violence

La révolte contre l'histoire

Texte publié dans la Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire, 21e année, n°358, nouvelle série n°58, janvier 1952.


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Le privilège paradoxal de notre époque est d’avoir étrangement confondu les problèmes en livrant aux mêmes impasses la philosophie, l’histoire et la vie. Non pas que cette solidarité soit une découverte de notre temps, mais jamais comme aujourd’hui elle n’avait été aussi manifeste ni aussi tragique, en raison même de la rigueur massive de notre expérience. Le contemporain d’Octobre, du drame espagnol et de la guerre s’est effrayé de voir que sa vie propre se confondait avec l’histoire du monde, et que l’une et l’autre pouvaient en même temps prendre un sens ou le perdre atrocement. C’est alors que tout fut mis en question, c’est-à-dire le choix des valeurs qui définissent une vie et décident si elle mérite ou non d’être vécue.

A Camus revient le mérite d’avoir éclairé ce choix. En traçant l’épure du désespoir universel, il propose pour notre génération une méditation commune au philosophe, à l’artiste et au militant. Il fait le diagnostic de notre désordre avec l’art du clinicien. Ainsi, au siècle de la mort violente et des statistiques il reproche moins de multiplier le meurtre que de le préméditer et de le raisonner, et il montre que ceci est la cause de cela. Écoutons-le :

« Heathcliff, dans les Hauts de Hurlevent, tuerait la terre entière pour posséder Cathie, mais il n’aurait pas l’idée de dire que ce meurtre est raisonnable ou justifié par le système. Il l’accomplirait, là s arrête toute sa croyance. Cela suppose la force de l’amour et le caractère. La force de l’amour étant rare, le meurtre reste exceptionnel et garde alors son air d’effraction. Mais à partir du moment ou, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dés l’instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il légifère aujourd’hui. ».

D’un côté le crime de passion ou de fatalité, de l’autre le meurtre de raisonnement et de logique. Dans cette page d’un style pur, Camus pose la distinction fondamentale dont tout le livre n’est qu’un commentaire et qui l’amène à proclamer l’interdiction de tuer. Mais comment concilier le refus du meurtre et le devoir de révolte ?

L’homme révolté est celui qui dit non. C’est l’esclave qui se retourne et fait face à son maître. Il y a une révolte métaphysique quand l’homme découvre la mort, l’absurdité du monde et l’absence de Dieu. Il y a une révolte sociale lorsque de Spartacus à la Commune de Paris, les humiliés se dressent contre une condition injuste. « L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est ». Mais ce refus n’est 

pas pure négation. Il ne peut dire non à l’absurdité du monde et à l’injustice sans dire oui en même temps à ce qui exige un sens et une justice. Donc ma révolte ne se comprend que si j’affirme une réalité qui me dépasse et que je reconnais, toutes les fois que je préfère souffrir l’offense plutôt que de la commettre. C’est la nature humaine qui m’est ici révélée dans sa permanence et sa dignité meurtrie par la brutalité quotidienne d’un monde qui n’est pas fait pour elle.

Ainsi je brise ma solitude et je rencontre les autres hommes sur mon chemin : tous les autres. « Je me révolte, donc nous sommes », conclut Camus. Et c’est ici que la révolte est incompatible avec le meurtre. S’il ne devait exister que des oppresseurs et des opprimés, des bourreaux et des victimes, mon choix serait simple et il n’y aurait pas de problème. Mais si je veux rester fidèle à ma révolte, je dois m’interdire de changer simplement de camp comme ceux qui volent pour ne pas être volés ou tuent pour ne pas être tués. Dans sa nature même la révolte trouve sa propre limite En proclamant le salut commun, elle refuse les moyens qui compromettraient le salut d’un seul.

Or, comme par dérision, la révolte a engendré, au cours de l’histoire contemporaine, les techniques de l’oppression et du meurtre démesuré. La littérature et la philosophie ont exprimé en styles divers cette aventure. Camus sait distinguer entre les violences de Sade, Lautréamont et Stirner d’une part et les incertitudes sublimes de Nietzsche et Dostoïevski d’autre part. Mais c’est dans l’histoire surtout que la contradiction s’affirme et qu’elle doit finalement être jugée.

Tout a commencé pour nous avec la condamnation de Louis XVI, que Camus présente comme un symbole, parce qu’elle signifie que la révolution est la conquête du pouvoir politique avec ses moyens d’oppression et de répression. De ce jour la révolution a trahi les sources profondes de la révolte. Mais tandis que les régicides de la révolution jacobine instituèrent la religion de la vertu comme voulait Saint-Just, disciple de Rousseau, leurs successeurs mieux instruits accablèrent le monde par les diverses formes de la « Révolution cynique ».

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Ces commentaires surprendront ceux qui sont accoutumés aux études techniques et qui, ayant reçu une formation marxiste ou simplement scientifique, envisagent toute l’histoire comme expression plus ou moins directe des faits économiques. Il ne faut pas mépriser la technique quand elle n’est pas méprisable, c’est-à-dire quand elle nous permet d’éclairer et de maîtriser un aspect du réel. Mais il faut se méfier des techniciens de vocation d’abord, de gouvernement ensuite, qui résolvent l’expérience humaine en statistiques brillantes et cruelles.

Un fait économique n’explique ni ne justifie un choix métaphysique quelconque. Il peut aider à la comprendre dans la mesure où il a créé l’urgence de certaines solutions, et par exemple on ne peut nier que le Capital par sa méthode et par son objet soit l’une des œuvres les plus explicatives de notre temps. Mais le comportement des hommes dénote une source plus profonde. En choisissant entre le combat et la résignation, le respect et le meurtre, le ciel et la terre, la mort et la vie, l’homme assume, souvent dans la nuit, toute sa condition qui est d’agir pour des motifs et au nom des valeurs (le problème est ici de savoir si elles sont authentiques) portant témoignage à l’extrémité du malheur et par ce malheur même qu’il échappe jusqu’à la mort au règne absurde des choses. C’est par là qu’il échappe aussi à la technique et aux statistiques. C’est donc par là que Camus décide de le saisir.

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La démesure des temps modernes est la croyance à l’histoire. Elle s’ébauche avec le christianisme et prend tout son essor dans la théorie de la violence historique. Nous devons savoir gré à Camus d’avoir mis à jour avec une parfaite sûreté le lien secret qui unit sous leur conflit superficiel les deux doctrines ennemies de la révolte. Il lève l’équivoque stupide qui fait du socialisme autoritaire le véritable concurrent de l’Église, alors qu’il n’en est en un sens, qu’une réplique adaptée à la civilisation industrielle. Par là s’explique le goût obscur qu’ont aujourd’hui quelques catholiques pour la lutte révolutionnaire et l’attrait invincible qu’exercent sur eux les formes les plus confuses de l’action politique.

Nous avons affaire à deux espèces d’une même croyance inaccessible aux Grecs, amoureux de la nature et du présent. Leur sagesse excluait l’infinité du temps ou se recomposerait une histoire n’ayant de sens qu’à son terme. Ils ne concevaient du temps que l’image cyclique que leur offraient le mouvement des étoiles et le retour des saisons, temps fermé sur soi, rassemblant en un seul jour toutes les possibilités de l’être et toutes les ressources de la vie. Cette pensée les conduisait parfois au mythe du retour éternel, mais la perspective d’une histoire procédant selon une droite infinie leur était interdite.

Au contraire, la tradition judéo-chrétienne nous présente la destinée comme le déroulement tragique d’événements absurdes, mais auxquels le dénouement final donne un sens et une consécration. Et, malgré l’apparence, c’est l’ère chrétienne qui prend au sérieux une nouvelle mythologie, tandis que les philosophes grecs ne croyaient à la leur qu’en souriant. Désormais le dénouement du destin est une justification dernière que le présent peut seulement concevoir et qui fuit sans cesse vers l’avenir imaginaire où toutes choses seront réglées. toutes fautes rachetées et toutes victimes sanctifiées. C’est le royaume de Dieu, le triomphe du progrès et la société sans classes. Voilà pourquoi notre ère fut tout à la fois celle des martyrs et de l’inquisition, des grands sacrifices révolutionnaires et de la terreur policière.

Avec tact et justice, Camus ne reproche à Marx pas plus qu’à Nietzsche sa terrible postérité. Mais l’un et l’autre, quoique différemment, préfèrent l’histoire à la nature et consentent d’avance à sacrifier ce qui est à ce qui n’est pas. Je me plais à relever ici une courte note dans laquelle Camus évoque l’existentialisme athée dont la morale promise est encore attendue. Il dit que cette morale ne pourra s’établir sans introduire des valeurs étrangères à l’histoire. Mais comment faire ? Tout se passe depuis longtemps comme si l’existentialisme, qui est un prolongement de l’idéologie allemande, était impuissant à s’achever sans mourir dans la tradition chrétienne ou sans se confondre avec le marxisme. Or son suicide est fatal, puisqu’il refuse à l’homme une nature à préserver dans l’empire irremplaçable du présent.

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Si Camus est revenu sur les illusions de 1945, il reste fidèle, dans l’ensemble, à toute son œuvre. Depuis Noces paru à la veille de la guerre, jusqu’à la « pensée de midi » qui termine l’Homme révolté, il revient aux sources de la sagesse que les Grecs avaient conçue à la taille de l’homme. Il dénonce en même temps la démence de ceux qui se croient inspirés de Dieu et celle des déicides qui prennent la place du dieu mort, ces dieux aux yeux crevés qui humilient les nations. Son athéisme n’est pas agressif. Simplement, Camus n’a pas de pensée pour un au-delà de la condition humaine. Si les chrétiens, penchés sur l’abîme, reçoivent l’écho de leur cri, lui mourra sans espoir, pour rester fidèle à la terre.

Il nous enseigne la lucidité à une époque cruelle pour ceux qui n’acceptent pas de sacrifier aux idoles. Et s’il s’agit d’un sacrifice humain, il dénonce le meurtre. Mais quelle prédication peut venir à bout de la violence qui s’inspire d’une logique et se recommande des meilleures intentions ? On ne persuade pas des bourreaux qui ont une conscience professionnelle et un sens accompli du devoir.

C’est alors toute l’organisation politique des États qui est mise en question, parce qu’elle porte la responsabilité du malheur présent des hommes. Devant un monde où les enfants meurent, la révolte a seulement la valeur d’un témoignage, mais devant une société qui désespère les hommes jusqu’à la folie, la révolte a quelque chance d’entrer dans l’histoire. Contre les politiques de l’illusion tragique qui sacrifient la partie au tout et le présent à un avenir imaginaire, la vraie générosité consiste à opposer une politique de l’urgence. L’homme révolté, comme Sisyphe, doit savoir qu’il n’y a pas de lendemain et que sa destinée se joue tout entière dans le présent. C’est la condamnation sans appel de toute action qui spécule sur l’avenir et qui dans le même temps humilie les vivants.

On comprend alors l’hommage que rend Camus au syndicalisme révolutionnaire dont la tradition libertaire a survécu à la Première Internationale. Son caractère distinctif est de concevoir l’émancipation des hommes comme un effort quotidien vers le bonheur. C’est à l’intérieur des groupes naturels comme la famille et la profession que l’homme se libère des contraintes que les institutions font peser sur lui. La grande politique n’est pas son affaire. Ni l’action des gouvernements, ni la guerre, quelle qu’elle soit, ne le concerne, sinon comme victime et comme révolté.

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Le livre de Camus est trop riche pour ne pas donner prise par quelques côtés a des critiques que j’aurais aimé formuler ici. Mais la sympathie qu’il m’inspire est trop forte pour que je ne lui accorde pas pour l’instant toute l’attention et toute la place. Les commentaires, qui n ont pas manqué, toucheront peu Camus : ni les éloges des conservateurs qui voient dans ce livre l’expression d’un découragement profitable à leurs intérêts passagers, ni les injures des révolutionnaires de profession qui lui reprochent de faire penser. Il a répondu déjà aux uns et aux autres.

Aux premiers il répond que personne n’est justifié dans son arrogance ou dans son repos, que la valeur des âmes se mesure a celle des idées et des actes, que les meilleures intentions se heurteront toujours à la révolte des hommes vrais, humiliés d’abord puis triomphants, parce qu’ils reportent sur leurs frères la tendresse que les lâches vouent au destin.

Aux seconds il démontre, contre la croyance qu’un siècle de propagande a inculquée aux peuples, que la révolte est plus riche et plus efficace qu’une révolution de système et de violence concertée, qui accroît le malheur des hommes en échange d’une eschatologie dérisoire. Il leur fait honte en leur rappelant l’exemple des justes de 1905 qui ne consentaient à tuer qu’une seule fois et garantissaient l’extrême limite de leur violence par le sacrifice de leur propre vie. Il leur oppose enfin la vérité constante de notre condition : il n’y a pas de terme à la révolte et la justice sera toujours à recommencer ; même si une révolution sociale devait être définitive, l’homme aurait toujours à surmonter l’angoisse d’un destin amer.


Violence !

Billet n°19 – 21 février 1958. Version pdf.

Il ne faut pas jurer que l'on n'emploiera jamais la force, non pas parce qu'on peut manquer de courage, mais parce que le serment n'aurait pas de sens. La force est en nous et autour de nous. Qui se souhaite sans force et sans vie ? La nature physique est bien incapable de violence : ses brutalités ne sont que des formes de son inertie. Et qui souhaite vraiment se soustraire à la violence ? Être homme, c'est faire violence à l'animalité, et la civilisation fait violence si seulement elle corrige le désordre des instincts. L'expérience prouve que si cette contrainte ne peut plus s'exercer, la bête n'est pas loin. Car la peur est violence faite à l'esprit, comme disait Gandhi, qui aurait rougi si son peuple n'avait pas su prendre les armes. Mais ce peuple pouvait mieux ; aussi lui demanda-t-il un autre courage.

Il faut savoir définir le courage. Mais Socrate répond toujours que le courage n'est pas cela, ni encore cela. Tenir ferme au poste, mais aussi reculer en combattant ou ramasser un blessé en pleine bataille. Le courage, c'est de relever l'affront, car un homme sans colère est plus ou moins qu'un homme : un dieu ou une pierre. Mais c'est aussi remiser les armes pour ne point faire peur – et d'abord à soi – car il y a une fatalité de la violence qui exclut tout courage. C'est pourquoi l'honneur d'un homme politique est de savoir se passer des militaires. Il les occupe, il leur fait garder un champ pour entretenir le métier et se conserver de la créance auprès des autres États. Mais il ne les met jamais en situation de prendre des décisions. Le fracas des armes annonce la fin de toute politique puisqu'il signifie que les hommes ne veulent plus s'accorder mais se détruire. La guerre n'est donc tragique que par l'image de la mort à laquelle elle promet les plus braves ou les plus innocents. Pour ceux qui la commandent ou qui la conduisent, plus encore pour ceux qui la font ou qui la subissent, elle n'est pas le moment de l'effort, mais celui de la détente, au plus bas degré de la volonté politique.

Mais on ne répond à la violence que si on la prend au sérieux, contrairement à ceux qui disent que tout irait bien si les hommes n'étaient pas méchants. Car la violence n'est pas un accident de l'histoire. Donc, soyons sérieux comme l'ont été Platon et Rousseau, dont toute la pensée politique se ramène à une réflexion sur la violence. Et concluons avec Nietzsche qui séparait la volonté de puissance, agressive mais généreuse, des réactions inspirées par le souci maladif de se défendre et de se conserver. La violence des faibles – ou de ceux qui, craignant de l'être, veulent se persuader qu'ils sont assez forts – fait la ruine des États et le malheur des nations.