou d’être, celles-ci ne dépendant plus de l’objet, mais du sujet. Non plus de l’objet dans sa vérité, mais du sujet et de cette fin indéterminée qu’on lui suppose et qu’on nomme son épanouissement. Bref, l’intérêt dérive de la matière vers la manière. Or quand l’art d’enseigner entend partir de l’enfant, au lieu de réfléchir d’abord sur le contenu du savoir pour en dégager les conditions d’un progrès depuis l’élémentaire, il traite les préalables psychosociologiques comme une fin, jusqu’à perdre de vue le contenu lui-même. À partir de l’enfant, et de l’enfant réfracté par l’idéologie du jour, on n’a aucune chance de retrouver l’essence et la fin de l’école. La faute impardonnable est de croire que la recherche pédagogique dérape par accident et non pas en raison de son projet même. Mais il est intempestif de le dire, car c’est toucher aux situations acquises. Encore qu’on puisse se réjouir de ce que les chercheurs en éducation n’enseignent pas. On préfère laisser croire, en renversant la formule examinée par Kant, que ce peut parfois n’être pas très bon en pratique, mais que c’est toujours excellent en théorie.

 

C’est pourtant clair dès que la pédagogie cesse d’être un art reposant, comme tout art, sur le jugement et l’expérience, pour devenir l’application d’une théorie, d’une doctrine particulière relative au sujet enseigné (à cet égard qui dira les désastres causés dans les écoles normales par les lectures psychopédagogiques ?), l’école tend à minimiser sa relation objective avec l’universalité du savoir et de la culture. Ces étranges connaisseurs de l’enfant savent tout sur lui, sauf qu’il veut grandir et s’élever pour peu que, sans attendre, on lui reconnaisse la dignité d’homme. Ce sont des misanthropes.

Il n’est jamais sûr en histoire que le sens du courant indique le progrès, la direction à suivre. Que, par exemple, la rénovation pédagogique l’ait emporté un peu partout dans le monde occidental, ce n’est pas fait pour rassurer. Mais que la France qui, presque seule, a une solide tradition de l’instruction publique reste à la traîne, c’est une raison d’espérer.

La caricature visant à discréditer l’école républicaine sous l’étiquette réputée quasi-infamante de méritocratie témoigne d’une confusion grossière entre ce que des rites scolaires peuvent avoir d’épisodique, parfois de suranné, et le fond des choses. Le ressentiment déchaîné contre une école qui, malgré le mensonge sociologique, a réussi de façon notable et sans précédent la promotion des plus humbles tend à accréditer l’acception la moins honorable du mot démocratie. Quand, en effet, elle prétend libérer les différences qualitatives et préserver la diversité la plus hétérogène des ressources individuelles, pour opposer un tabou inflexible à l’inégalité des efforts et des réussites, loin d’être le prolongement ou le plein achèvement de l’école républicaine, l’école démocratique en est exactement le contre-pied. La première se réfère au contenu objectif du savoir et de la culture, auquel les élèves sont invités à s’égaler dans toute la mesure de leur talent et du travail conduit par l’école, la seconde tend au contraire à relativiser ce contenu, voire à écarter tout contenu, en vue de créer un monde parfaitement subjectif et une égalité d’apparence où tout critère, toute norme, toute notion de mérite, toute distinction du vrai et du faux sont pudiquement effacés. D’où une profusion d’activités globales étrangères à toute discipline intellectuelle, manuelle ou physique. Les différentes propositions de programme pour l’école primaire, qui heureusement n’ont pas toutes été suivies, en disaient long à cet égard. Répétons-le : dans son principe même l’innovation pédagogique tend à diminuer la part de l’enseignement proprement dit, voire à congédier tout enseignement pour lui substituer des manières de faire et des manières d’être. Vous ne tenez aucun compte, répondra-t-on, de l’harmonie du groupe ! Mais comment une école qui traiterait tous les enfants comme des anormaux ne produirait-elle pas, à la fin, des effets nécessairement conformes à sa vision du monde ?

La prise en compte de l’enfant, – ou plutôt de l’écolier, ce qui est tout autre chose –, n’a de sens que par rapport à une fin et à un contenu déjà présents. Quand, en effet, c’est de l’enfance qu’elle entend faire une fin, quand elle s’emploie à éterniser l’enfance, elle découvre avec fausse naïveté que le savoir et la culture lui sont étrangers, que l’instruction, comprise sommairement comme inculcation, est violence et aliénation. Le contenu est alors discrédité comme signe ésotérique de reconnaissance à l’intérieur d’une caste, comme normatif, donc comme répressif pour le plus grand nombre. On refuse de voir que ce qui mérite d’être enseigné a de beaucoup précédé l’enfant qui entre à l’école et lui survivra longtemps encore, que ce n’est pas par rapport à l’enfance, à ses motivations occasionnelles ou jouées, que l’école se définit, mais que l’école la plus utile à l’enfant n’est pas celle qui est « faite pour les enfants ». La question de savoir comment s’y prendre, la question pédagogique, suppose qu’on ait d’abord répondu à une première question : pour quoi faire ? qui est une question philosophique.

Pour conclure (peut-être en faveur de la sociologie me pardonnera-t-on le reste), la démocratisation de l’école, comme on l’entend, et l’embargo sur l’instruction, c’est la même chose. Le transfert des apprentissages réels à l’initiative et aux ressources privées, d’abord familiales, fait d’incontestables progrès. Il y a encore de bonnes classes, mais beaucoup d’enfants apprennent à lire et à compter à la maison, ne serait-ce que pour tromper l’ennui ; le peu qu’ils savent, ce n’est pas toujours à l’école qu’ils l’ont appris. Les parents les mieux placés, les plus ambitieux pour leurs enfants, les moins scrupuleux, remuent ciel et terre pour faire inscrire leur progéniture dans les écoles, les collèges et les lycées où l’on travaille encore. L’école démocratique au sens consacré, c’est donc l’école cynique. Elle réussit ce prodige de créer un état de choses vérifiant enfin la théorie sociologique de la reproduction, qu’on avait décidément mal comprise ; car il ne s’agissait pas d’une vue rétrospective et scientifique, mais d’un roman d’anticipation. Tout se passe, en effet, comme si l’on voulait empêcher à tout prix le renouvellement des élites dirigeantes et la mobilité sociale. Dès que les lumières sont laissées à la discrétion des particuliers, il n’y a plus d’obstacle à l’hérédité des privilèges : les propagandistes de la rénovation le savent bien, qui ne manquent pas de placer leur progéniture en lieu sûr. Et puis pourquoi se plaindre quand les siens, qui n’y sont certes pour rien, font partie des privilégiés ? Faut-il se donner bonne conscience en se disant que les autres ont en compensation l’épanouissement et la convivialité ? Mais quand ce petit monde aura atteint l’âge d’homme, on fera les comptes,. Et s’il faut être cynique, soyons-le jusqu’au bout ! Ou plutôt ayons le courage de l’esprit qui sait deviner, derrière les progrès d’apparence, la politique la plus rétrograde. Sur la question de l’école plus que sur toute autre, la vérité ne doit pas être mise de côté.


Les deux paragraphes suivants correspondent aux deux pages supplémentaires mentionnées ci-dessus.


Allons plus loin. La rénovation pédagogique ne serait-elle pas l’expression d’un projet dont l’objectif serait tout autre que pédagogique ? En effet, dans le sens du moins que le mot tend à prendre de plus en plus, et qui rend aux réserves de Platon une singulière actualité, la démocratie achevée paraît supposer la fin de l’école. Tant que l’école entend instruire, transmettre un savoir, une culture, elle s’engage à constater l’inégalité des résultats individuels, ne serait-ce que pour prévoir les ajustements pédagogiques nécessaires. Or ce sont ces inégalités qu’on veut précisément empêcher d’apparaître. Et comme elles sont inséparables des études et des apprentissages réels, il reste à imaginer une école ne comportant rien de tel, une école, en conséquence, ne se référant plus explicitement à un objet auquel on doive se mesurer, mais déployant seulement des activités à travers lesquelles s’expriment les sujets individuels tels qu’ils sont ou, mieux encore, le sujet collectif. Sans doute la recherche pédagogique se donne-t-elle en principe pour fin de faciliter l’apprentissage en l’adaptant au développement de l’enfant ; mais, poussée à son terme, la logique même d’une telle recherche conduit inéluctablement à évacuer tout contenu défini par les grandes disciplines, à refuser la transcendance du contenu par rapport à toute psychologie, à s’installer dans l’immanence de l’immédiat et du vécu. Et c’est paradoxalement au moment on elle affiche son ouverture au monde que l’école se replie sur le psychologique, se substitue au monde réel, se ferme sur soi comme un monde clos. L’école devient effectivement un lieu de vie quand elle a cessé d’avoir la moindre exigence objective. La ruse de la rénovation pédagogique est d’en appeler à ce que le sentiment démocratique peut avoir de positif pour nourrir du ressentiment à l’égard de l’école républicaine qui s’était donné pour mission de substituer aux privilèges de l’hérédité et de l’argent la seule récompense du travail et du talent. Il serait temps de déjouer la ruse et de se représenter la trop fameuse « école démocratique » dans sa vérité.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que cette école démocratique se définisse seulement de façon négative, comme refus de l’instruction et de ses conditions institutionnelles. Elle entend surtout substituer à l’instruction quelque chose qui lui paraît très positif, à savoir un genre de vie, une façon d’exister. Voilà pourquoi on tient tant aujourd’hui à substituer l’éducation à l’instruction. Cette tendance ne date pas d’hier. Il ne s’agit plus de répandre les lumières et d’en appeler ainsi à la liberté de chacun. Il s’agit, au contraire, de déconsidérer les lumières pour mieux disposer de la liberté individuelle, pour la confisquer au profit d’une certaine conception de la vie collective. La nostalgie du patronage trahit ici un cléricalisme sournois, et il n’y a pas lieu d’être surpris si ce sont certaines organisations, dont la façade gauchiste ne peut cacher l’origine confessionnelle, qui ont pris la tête de la rénovation pédagogique. C’est particulièrement clair quand, par exemple, on entreprend de substituer à l’instruction civique une éducation ayant pour objet non plus la connaissance raisonnée des droits et des devoirs du citoyen, mais l’entraînement collectif à certains modes de vie et d’activité où se diluent les vertus proclamées d’initiative, de responsabilité, d’autonomie, de solidarité. Ce qui est irrémédiablement perdu, c’est l’idée du citoyen comme être séparé et capable de se déterminer seul, sans assistance, appartenance ou enracinement vécu. À l’horizon de la rénovation pédagogique pointe ainsi une société totalitaire aux formes apparemment douces et harmonieuses en attendant les révoltes qu’heureusement elle ne pourra manquer de provoquer, et d’où toute instance proprement politique, c’est-à-dire rationnelle et explicite, aura été soigneusement exclue. Il est quand même étonnant que les bons apôtres de la rénovation, dont on peut espérer qu’ils ne sont pas tous corrompus et dissimulateurs, ne paraissent pas se douter qu’ils contribuent à nous préparer un avenir redoutable.



Le lycée et l'université

Texte publié dans Indépendance Universitaire, Bulletin trimestriel de l’association universitaire pour l’entente et la liberté (A. U. P. E. L.), n°62, décembre 1994. ISSN 0221/9352.


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Lorsque je faisais mes études, l’enseignement relevait encore d’institutions résolument distinctes de la société civile ; il se présentait pour l’essentiel comme sa propre fin. Le choix d’une profession pouvait éventuellement dépendre de la nature des études poursuivies ; il ne les gouvernait pas. Plus encore, du moins dans l’esprit, l’enseignement était à la fois le principe et le terme : la vraie licence s’appelait d’ailleurs « licence d’enseignement ». Un fait majeur de notre temps est, au contraire, l’éclatement de l’institution qui tend à se présenter comme « un service », un simple auxiliaire de la société civile, l’organe de la préparation aux emplois. Ni les syndicats ni les ministres ne vont dire le contraire ! Le changement s’est accompli sous le signe des bons sentiments, à la faveur de ce qu’on appelle à tort ou à raison la « démocratisation » qui ne consiste nullement, comme on feint de le croire, à rendre les chances plus égales dans l’ordre social pour que les meilleurs ne soient pas désignés d’avance comme par héritage, mais à diminuer, voire à effacer les exigences propres à l’école, au lycée, à l’université, à établir une continuité entre l’école et ce qu’aujourd’hui on appelle la vie. Le nombre d’années d’études sanctionnées après le baccalauréat tend de plus en plus à définir le rang social. Ainsi la « démocratie » est devenue la caricature de ce que les plus nobles esprits appelaient, naguère encore, de ce nom.

On ne peut contester la dévaluation des titres et la baisse générale du niveau, à de rares exceptions près. Pour me présenter à l’agrégation de philosophie il me fallait avoir fait du latin et du grec, disposer en outre d’un certificat d’une licence scientifique. Je ne sache pas que la disparition de ces exigences ait été compensée par quelque progrès que ce soit dans l’étude des disciplines ordinaires. En particulier l’enseignement du français a beaucoup pâti de l’effacement des études classiques et, d’une façon générale, dans presque toutes les disciplines, les théories à la mode ont contribué à marginaliser l’élémentaire qui était à la base des études secondaires aussi bien que primaires.

C’est aussi pourquoi n’est plus guère présente l’exigence d’une continuité entre le primaire, le secondaire et le supérieur. On ne se trouve plus en présence d’une seule école qui, par-delà les différences nécessaires et les divers degrés, aurait une même fin, à savoir l’instruction et la culture des esprits. Combien de titulaires du baccalauréat ou même du DEUG aujourd’hui seraient-ils reçus au certificat d’études primaires de jadis, qui exigeait des bases solides en orthographe et en calcul ? L’idée que le savoir fondamental et la culture puissent être exposés à des options ne choque plus personne, car la signification de l’école en général s’est perdue. L’objectif poursuivi par la politique des options, c’est qu’il soit désormais impossible de distinguer en fin de parcours entre le plus savant et le plus ignorant, puisqu’ils ont les mêmes titres universitaires. N’importe quoi valant n’importe quoi, voilà la démocratie réalisée, comme Platon l’avait déjà annoncé ou plutôt décrit d’après Athènes.

S’il reste vrai que la spécialisation est la condition d’études plus approfondies et plus savantes, la dérive de l’université vers la « spécialisation dispersive », pour reprendre l’expression d’Auguste Comte, ne date pas d’aujourd’hui. Et elle est moins commandée par les besoins de la science que par les convenances personnelles. Or il est essentiel qu’au plus haut niveau du lycée, celui des classes préparatoires, la convergence des deux ordres d’enseignement soit développée. De même il est essentiel que pour les concours de recrutement des programmes nationaux continuent de rappeler des exigences qui importent à l’enseignement des grandes disciplines. Comment ne pas voir que la spécialisation précoce ou les choix arbitraires ont pour effet le contraire du but avoué. La baisse générale du niveau global des candidats, sinon peut-être des admis, – car la situation varie selon les disciplines – n’est déjà que trop sensible dans des concours gravement affectés, il est vrai, par une inflation aveugle et démagogique.

Qu’est-ce que l’enseignement supérieur peut attendre du secondaire et qu’est-ce que le secondaire est en droit d’attendre du supérieur ? C’est finalement une seule et même question. Il s’agit de savoir quels hommes on veut faire. S’il s’agit de livrer des étudiants de tous niveaux à des stages professionnels spécialisés, on sera peu attentif aux exigences de l’instruction fondamentale et de la culture générale. Une telle situation mériterait une ample étude, mais qui soit assez libre à l’égard des présupposés qui gouvernent de façon tyrannique les commentaires journalistiques, ministériels ou syndicaux. Ce qui semble d’ordinaire exclu désormais, c’est la mise en œuvre, dans l’exercice même de la profession, de ce qu’on a pu apprendre à l’école. A croire, à la limite, que le plus ignorant peut s’en tirer par un simple stage, puisque ce n’est plus le savoir fondamental, d’abord élémentaire, qui paraît être requis dans l’exercice de la profession, mais seulement l’adaptation improvisée à des manipulations dont les raisons théoriques demeurent à jamais cachées. Il ne s’agit plus de savoir compter pour être comptable, de savoir l’orthographe pour être secrétaire. La vertu le plus certaine de la calculette, c’est par exemple de rendre invisibles les fautes de calcul, c’est-à-dire de frappe, à un manipulateur qui ne sait pas se représenter les ordres de grandeur. « Dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, écrit Kant, cela n’est pas de l’art ». Entendons qu’alors il n’est nul besoin d’entraînement professionnel prolongé, c’est-à-dire de stage. Or de plus en plus l’habileté requise pour exercer une profession ne relève ni d’un savoir théorique reposant sur des bases élémentaires acquises sur les bancs de l’école, ni d’une capacité manuelle générale, mais de l’adaptation ponctuelle à l’emploi d’un matériel ou d’un programme de travail qu’il n’est pas question de s’approprier par simple lecture en raison de l’hermétisme, concerté ou non, des modes d’emploi. Voilà pourquoi la question posée sur l’attente réciproque du supérieur et du secondaire, l’un par rapport à l’autre, peut aujourd’hui paraître obsolète.

Quand j’étais membre ou président des jurys du CAPES ou de l’agrégation de philosophie, il m’est souvent arrivé de déplorer chez certains candidats des lacunes relatives à la connaissance littéraire ou scientifique la plus générale. On ignore des notions scientifiques élémentaires qui ne pouvaient échapper autrefois – je n’hésite pas à me répéter – aux titulaires du brevet simple, voire du certificat d’études. Ne parlons pas des fables de La Fontaine ! A croire que la spécialisation et les options ont vraiment pour fonction de masquer, voire d’entretenir l’ignorance et l’inculture. Il est vrai que les programmes et souvent la pratique du secondaire ne fournissent plus guère la base sur laquelle pouvait s’établir un enseignement supérieur plus spécialisé. On peut ignorer presque tout des œuvres classiques, n’avoir jamais rencontré ni Molière ni Corneille, n’avoir jamais pratiqué la démonstration en mathématiques, croire que les fusées volent comme les avions, ainsi qu’un programme de physique pourrait inciter à le penser, et choses semblables.

C’est que la rectitude et la rigueur de penser ne sont plus au programme quand on se donne pour seul objectif avoué une adaptation professionnelle apparemment libérée d’exigences théoriques. Au long des années, j’ai vu des historiens, des littéraires, des mathématiciens, des physiciens, qui avaient été des professeurs exemplaires, renoncer à leurs convictions dès qu’ils se sont vus revêtus de hautes fonctions, tout simplement parce qu’ils ne voulaient pas paraître rétrogrades et se croyaient obligés d’obéir à l’impératif catégorique de la modernité. Alors on renonce à enseigner les grands moments du temps historique, les modèles classiques de la poésie et du théâtre, la démonstration, la genèse des notions scientifiques fondamentales.

Si encore ces mesures de décadence avaient été prises par des esprits médiocres, on se consolerait en invoquant la misère des temps ! Mais la pire trahison a affecté des esprits supérieurs, comme si les plus savants, les plus cultivés, avaient résolu d’être aux yeux de l’histoire les derniers clercs ! Ils ont laissé ainsi vider l’école de son contenu substantiel.

L’enseignement supérieur serait certes fondé à exiger que le baccalauréat soit effectivement et non pas seulement dans les mots le premier grade universitaire. Mais cela suppose le retour d’exigences scolaires à tous les degrés de l’école, du collège et du lycée. Il faudrait qu’ainsi ce diplôme fût la preuve d’un niveau de savoir et de culture pouvant justifier des études spéculatives de longue durée. Il en résulterait certes que la plupart des préparations professionnelles passeraient par d’autres voies et qu’on en finirait avec la formule de charlatan : bac + n. Mais il faudrait alors en premier lieu qu’on cesse de voir dans les diplômes un critère de hiérarchie sociale. La trop célèbre formule des quatre-vingts pour cent de bacheliers est en cela la plus réactionnaire qu’on pouvait imaginer. On ne le sait que trop : la sacralisation des diplômes a entraîné leur dévaluation, ce dont apparemment on n’incline guère encore à se plaindre. De même le lycée demande à l’université d’honorer d’abord les disciplines générales qui constituent l’instruction et la culture, qui ainsi doivent naturellement nourrir le programme du baccalauréat. Entendons-nous bien. Il ne peut s’agir de condamner toute spécialisation et toute option. Dans l’ordre de la spéculation et de la profession, et quelle que puisse être la divergence des deux voies, les exigences de la compétence passent bien par une spécialisation progressive. Mais d’une part la spécialisation ne peut surmonter ses vices ordinaires qu’à la condition de reposer sur une base solide et de ne pas mépriser les généralités fondatrices. D’autre part l’enseignement, jusqu’au plus haut sommet, se doit d’assurer les conditions d’une communication universelle. Voilà pourquoi, quelles que soient leurs différences nécessaires, les divers ordres d’enseignement doivent poursuivre des fins communes et se référer à des critères commensurables entre eux. Par delà toute nécessaire diversification ou adaptation, une même idée doit demeurer vigilante, qui soit relative à la qualité et à la dignité des esprits. Le rôle de l’université pourrait être en particulier de réduire l’écart entre la culture générale et la recherche spécialisée, comme entre la disponibilité d’esprit et l’efficacité professionnelle. Sans doute appartiendrait-il à l’enseignement supérieur de rendre vigueur à la vieille et généreuse idée d’université populaire qui rendrait alors superflue l’inflation dérisoire des diplômes. Des hommes ayant fait des études courtes pourraient, une fois engagés dans la profession, accéder à une activité spéculative qui auparavant leur paraissait étrangère. Ainsi ne serait pas seulement visé le perfectionnement professionnel, mais aussi l’enrichissement personnel. Rappelons qu’Auguste Comte s’adressant à un public d’ouvriers ne songeait nullement à les entretenir de leur métier : il leur proposait un Cours d’astronomie populaire ! Mais notre société est-elle encore capable d’attention pour les biens les plus précieux ? C’est toute la question.


Intelligence et politique

Billet n°2 – 28 mars 1958. Version pdf.

La politique ne vaut pas une heure de peine : c’est l’opinion, je veux dire le pressentiment, de la plupart. Et il est vrai que la politique n’est pas un spectacle qui réjouit, quand on le contemple du dehors. Lorsqu’on a soi-même été mêlé à la vie des partis à l’heure des grandes espérances, on découvre que des anciens compagnons les médiocres seuls ou presque sont restés dans l’arène. Les autres avaient un métier ou une vie privée qu’ils ont préféré dès qu’ils ont dû choisir. Les réunions ou les assemblées offrent un dernier refuge à celui qui ne peut pas supporter la discipline du travail ou qui a échoué dans ses entreprises personnelles. Une psychanalyse de l’homme politique montrerait que l’ambition ou plutôt l’arrivisme est la recherche d’une compensation aux échecs de la vie, et je crois volontiers qu’il y a du malheur dans beaucoup d’âmes militantes.

On comprendrait par là la solitude des assemblées et des bureaux qui ne veulent rien devoir à ceux qui sont restés au travail et à l’étude. D’où vient que la haine de l’intelligence qui caractérisait naguère les partis de droite s’est étendue jusqu’à la gauche. Et l’incroyable sottise de notre politique n’a pas d’autre cause. L’intelligence découragée déserte la tribune, le journal, le syndicat, le parti ; elle abandonne la chose publique aux moins doués, à ceux qui comptent sur la lassitude des citoyens pour s’approprier la république. Car ils n’ont d’autre espérance qu’une place encore chaude dans l’écurie de César.

D’autres époques furent mieux secourues que la nôtre, où il n’était pas nécessaire de choisir entre la politique et l’intelligence. Cette alternative dramatique promet des lendemains obscurs si les citoyens se laissent émouvoir longtemps encore par les jeux du cirque. Platon annonce le passage de la démocratie déréglée, gouvernement des médiocres, à la tyrannie, régime de terreur. Car pour gouverner les sots, il ne faut pas moins que la peur et le crime. Nous ne sommes pas loin du compte si l’intelligence tarde encore à remplir son devoir politique qui est de réapprendre aux hommes le goût de la vérité et le sens de l’indignation.

Platon

Billet n°6 – 20 juin 1958. Version pdf.

Alain n’aimait pas lire les pages que Platon a écrites contre la démocratie. Il y voyait surtout le mépris aristocratique et le radical en lui se révoltait. Ces pages nous irritent, il est vrai, parce qu’elles nous condamnent tous. Nous nous reconnaissons dans ce régime bariolé comme un manteau multicolore, digne de la curiosité des femmes et des enfants, que Platon décrit d’après Athènes. Personne n’y gouverne car personne ne s’y gouverne. Autant de partis que d’humeurs, c’est-à-dire plus que d’individus ; autant d’opinions que d’intérêts ou de modes changeantes ; c’est au surplus une foire aux constitutions, où l’amateur n’a que l’embarras du choix. Cette diversité est séduisante et cette liberté sans frein plaît d’abord. Les bêtes mêmes en profitent, car dans ce régime, les chiennes ressemblent à leurs maîtresses et les ânes bousculent les passants.

Mais la démocratie est surtout la proie des orateurs et des sophistes. Ceux-ci flattent le peuple, sans souci du vrai et du bien commun. Ils savent comment séduire les assemblées. Ils sont experts dans l’art d’apprivoiser la foule, ce gros animal dont les passions violentes sont déchaînées ou calmées par des discours. Alors vient le temps où le peuple désespéré se choisit un protecteur et, fanatique, se livre au tyran. Et le peuple épouvanté se réveille un matin dans la peur et dans le crime.

Voilà pourquoi Platon dénonce les dérèglements de la démocratie. Il nous dit notre destin : un peuple qui s’abandonne connaîtra la terreur et la guerre, un peuple qui désobéit aux lois servira un maître, une démocratie qui refuse de se donner des règles finira dans la tyrannie. Certes, la question demeure toujours, depuis l’illustre République, de savoir quel est le meilleur régime politique et quelle doit être sa constitution. Mais nous qui avons appris le goût de la liberté et le sens de l’égalité, nous devrions savoir que, loin d’être des biens de consommation, elles sont des vertus difficiles. Nous devrions savoir aussi que la vraie constitution n’est jamais écrite, car elle est la substance du peuple et le caractère des citoyens. Solon est grand, mais il n’est pas la République. Il peut faire des lois, dans le présent, mais l’avenir reste l’affaire des partis et des hommes. Or, pour accomplir la tâche civique, ce qui manque aujourd’hui, comme hier, ce n’est pas l’intelligence, mais le courage.