Le lycée et l'université

Texte publié dans Indépendance Universitaire, Bulletin trimestriel de l’association universitaire pour l’entente et la liberté (A. U. P. E. L.), n°62, décembre 1994. ISSN 0221/9352.


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Lorsque je faisais mes études, l’enseignement relevait encore d’institutions résolument distinctes de la société civile ; il se présentait pour l’essentiel comme sa propre fin. Le choix d’une profession pouvait éventuellement dépendre de la nature des études poursuivies ; il ne les gouvernait pas. Plus encore, du moins dans l’esprit, l’enseignement était à la fois le principe et le terme : la vraie licence s’appelait d’ailleurs « licence d’enseignement ». Un fait majeur de notre temps est, au contraire, l’éclatement de l’institution qui tend à se présenter comme « un service », un simple auxiliaire de la société civile, l’organe de la préparation aux emplois. Ni les syndicats ni les ministres ne vont dire le contraire ! Le changement s’est accompli sous le signe des bons sentiments, à la faveur de ce qu’on appelle à tort ou à raison la « démocratisation » qui ne consiste nullement, comme on feint de le croire, à rendre les chances plus égales dans l’ordre social pour que les meilleurs ne soient pas désignés d’avance comme par héritage, mais à diminuer, voire à effacer les exigences propres à l’école, au lycée, à l’université, à établir une continuité entre l’école et ce qu’aujourd’hui on appelle la vie. Le nombre d’années d’études sanctionnées après le baccalauréat tend de plus en plus à définir le rang social. Ainsi la « démocratie » est devenue la caricature de ce que les plus nobles esprits appelaient, naguère encore, de ce nom.

On ne peut contester la dévaluation des titres et la baisse générale du niveau, à de rares exceptions près. Pour me présenter à l’agrégation de philosophie il me fallait avoir fait du latin et du grec, disposer en outre d’un certificat d’une licence scientifique. Je ne sache pas que la disparition de ces exigences ait été compensée par quelque progrès que ce soit dans l’étude des disciplines ordinaires. En particulier l’enseignement du français a beaucoup pâti de l’effacement des études classiques et, d’une façon générale, dans presque toutes les disciplines, les théories à la mode ont contribué à marginaliser l’élémentaire qui était à la base des études secondaires aussi bien que primaires.

C’est aussi pourquoi n’est plus guère présente l’exigence d’une continuité entre le primaire, le secondaire et le supérieur. On ne se trouve plus en présence d’une seule école qui, par-delà les différences nécessaires et les divers degrés, aurait une même fin, à savoir l’instruction et la culture des esprits. Combien de titulaires du baccalauréat ou même du DEUG aujourd’hui seraient-ils reçus au certificat d’études primaires de jadis, qui exigeait des bases solides en orthographe et en calcul ? L’idée que le savoir fondamental et la culture puissent être exposés à des options ne choque plus personne, car la signification de l’école en général s’est perdue. L’objectif poursuivi par la politique des options, c’est qu’il soit désormais impossible de distinguer en fin de parcours entre le plus savant et le plus ignorant, puisqu’ils ont les mêmes titres universitaires. N’importe quoi valant n’importe quoi, voilà la démocratie réalisée, comme Platon l’avait déjà annoncé ou plutôt décrit d’après Athènes.

S’il reste vrai que la spécialisation est la condition d’études plus approfondies et plus savantes, la dérive de l’université vers la « spécialisation dispersive », pour reprendre l’expression d’Auguste Comte, ne date pas d’aujourd’hui. Et elle est moins commandée par les besoins de la science que par les convenances personnelles. Or il est essentiel qu’au plus haut niveau du lycée, celui des classes préparatoires, la convergence des deux ordres d’enseignement soit développée. De même il est essentiel que pour les concours de recrutement des programmes nationaux continuent de rappeler des exigences qui importent à l’enseignement des grandes disciplines. Comment ne pas voir que la spécialisation précoce ou les choix arbitraires ont pour effet le contraire du but avoué. La baisse générale du niveau global des candidats, sinon peut-être des admis, – car la situation varie selon les disciplines – n’est déjà que trop sensible dans des concours gravement affectés, il est vrai, par une inflation aveugle et démagogique.

Qu’est-ce que l’enseignement supérieur peut attendre du secondaire et qu’est-ce que le secondaire est en droit d’attendre du supérieur ? C’est finalement une seule et même question. Il s’agit de savoir quels hommes on veut faire. S’il s’agit de livrer des étudiants de tous niveaux à des stages professionnels spécialisés, on sera peu attentif aux exigences de l’instruction fondamentale et de la culture générale. Une telle situation mériterait une ample étude, mais qui soit assez libre à l’égard des présupposés qui gouvernent de façon tyrannique les commentaires journalistiques, ministériels ou syndicaux. Ce qui semble d’ordinaire exclu désormais, c’est la mise en œuvre, dans l’exercice même de la profession, de ce qu’on a pu apprendre à l’école. A croire, à la limite, que le plus ignorant peut s’en tirer par un simple stage, puisque ce n’est plus le savoir fondamental, d’abord élémentaire, qui paraît être requis dans l’exercice de la profession, mais seulement l’adaptation improvisée à des manipulations dont les raisons théoriques demeurent à jamais cachées. Il ne s’agit plus de savoir compter pour être comptable, de savoir l’orthographe pour être secrétaire. La vertu le plus certaine de la calculette, c’est par exemple de rendre invisibles les fautes de calcul, c’est-à-dire de frappe, à un manipulateur qui ne sait pas se représenter les ordres de grandeur. « Dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, écrit Kant, cela n’est pas de l’art ». Entendons qu’alors il n’est nul besoin d’entraînement professionnel prolongé, c’est-à-dire de stage. Or de plus en plus l’habileté requise pour exercer une profession ne relève ni d’un savoir théorique reposant sur des bases élémentaires acquises sur les bancs de l’école, ni d’une capacité manuelle générale, mais de l’adaptation ponctuelle à l’emploi d’un matériel ou d’un programme de travail qu’il n’est pas question de s’approprier par simple lecture en raison de l’hermétisme, concerté ou non, des modes d’emploi. Voilà pourquoi la question posée sur l’attente réciproque du supérieur et du secondaire, l’un par rapport à l’autre, peut aujourd’hui paraître obsolète.

Quand j’étais membre ou président des jurys du CAPES ou de l’agrégation de philosophie, il m’est souvent arrivé de déplorer chez certains candidats des lacunes relatives à la connaissance littéraire ou scientifique la plus générale. On ignore des notions scientifiques élémentaires qui ne pouvaient échapper autrefois – je n’hésite pas à me répéter – aux titulaires du brevet simple, voire du certificat d’études. Ne parlons pas des fables de La Fontaine ! A croire que la spécialisation et les options ont vraiment pour fonction de masquer, voire d’entretenir l’ignorance et l’inculture. Il est vrai que les programmes et souvent la pratique du secondaire ne fournissent plus guère la base sur laquelle pouvait s’établir un enseignement supérieur plus spécialisé. On peut ignorer presque tout des œuvres classiques, n’avoir jamais rencontré ni Molière ni Corneille, n’avoir jamais pratiqué la démonstration en mathématiques, croire que les fusées volent comme les avions, ainsi qu’un programme de physique pourrait inciter à le penser, et choses semblables.

C’est que la rectitude et la rigueur de penser ne sont plus au programme quand on se donne pour seul objectif avoué une adaptation professionnelle apparemment libérée d’exigences théoriques. Au long des années, j’ai vu des historiens, des littéraires, des mathématiciens, des physiciens, qui avaient été des professeurs exemplaires, renoncer à leurs convictions dès qu’ils se sont vus revêtus de hautes fonctions, tout simplement parce qu’ils ne voulaient pas paraître rétrogrades et se croyaient obligés d’obéir à l’impératif catégorique de la modernité. Alors on renonce à enseigner les grands moments du temps historique, les modèles classiques de la poésie et du théâtre, la démonstration, la genèse des notions scientifiques fondamentales.

Si encore ces mesures de décadence avaient été prises par des esprits médiocres, on se consolerait en invoquant la misère des temps ! Mais la pire trahison a affecté des esprits supérieurs, comme si les plus savants, les plus cultivés, avaient résolu d’être aux yeux de l’histoire les derniers clercs ! Ils ont laissé ainsi vider l’école de son contenu substantiel.

L’enseignement supérieur serait certes fondé à exiger que le baccalauréat soit effectivement et non pas seulement dans les mots le premier grade universitaire. Mais cela suppose le retour d’exigences scolaires à tous les degrés de l’école, du collège et du lycée. Il faudrait qu’ainsi ce diplôme fût la preuve d’un niveau de savoir et de culture pouvant justifier des études spéculatives de longue durée. Il en résulterait certes que la plupart des préparations professionnelles passeraient par d’autres voies et qu’on en finirait avec la formule de charlatan : bac + n. Mais il faudrait alors en premier lieu qu’on cesse de voir dans les diplômes un critère de hiérarchie sociale. La trop célèbre formule des quatre-vingts pour cent de bacheliers est en cela la plus réactionnaire qu’on pouvait imaginer. On ne le sait que trop : la sacralisation des diplômes a entraîné leur dévaluation, ce dont apparemment on n’incline guère encore à se plaindre. De même le lycée demande à l’université d’honorer d’abord les disciplines générales qui constituent l’instruction et la culture, qui ainsi doivent naturellement nourrir le programme du baccalauréat. Entendons-nous bien. Il ne peut s’agir de condamner toute spécialisation et toute option. Dans l’ordre de la spéculation et de la profession, et quelle que puisse être la divergence des deux voies, les exigences de la compétence passent bien par une spécialisation progressive. Mais d’une part la spécialisation ne peut surmonter ses vices ordinaires qu’à la condition de reposer sur une base solide et de ne pas mépriser les généralités fondatrices. D’autre part l’enseignement, jusqu’au plus haut sommet, se doit d’assurer les conditions d’une communication universelle. Voilà pourquoi, quelles que soient leurs différences nécessaires, les divers ordres d’enseignement doivent poursuivre des fins communes et se référer à des critères commensurables entre eux. Par delà toute nécessaire diversification ou adaptation, une même idée doit demeurer vigilante, qui soit relative à la qualité et à la dignité des esprits. Le rôle de l’université pourrait être en particulier de réduire l’écart entre la culture générale et la recherche spécialisée, comme entre la disponibilité d’esprit et l’efficacité professionnelle. Sans doute appartiendrait-il à l’enseignement supérieur de rendre vigueur à la vieille et généreuse idée d’université populaire qui rendrait alors superflue l’inflation dérisoire des diplômes. Des hommes ayant fait des études courtes pourraient, une fois engagés dans la profession, accéder à une activité spéculative qui auparavant leur paraissait étrangère. Ainsi ne serait pas seulement visé le perfectionnement professionnel, mais aussi l’enrichissement personnel. Rappelons qu’Auguste Comte s’adressant à un public d’ouvriers ne songeait nullement à les entretenir de leur métier : il leur proposait un Cours d’astronomie populaire ! Mais notre société est-elle encore capable d’attention pour les biens les plus précieux ? C’est toute la question.