démocratisation

La bonne conscience d'une école sans mérite

Ce tapuscrit de 4 pages (rédigé sur papier à en-tête du ministère) est daté du 17 janvier 1986. Nous ne savons pas à qui il était destiné. Deux pages suivent, non numérotée, non datées, qui semblent un développement de la conclusion.


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Dans l’ordre de la rigueur intellectuelle, les intentions ont peu d’importance. Il peut arriver, par exemple, que des maîtres se lancent avec ardeur et sincérité dans ce qu’il est convenu d’appeler la rénovation pédagogique, mais en la matière on doit surtout craindre les bons sentiments qui toujours aggravent plutôt qu’ils n’atténuent le mal. Nous sommes venus au temps où le refus d’enseigner n’a plus guère besoin de déguisement.

Dans ses résultats comme dans son intention, en effet, la rénovation pédagogique déplace l’intérêt de l’école du contenu vers les manières de faire ou d’être, celles-ci ne dépendant plus de l’objet, mais du sujet. Non plus de l’objet dans sa vérité, mais du sujet et de cette fin indéterminée qu’on lui suppose et qu’on nomme son épanouissement. Bref, l’intérêt dérive de la matière vers la manière. Or quand l’art d’enseigner entend partir de l’enfant, au lieu de réfléchir d’abord sur le contenu du savoir pour en dégager les conditions d’un progrès depuis l’élémentaire, il traite les préalables psychosociologiques comme une fin, jusqu’à perdre de vue le contenu lui-même. À partir de l’enfant, et de l’enfant réfracté par l’idéologie du jour, on n’a aucune chance de retrouver l’essence et la fin de l’école. La faute impardonnable est de croire que la recherche pédagogique dérape par accident et non pas en raison de son projet même. Mais il est intempestif de le dire, car c’est toucher aux situations acquises. Encore qu’on puisse se réjouir de ce que les chercheurs en éducation n’enseignent pas. On préfère laisser croire, en renversant la formule examinée par Kant, que ce peut parfois n’être pas très bon en pratique, mais que c’est toujours excellent en théorie.

 

C’est pourtant clair dès que la pédagogie cesse d’être un art reposant, comme tout art, sur le jugement et l’expérience, pour devenir l’application d’une théorie, d’une doctrine particulière relative au sujet enseigné (à cet égard qui dira les désastres causés dans les écoles normales par les lectures psychopédagogiques ?), l’école tend à minimiser sa relation objective avec l’universalité du savoir et de la culture. Ces étranges connaisseurs de l’enfant savent tout sur lui, sauf qu’il veut grandir et s’élever pour peu que, sans attendre, on lui reconnaisse la dignité d’homme. Ce sont des misanthropes.

Il n’est jamais sûr en histoire que le sens du courant indique le progrès, la direction à suivre. Que, par exemple, la rénovation pédagogique l’ait emporté un peu partout dans le monde occidental, ce n’est pas fait pour rassurer. Mais que la France qui, presque seule, a une solide tradition de l’instruction publique reste à la traîne, c’est une raison d’espérer.

La caricature visant à discréditer l’école républicaine sous l’étiquette réputée quasi-infamante de méritocratie témoigne d’une confusion grossière entre ce que des rites scolaires peuvent avoir d’épisodique, parfois de suranné, et le fond des choses. Le ressentiment déchaîné contre une école qui, malgré le mensonge sociologique, a réussi de façon notable et sans précédent la promotion des plus humbles tend à accréditer l’acception la moins honorable du mot démocratie. Quand, en effet, elle prétend libérer les différences qualitatives et préserver la diversité la plus hétérogène des ressources individuelles, pour opposer un tabou inflexible à l’inégalité des efforts et des réussites, loin d’être le prolongement ou le plein achèvement de l’école républicaine, l’école démocratique en est exactement le contre-pied. La première se réfère au contenu objectif du savoir et de la culture, auquel les élèves sont invités à s’égaler dans toute la mesure de leur talent et du travail conduit par l’école, la seconde tend au contraire à relativiser ce contenu, voire à écarter tout contenu, en vue de créer un monde parfaitement subjectif et une égalité d’apparence où tout critère, toute norme, toute notion de mérite, toute distinction du vrai et du faux sont pudiquement effacés. D’où une profusion d’activités globales étrangères à toute discipline intellectuelle, manuelle ou physique. Les différentes propositions de programme pour l’école primaire, qui heureusement n’ont pas toutes été suivies, en disaient long à cet égard. Répétons-le : dans son principe même l’innovation pédagogique tend à diminuer la part de l’enseignement proprement dit, voire à congédier tout enseignement pour lui substituer des manières de faire et des manières d’être. Vous ne tenez aucun compte, répondra-t-on, de l’harmonie du groupe ! Mais comment une école qui traiterait tous les enfants comme des anormaux ne produirait-elle pas, à la fin, des effets nécessairement conformes à sa vision du monde ?

La prise en compte de l’enfant, – ou plutôt de l’écolier, ce qui est tout autre chose –, n’a de sens que par rapport à une fin et à un contenu déjà présents. Quand, en effet, c’est de l’enfance qu’elle entend faire une fin, quand elle s’emploie à éterniser l’enfance, elle découvre avec fausse naïveté que le savoir et la culture lui sont étrangers, que l’instruction, comprise sommairement comme inculcation, est violence et aliénation. Le contenu est alors discrédité comme signe ésotérique de reconnaissance à l’intérieur d’une caste, comme normatif, donc comme répressif pour le plus grand nombre. On refuse de voir que ce qui mérite d’être enseigné a de beaucoup précédé l’enfant qui entre à l’école et lui survivra longtemps encore, que ce n’est pas par rapport à l’enfance, à ses motivations occasionnelles ou jouées, que l’école se définit, mais que l’école la plus utile à l’enfant n’est pas celle qui est « faite pour les enfants ». La question de savoir comment s’y prendre, la question pédagogique, suppose qu’on ait d’abord répondu à une première question : pour quoi faire ? qui est une question philosophique.

Pour conclure (peut-être en faveur de la sociologie me pardonnera-t-on le reste), la démocratisation de l’école, comme on l’entend, et l’embargo sur l’instruction, c’est la même chose. Le transfert des apprentissages réels à l’initiative et aux ressources privées, d’abord familiales, fait d’incontestables progrès. Il y a encore de bonnes classes, mais beaucoup d’enfants apprennent à lire et à compter à la maison, ne serait-ce que pour tromper l’ennui ; le peu qu’ils savent, ce n’est pas toujours à l’école qu’ils l’ont appris. Les parents les mieux placés, les plus ambitieux pour leurs enfants, les moins scrupuleux, remuent ciel et terre pour faire inscrire leur progéniture dans les écoles, les collèges et les lycées où l’on travaille encore. L’école démocratique au sens consacré, c’est donc l’école cynique. Elle réussit ce prodige de créer un état de choses vérifiant enfin la théorie sociologique de la reproduction, qu’on avait décidément mal comprise ; car il ne s’agissait pas d’une vue rétrospective et scientifique, mais d’un roman d’anticipation. Tout se passe, en effet, comme si l’on voulait empêcher à tout prix le renouvellement des élites dirigeantes et la mobilité sociale. Dès que les lumières sont laissées à la discrétion des particuliers, il n’y a plus d’obstacle à l’hérédité des privilèges : les propagandistes de la rénovation le savent bien, qui ne manquent pas de placer leur progéniture en lieu sûr. Et puis pourquoi se plaindre quand les siens, qui n’y sont certes pour rien, font partie des privilégiés ? Faut-il se donner bonne conscience en se disant que les autres ont en compensation l’épanouissement et la convivialité ? Mais quand ce petit monde aura atteint l’âge d’homme, on fera les comptes,. Et s’il faut être cynique, soyons-le jusqu’au bout ! Ou plutôt ayons le courage de l’esprit qui sait deviner, derrière les progrès d’apparence, la politique la plus rétrograde. Sur la question de l’école plus que sur toute autre, la vérité ne doit pas être mise de côté.


Les deux paragraphes suivants correspondent aux deux pages supplémentaires mentionnées ci-dessus.


Allons plus loin. La rénovation pédagogique ne serait-elle pas l’expression d’un projet dont l’objectif serait tout autre que pédagogique ? En effet, dans le sens du moins que le mot tend à prendre de plus en plus, et qui rend aux réserves de Platon une singulière actualité, la démocratie achevée paraît supposer la fin de l’école. Tant que l’école entend instruire, transmettre un savoir, une culture, elle s’engage à constater l’inégalité des résultats individuels, ne serait-ce que pour prévoir les ajustements pédagogiques nécessaires. Or ce sont ces inégalités qu’on veut précisément empêcher d’apparaître. Et comme elles sont inséparables des études et des apprentissages réels, il reste à imaginer une école ne comportant rien de tel, une école, en conséquence, ne se référant plus explicitement à un objet auquel on doive se mesurer, mais déployant seulement des activités à travers lesquelles s’expriment les sujets individuels tels qu’ils sont ou, mieux encore, le sujet collectif. Sans doute la recherche pédagogique se donne-t-elle en principe pour fin de faciliter l’apprentissage en l’adaptant au développement de l’enfant ; mais, poussée à son terme, la logique même d’une telle recherche conduit inéluctablement à évacuer tout contenu défini par les grandes disciplines, à refuser la transcendance du contenu par rapport à toute psychologie, à s’installer dans l’immanence de l’immédiat et du vécu. Et c’est paradoxalement au moment on elle affiche son ouverture au monde que l’école se replie sur le psychologique, se substitue au monde réel, se ferme sur soi comme un monde clos. L’école devient effectivement un lieu de vie quand elle a cessé d’avoir la moindre exigence objective. La ruse de la rénovation pédagogique est d’en appeler à ce que le sentiment démocratique peut avoir de positif pour nourrir du ressentiment à l’égard de l’école républicaine qui s’était donné pour mission de substituer aux privilèges de l’hérédité et de l’argent la seule récompense du travail et du talent. Il serait temps de déjouer la ruse et de se représenter la trop fameuse « école démocratique » dans sa vérité.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que cette école démocratique se définisse seulement de façon négative, comme refus de l’instruction et de ses conditions institutionnelles. Elle entend surtout substituer à l’instruction quelque chose qui lui paraît très positif, à savoir un genre de vie, une façon d’exister. Voilà pourquoi on tient tant aujourd’hui à substituer l’éducation à l’instruction. Cette tendance ne date pas d’hier. Il ne s’agit plus de répandre les lumières et d’en appeler ainsi à la liberté de chacun. Il s’agit, au contraire, de déconsidérer les lumières pour mieux disposer de la liberté individuelle, pour la confisquer au profit d’une certaine conception de la vie collective. La nostalgie du patronage trahit ici un cléricalisme sournois, et il n’y a pas lieu d’être surpris si ce sont certaines organisations, dont la façade gauchiste ne peut cacher l’origine confessionnelle, qui ont pris la tête de la rénovation pédagogique. C’est particulièrement clair quand, par exemple, on entreprend de substituer à l’instruction civique une éducation ayant pour objet non plus la connaissance raisonnée des droits et des devoirs du citoyen, mais l’entraînement collectif à certains modes de vie et d’activité où se diluent les vertus proclamées d’initiative, de responsabilité, d’autonomie, de solidarité. Ce qui est irrémédiablement perdu, c’est l’idée du citoyen comme être séparé et capable de se déterminer seul, sans assistance, appartenance ou enracinement vécu. À l’horizon de la rénovation pédagogique pointe ainsi une société totalitaire aux formes apparemment douces et harmonieuses en attendant les révoltes qu’heureusement elle ne pourra manquer de provoquer, et d’où toute instance proprement politique, c’est-à-dire rationnelle et explicite, aura été soigneusement exclue. Il est quand même étonnant que les bons apôtres de la rénovation, dont on peut espérer qu’ils ne sont pas tous corrompus et dissimulateurs, ne paraissent pas se douter qu’ils contribuent à nous préparer un avenir redoutable.



Contre la loi d’orientation sur l’éducation de 1989


Ce court texte n’a pas de titre chez Jacques Muglioni. Il n’a à notre connaissance pas été publié.


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La Loi d’orientation sur l’éducation, récemment adoptée par le Parlement, confirme – et au-delà – des appréhensions maintes fois exprimées. Voici sommairement les points essentiels.

Les nouvelles finalités assignées à l’Inspection générale équivalent à la suppression d’une institution éminemment républicaine. L’évaluation globale implique l’effacement des disciplines et de leur rigueur propre. Le caractère régional de la notation entraîne la subordination des professeurs aux féodalités provinciales. La compétence proprement scientifique est méprisée. L’indépendance pédagogique du professeur par rapport au système administratif et hiérarchique est sacrifiée.

Confondre, en outre, en les transférant aux seules universités, la formation des instituteurs et celle des professeurs, c’est à la fois compromettre deux formations distinctes et annihiler la spécificité de l’enseignement secondaire. Ressentiment à l’égard d’une institution persistant à remplir sa fonction d’instruction ? Nul ne peut s’y tromper de bonne foi : l’allégement, en clair la dissolution progressive des grands concours qui en sont la clef de voûte, annoncent la fin de l’institution d’enseignement qui nous est le plus enviée dans le monde.

D’une façon générale la réforme affecte tout ce qui a encore quelque rigueur et quelque efficacité dans l’ordre de l’instruction publique. Elle prend le contre-pied de la politique qui en 1985 avait fait l’unanimité de l’opinion. C’est la revanche des institutions molles exposées au clientélisme et au faux-semblant. « Transdisciplinarité » et « déprogrammation », pour ne citer que des exemples, désignent directement l’abandon de l’instruction fondamentale.

Tout se passe comme si l’idéal de révolution sociale hérité des Lumières avait été complètement abandonné au profit d’une sorte de « révolution culturelle » attachée à faire table rase du passé dans l’ordre du savoir, des méthodes et de la culture. Quand on renonce à changer la société, alors on change l’école jusqu’à la détruire. La « démocratisation » signifie aujourd’hui qu’à l’égalité des conditions, seule susceptible de permettre au plus grand nombre d’accéder, en fonction des seules capacités intellectuelles, à la plus haute culture, est presque ouvertement substitué un nivellement aveugle destiné à mettre hors jeu les inégalités de travail et de talent. Mais, comme on ne peut empêcher que se dégage une élite, sa formation est hypocritement abandonnée aux hasards de la naissance, aux circonstances familiales ou régionales, aux combines restant à la discrétion des plus habiles ou des mieux placés. On sait très bien que les gens avertis et disposant d’appuis ne mettent pas leurs enfants dans n’importe quel établissement !

Cette politique du ressentiment, paradoxalement inspirée par « les premiers de la classe », se développe sans laisser paraître ses présupposés, par conséquent de façon cachée et sans vrai débat. Tel est le point capital. L’enseignement est abandonné à la dérive dans laquelle l’entraîne la société tout entière sans qu’un pouvoir politique distinct assume les responsabilités qui lui incombent. Existe-t-il encore une gauche en France ? « 1989, l’année de tous les oublis » ?

Quoi qu’il en soit, la situation est assez préoccupante pour justifier dans un proche avenir la ferme protestation de ceux qui ne renoncent pas aux vertus de l’école.