sociologie

La société et ses exigences actuelles prennent l'école d'assaut


Ce court texte a été publié dans
Informations ouvrières n°1454, semaine du 31 janvier au 7 février 1990 dans une page consacré au « meeting pour la défense de la laïcité du 25 janvier », sous-titré « Le renouveau de l’école républicaine est à l’ordre du jour ». Cette page, après une courte introduction (auteur inconnu), présente des extraits des interventions des différents orateurs.

Nous présentons ci-dessous l’introduction et l’extrait de l’intervention de Jacques Muglioni.


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Faisant suite aux attaques répétées contre la laïcité de ces derniers mois, des centaines de militants, de démocrates, d’enseignants, des personnalités, telles que Catherine Kintzler, professeur, auteur notamment de « Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen », D. Salamand, professeur, J. Muglioni, inspecteur général honoraire de l’instruction publique, Alexandre Hébert, syndicaliste, président de la Fédération des cercles de défense laïque, Gérard Plantiveau, professeur à Nantes, ont lancé un appel commun dans lequel ils réaffirment : « Sous le terme rituel "d’encyclopédisme" qu’il est bon de fustiger, sous le mot magique "d’allégement des programmes", c’est tout simplement le savoir qui est visé. Alléger les enseignements qui ne répondent pas aux besoins directs de l’économie, rendre facultatifs ceux qui coûtent trop cher, c’est non seulement s’en prendre à des pans entiers de la culture, mais aussi demander à l’école de devenir un instrument d’asservissement et d’adaptation sociale. »

Au moment même où le meeting se tenait sur la base de cet appel, le journal Le Monde faisait savoir la mise en place d’une commission nationale de refonte des programmes dans laquelle participeraient en tant que tels des entrepreneurs et des personnalités extérieures.

Voilà le véritable enjeu de la question laïque, voilà le véritable enjeu de l’œuvre de destruction de l’instruction publique poursuivie depuis vingt ans contre l’école publique.


Intervention de Jacques Muglioni

Au siècle dernier s’opposent deux conceptions de l’école. La première lui assigne pour fin d’entretenir les sentiments favorables à la conservation de l’ordre existant, des intérêts, des privilèges, des inégalités. La seconde veut que, par les lumières, on se tourne résolument vers le progrès. Se combattent ainsi d’un côté les tenants de l’éducation religieuse, morale, sociale, inquiète de gouverner les âmes, et, de l’autre, les militants de l’instruction qui, s’adressant à l’intelligence, visent à libérer les jugements. Telle est l’essence première d’un titre aujourd’hui usurpé : l’École libératrice.

Tant qu’elle se veut fondatrice, gardienne de l’école, la République voit en elle l’institution du souverain, le lieu inviolable et sacré où s’instruisent les citoyens, le foyer qui éclaire les esprits pour les rendre libres. Objet d’une volonté politique pure, l’école reste indépendante de la société civile, c’est-à-dire de l’argent, des intérêts, des préférences, des croyances. Tel est alors dans toute son étendue le principe de laïcité. L’école n’est pas l’ouverture au sens de la mode, mais la séparation. Préserver ainsi l’indépendance de l’école, c’est préparer l’avenir et le préserver. Il est entendu que l’on sortira de l’école instruit et assez fort pour affronter un autre monde qui n’est pas toujours conforme à la raison. L’école se propose ainsi le contraire de l’adaptation, elle veut être le lieu où l’on apprend à être lucide et libre par rapport à la société, à ses préjugés, à ses injustices, le lieu d’où l’on peut s’exercer librement à la juger pour la changer quand il le faut.

Et maintenant ? Et bien maintenant, l’idée républicaine est complètement renversée. La société, telle qu’elle est, prend d’assaut l’école, lui impose ses intérêts, ses passions, ses modes. La spontanéité, l’humeur arbitraire déconsidèrent le travail studieux, la tyrannie du groupe ridiculise la rigueur et l’indépendance personnelle, la modernité saisonnière supplante le savoir et la beauté consacrée par le temps. L’école n’est plus faite pour placer la société à distance d’elle-même, c’est la société qui la façonne à son image pour écarter ainsi tout risque de contestation. Vous le savez, ce renversement altère jusqu’au contenu des enseignements (...).

Sociologues et pédagogues s’attachent à détruire dans l’école ce qui contredit leurs théories. On affaiblit l’école pour donner raison à la société. Et puis, sous prétexte de réduire les inégalités d’origine sociale, on refuse de reconnaître la réussite du travail personnel et du talent. Les premiers de la classe actuellement au pouvoir ne veulent plus que désormais il y ait des premiers dans la classe. Comme cela, ils resteront les derniers premiers (...).


Les pédagogues du ressentiment

Nous ne savons pas si ces pages – dont nous ne possédons qu’un tapuscrit – ont été publiées quelque part. On le verra, elles sont l’expression parfois violente d’une indignation contre la destruction de l’école par la société « libérale ». Il n’est pas sûr qu’un tel propos exagère la catastrophe scolaire, sociale et finalement politique qu’il dénonce.

Il porte sur le rapport de l'école et de la société moderne, comme le texte intitulé L’école et le politique. On pourrait les mettre sous le titre commun : la modernité contre l'école.


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La cause profonde des malheurs scolaires reste enfouie sous un amas de jugements improvisés, de propos se donnant des airs scientifiques, invoquant surtout les changements irrésistibles, le cours du monde. Il existe un vrai fatalisme, une superstition de la modernité dispensant de toute conviction réelle le consentement inconditionnel au seul spectacle du changement. La vie c’est tout ce qui bouge. L’insincérité patente des propos tenus en la matière n’est pas accidentelle mais, si l’on peut dire, constitutive.

Ainsi on sait très bien que trop souvent l’école renonce à instruire, qu’un écolier sans soutien familial a moins de chance qu’autrefois à l’école du canton d’acquérir les méthodes et les connaissances élémentaires sur lesquelles on doit pouvoir faire fond si l’on veut poursuivre raisonnablement des études. On sait aussi que les examens n’ont plus la même signification, que ce qu’on appelle qualification professionnelle peut souvent cacher les plus graves lacunes relatives aux connaissances de base qui commandent toute capacité d’adaptation aux tâches nouvelles. On sait encore que le kaléidoscope audio-visuel fonctionne comme un divertissement perpétuel, qu’il n’instruit pas, qu’il se présente non pas comme une invitation à penser, mais comme un objet de consommation condamné à s’abolir par l’acte même de s’en saisir. Mais on veut que l’enfant ne se sente pas dépaysé à l’école, qu’il y retrouve son monde quotidien, que dans cette garderie sans gardien il puisse acquérir les titres reconnus par la société productiviste et marchande, même et surtout si ces titres n’ont aucune valeur scolaire, s’ils ne participent ni de l’instruction proprement dite, ni de la culture. L’essentiel, c’est l’adaptation au monde comme il va, l’habileté de faire sans savoir, de prévoir sans comprendre, de tirer parti d’un mode d’emploi ou d’une recette, le flair de s’orienter dans le supermarché des nouveautés réelles et imaginaires.

Qui pouvait se douter que la société libérale, au sens des premiers physiocrates, nourrirait un principe d’intolérance, aurait l’ambition d’absorber l’humanité tout entière, de lui imposer une seule et même dimension, de l’enfermer dans une totalité sans dissidence possible quant à ses fins ? Les doctrinaires de la révolution sociale ont été relayés par les intégristes de la spontanéité et de la convivialité. Le malheur veut que les seconds se trouvent en accord avec l’économie de marché que leurs aînés rêvaient d’abolir. Tout ce qui singularisait l’école et la distinguait du reste de la société doit être écarté. C’est le rejet de l’idée même d’école qui demeure caché aux yeux de la plupart des pédagogues, ce qui paraît ainsi garantir leur pauvre sincérité. La nullité de la préoccupation pédagogique apparaît seulement quand on a compris cette collusion, cette adhésion irréfléchie aux exigences tyranniques de la société moderne.

Ce n’est pas en raison de ses lacunes et de ses faiblesses réelles que l’école d’autrefois est déconsidérée par ceux-là mêmes qui, à une génération près, lui doivent tout ce qu’ils peuvent être. Une haine inexpiable de la Troisième République habite les rejetons d’une mémoire malheureuse. Mais surtout la modernité a le culte de l’ingratitude ; elle a complètement renversé l’appréciation du passé. Il faut être Grec pour respecter les anciens, leur reconnaître l’autorité que leur confère le seul fait d’avoir déjà vécu, car toute vie est leçon. Le renouvellement saisonnier, non pas des techniques elles-mêmes, mais des produits de consommation courante, du moins de leur emballage, entretient le mépris, voire la haine des ancêtres, suscite une émeute permanente contre ceux qui nous ont faits. Les fanatiques des grandes surfaces trouvent ridicule qu’on se serve parfois à l’épicerie du coin où l’on vous dit encore bonjour et bonsoir. Le déclin de la connaissance au sens classique entraîne infailliblement celui de la reconnaissance. Les expressions à la mode, rétro, ringard, ou prétentieusement obsolète, en disent long sur la bonne conscience des nouveaux barbares. Le mal présent, c’est la faute au passé. D’ailleurs c’est toujours une faute d’avoir précédé. Car, contrairement au sens premier, précéder ce n’est plus être devant et frayer le chemin, c’est être derrière, dépassé, rejeté, à la traîne. La vie même ne veut plus se penser comme un don. On ne sait plus vivre sans humilier ceux qui nous ont donné la vie. L’honneur de la modernité, c’est de ne rien devoir ! Le nouveau venu éprouve l’originalité de son présent comme par une sorte de ressentiment. Il se veut causa sui ; rien avant !

L’école a su réussir dans une société hostile dont elle combattait avec résolution les préjugés et l’ignorance. Elle s’enlise aujourd’hui dans une société qui lui impose ses propres normes et lui conteste toute indépendance. Reproduire, est-ce émanciper des esprits, les mettre sur le chemin de la connaissance, ou bien entretenir un lieu de vie et d’adaptation, copie conforme de l’environnement, sauf pour la minorité qui a les moyens d’échapper à la fatalité commune ? De qui se moque-t-on lorsque, chiffres en main, on compare « scientifiquement » ce qui n’est pas comparable, ce qui n’a pas de mesure commune ? On compare l’école aux prises avec la condition prolétarienne, qui forçait à gagner sa vie le plus tôt possible, et l’école dévorée par la société de consommation, qui incite à travailler le plus tard possible. La première a su s’imposer à une société difficile et c’est en cela qu’elle a réussi, n’en déplaise à nos sociologues férus de statistiques. Il faut être veule, amnésique ou de mauvaise foi pour ne pas reconnaître dans la trop célèbre théorie de la reproduction le plus grossier truquage. Réussir, cela voulait dire au temps du petit père Combes instruire directement en français des écoliers dont il n’était pas alors la langue maternelle, Bretons, Basques ou Corses. Et par bonheur les instituteurs n’avaient pas suivi de stage particulier qui les eût certainement empêchés d’accomplir leur tâche ; ils enseignaient le français en français, élément par élément, et ils l’enseignaient à des Français, non pas comme une langue étrangère, mais comme s’il s’agissait de leur propre langue. À l’un d’entre eux, sorti de l’école normale d’Ajaccio en 1905 au moment de la séparation des Églises et de l’État, fut demandé un mémoire sur la meilleure manière de s’y prendre pour enseigner le français aux écoliers du cours préparatoire ; il répondit qu’il suffisait de leur faire la classe en français, y compris pour régler la discipline courante. Par chance il n’avait aucune notion de ses pseudo-sciences qui servent aujourd’hui à empêcher l’enseignement. Mais les instituteurs à tour de rôle vérifiaient que des écoliers ne traînaient pas dans les chemins creux au lieu de faire leurs devoirs après la classe.

Réussir, cela veut dire aussi que l’école avait alors la capacité de changer le monde extérieur ; c’est elle qui, par exemple, enseignait la propreté élémentaire du corps, l’hygiène générale, et dans une large mesure elle a contribué à modifier des habitudes, même dans l’agriculture. Mais alors le maître d’école était le messager de la république ; il avait derrière lui toute la nation. Voilà qui ne figure pas dans les statistiques. Apprendre à se tenir, à suivre une règle et à la faire sienne ; le désir de s’instruire et la volonté d’instruire. Noblesse du devoir aujourd’hui brocardée et présentée comme aveuglement servile. C’était le contraire d’une école stérile, devenue incapable d’assurer sa propre reproduction. Il suffirait de revoir des bandes d’actualité sur la sortie d’une école en 1930 pour avoir sous les yeux la différence. Les statistiques, c’est bon pour mentir ou pour régler des comptes par ressentiment. On se souvient encore dans un village de montagne perdu dans une île qu’il y a beaucoup moins d’un demi-siècle il avait fallu sortir les baquets un dimanche matin pour laver à fond les enfants, car l’instituteur avait annoncé son intention de les passer en revue le lundi. L’école savait faire honte à la société extérieure qui, aujourd’hui, fait honte à l’école. Qu’on dise quelle statistique peut vérifier ce fait.

Sans doute l’école n’est-elle pas seule en cause. S’il arrive aujourd’hui que la famille s’en prenne au maître, c’est que la société a bien changé, Autrefois c’est l’enfant qui était corrigé ; aujourd’hui c’est le maître. La faute a changé de camp. La bonne conscience aussi. Et comme le maître ne veut pas être pris en faute, comme il a mauvaise conscience, il peut arriver qu’il n’enseigne plus rien. L’école se met au niveau de la société ; elle exclut de se distinguer, de faire bande à part. Comment peut-il être encore question de chasser les poux quand la drogue circule ? La classe prend le métro ou va au cinéma, comme tout le monde. Ce n’est plus entre les quatre murs nus d’une classe qu’on enjambe le temps et l’espace, qu’on salue l’infini, qu’on change le monde. Il faut vivre avec son temps, se cloîtrer dans l’environnement, même bête et ignare. De la maison, de la rue à l’école, nul dépaysement. L’école est de plain-pied.

L’écolier qui autrefois était chargé de mettre les bûches dans le poêle ne savait guère faire autre chose. Mais alors l’idiot du village se disait au singulier. Et il ne fréquentait pas encore le bistrot du coin qui était dépourvu de machine à sous. Au temps des bordels, la discothèque n’était pas l’annexe du collège et l’on ne vendait pas la drogue à la porte de la classe. Il était plus difficile de tromper la vigilance du concierge qu’aujourd’hui de traverser un cordon de C.R.S.

Ce que les statistiques cachent effrontément, c’est qu’une école qui conduisait un enfant d’illettré jusqu’au certificat d’études devait être beaucoup plus solide qu’aujourd’hui une école accueillant un fils de bachelier jusqu’à une licence dérisoire. Bac + n serait-elle la formule moderne de l’inculture ? L’école qui ne sait plus apprendre à lire, qui parfois même ne s’en soucie guère, l’école de la calculette et de la télévision, l’école à tu et à toi, l’école lieu de vie, échappe à toutes les statistiques. On nous assure que le niveau monte. Il était idiot d’apprendre ses départements ; est-il sublime d’ignorer que Lyon est au confluent de deux fleuves, que l’Europe est comprise entre l’Atlantique et l’Oural ? Il paraît que les enfants savent autre chose que nous ne savions pas. Que savent-ils donc ? Mais on ne veut surtout pas savoir ce que veut dire savoir. La calculette dispense d’apprendre que « deux et deux sont quatre ». L’école naturalise toutes les décadences ; le ton traînard, gouailleur, la prononciation asyllabique… Si l’on s’étonne, on s’entend répondre : « et puis après ? ». Toute règle est conventionnelle, donc arbitraire : le progrès consiste à répudier tout ce qui précède. Dès que, s’agissant d’une règle de grammaire ou simplement de politesse, on entend dire qu’il faut savoir évoluer, il est sûr qu’on fait peu de cas de l’humanité.

La mauvaise foi conduit à dire qu’il faut prendre les enfants « tels qu’ils sont aujourd’hui », comme s’ils étaient nés ainsi, comme si parents et maîtres ne portaient pas l’entière responsabilité de ce qu’ils sont. Les adultes, si l’on peut dire qu’il en existe encore, attribuent à la nouvelle génération des caractéristiques dont ils feignent d’être les premiers surpris, comme s’ils n’y étaient pour rien. Ils ne veulent absolument pas voir que les enfants sont conformes à l’éducation qu’ils leur ont donnée. Les chenapans de Sartrouville ou d’ailleurs sont copie conforme.

Les adultes font les enfants à leur image. Il arrive alors un moment où la résistance à l’éducation devient la chance de l’éducation. Le happy few parvient alors à s’en tirer. Mais si tous les enfants étaient conformes à l’éducation ordinaire, la barbarie ne serait pas loin. Nature n’est pas barbarie. L’enfant peut encore être transporté par Mozart ; encore faut-il qu’il ait eu l’occasion de le rencontrer ! Mais les adultes sont persuadés que Mozart n’est pas de son âge, comme si Mozart avait perdu son temps à jouer et à écrire de la musique qui n’était pas de son âge ! S’étonnera-t-on de ce que, dans une école de musique aujourd’hui, avec instrument et partition, les enfants sont aussi dociles qu’il y a cent ans. Pourquoi n’en est-il pas de même au collège et au lycée ? Il suffirait, d’examiner cette question pour conclure qu’il faut abolir toutes les réformes en cours.

Les réformateurs tournent le dos à l’évidence ; au-delà du seuil de l’instruction élémentaire due au futur citoyen, nul ne doit être forcé d’apprendre, ou de faire semblant, sinon de quoi exercer honnêtement une profession. On doit suivre jusqu’au bout l’idée qu’il faut apprendre, mais que, si cela ne plait pas ou rencontre trop de résistance, on fasse nécessairement autre chose. Mais voilà ; il n’y a plus rien à faire, car ramasser les ordures aujourd’hui, c’est juste bon pour les Arabes ou pour les Nègres ! Notre société libérale, si harmonieuse qu’elle paraît être discrètement gouvernée par la providence, est incapable de retenir à l’école ceux qui peut-être y apprendrait encore quelque chose à condition d’être invités à la discipline et à l’instruction ; elle est également incapable de leur offrir l’emploi, même le plus modeste, car on leur reproche de manquer de qualification ; on a aboli l’antique devise fabricando fit faber, et dans une société qui méprise l’école on exige étrangement un titre universitaire pour balayer la cour, pour tout simplement gagner sa vie. Un nombre croissant d’adolescents découvrent que la société n’a pas besoin d’eux, qu’ils sont de trop. Ils n’ont plus d’autre ressource que de casser, de détruire symboliquement un monde qu’on leur interdit d’habiter, qui n’a rien à leur dire, qui leur fait honte d’exister. Cette société sans principe, si contente d’elle-même, fomente en réalité toute les subversions. Elle paraît n’avoir aucune idée de son extrême fragilité.

Et pendant ce temps-là nos pédagogues poussent à la roue. Ils se font les commis voyageurs de l’incompétence, de l’ignorance, de l’inculture conviviale. Ils ne voient même pas que l’économie de marché n’a pas besoin d’eux, que le système a la capacité d’assurer sa reproduction, et même son expansion, que la raison d’être de l’école ne doit pas être cherchée dans la déroutante modernité, car elle est plusieurs fois millénaire. Mais le jeu parfois subtil, il est vrai, des mécanismes économiques et sociaux leur est une bonne raison d’en finir une fois pour toutes avec l’intelligence. Et quel bonheur de se croire dans un monde post-historique, sans passé et sans obligation !


Où va la sociologie française? Armand Cuvillier

Texte publié dans La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°71, novembre 1953, pages 441-443.

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Cuvillier (Armand). – Où va la sociologie française ? Avec une étude d’Émile Durkheim sur la sociologie formaliste. Paris, M. Rivière, 1953, 18,5 x 12, 208 p.

Tout se résume dans le titre de « physique sociale » si cher à Saint-Simon et à Comte. Les mœurs, les croyances et les institutions peuvent être observées et expliquées comme on fait les phénomènes physiques : ils constituent une « nature », on veut dire une réalité permanente dont les changements même obéissent à des causes ou à des lois qui ne dépendent pas du temps. On voit comment la sociologie s’appuie sur l’ethnologie et sur l’histoire. Partant des données concrètes de leurs descriptions ou narrations, elle se hausse, par des comparaisons méthodiques à des relations abstraites et générales. Ainsi la méthode expérimentale lui convient aussi -bien qu’à la physique et à la biologie. Elle use de l’induction car elle éclaire le fait par l’idée et rattache le singulier à sa loi ; elle est capable de vérification, c’est-à-dire qu’elle peut en retour prévoir les phénomènes généraux d’un ordre déterminé d’avance. On citera pour illustrer cette méthode les travaux classiques de Durkheim, Mauss, Simiand, Halbwachs, etc.

Cette entreprise, qui eut son heure de gloire, fut très tôt discréditée. L’Église dénonça une doctrine qui prétendait étudier la religion comme un simple fait et la ramener aux conditions naturelles de la vie sociale. Mais, comme elle finit par accepter la représentation de l’univers ébauchée par Galilée, comme elle reprit à son compte l’idée d’évolution biologique, l’Église porte aujourd’hui en son sein de scrupuleux sociologues. Elle a compris que le progrès et le renouvellement des sciences – même des sciences de l’homme – ne mettait pas en péril la foi religieuse. L’idée a enfin prévalu que la science avait son domaine propre où elle était vraie, voire utile, sans jamais poser le problème de l’être et de la destinée.

Contre le « sociologisme », ce sont les philosophes qui ont proposé les objections valables. Ils montrèrent que la sociologie devait limiter son ambition à celle d’une science : décrire un objet, l’expliquer non en lui-même, mais au moyen des relations générales dans lesquelles il se trouve pris et vérifier par l’expérience méthodique toute assertion. Mais aucune science ne saurait produire une doctrine universelle du monde et de l’homme ; pas davantage la sociologie ne peut résoudre le problème de la connaissance, fournir une théorie de l’art ou déduire une morale. Expliquer les phénomènes n’est pas connaître les choses en elles-mêmes et constater des lois n’est pas affirmer une sagesse. Ce n’est pas la sociologie mais le positivisme qui en avait inspiré les premières formes que la réflexion contemporaine a répudiées.

Mais cette contestation prit un tour différent sous l’influence de la philosophie allemande. Si l’on peut regretter parfois l’accent nationaliste de sa critique, il faut savoir gré à Cuvillier de dénoncer les confusions de langage et de pensée qui ont dénaturé en France depuis quelques années les études sociales après avoir martyrisé la philosophie. Car les philosophes français d’aujourd’hui n’ont pas fini de digérer la métaphysique allemande (ou son jargon !), et cette opération ne se fait pas sans tremblements ni cauchemars.

Depuis que l’Introduction aux sciences de l’Esprit de Wilhelm Dilthey, publiée en 1883, fut connue en France, il y a une quinzaine d’années seulement, il semble aller de soi que les « sciences de l’Esprit » forment un groupe, à part des autres sciences. La nature des choses nous est étrangère, nous l’observons du dehors et construisons à partir des faits séparés des systèmes de figures et de nombres qui nous l’expliquent. Mais l’explication même lui fait perdre son sens : l’induction supprime le sens au profit d’un ordre muet. Au contraire le phénomène humain est immédiatement compris par nous, parce qu’il n’est pas distinct de nous. Si j’« explique » ce geste par des contractions musculaires, celles-ci par un ébranlement nerveux, etc., je ne « comprends » pas ce geste, je n’en vois pas le sens. Mais avant toute explication abstraite le sens m’était donné : ce mouvement du corps « signifie » la colère ou la vanité, la timidité ou la joie. Ces données intimes sont vécues plutôt que pensées. Elles n’en sont pas moins une authentique connaissance, plus forte même que la science positive, parce qu’elle nous dévoile le sens métaphysique de l’homme.

Le souci de dévoiler directement le sens profond des phénomènes humains va définir avec Husserl la phénoménologie. Un geste, une parole, une institution, une coutume n’est pas la somme de faits séparables, mais un tout donné immédiatement à la pensée qui le comprend. D’où cette « mise entre parenthèse » de tous les faits, que la phénoménologie impose pour rendre possible « l’intuition des essences ». Le principal bénéfice de cette intuition serait de nous dévoiler l’expérience vécue dans sa pureté première, préservée des contre-sens de la pensée discursive. Il va de soi qu’elle se contente de décrire et que si elle s’efforce d’exprimer le « concret », c’est sans le moindre respect pour les faits observables. Ce paradoxe signifie qu’une telle étude prend parfois une saveur poétique, mais jamais une valeur de vérité au sens où la science et la philosophie ont toujours pris ce mot. Il est grave aussi qu’elle se prive de l’histoire pour établir des comparaisons et retrouver la genèse des phénomènes.

Cette méthode n’a pas été appliquée seulement – et accessoirement – à l’expérience sociale. Elle a inspiré toute une « sociologie nouvelle » dont M. Gurvitch est en France le chef de file. C’est à la critique de celle-ci que Cuvillier consacre son chapitre le plus long et dont la lecture exige le plus d’attention. Contentons-nous de noter deux problèmes.

Tout l’effort du XIXe siècle avait été d’établir l’originalité du fait social. Les conduites et les croyances collectives, les institutions, ont une réalité propre qui s’impose du dehors à nous. D’où un conflit essentiel entre l’individu et le groupe ; c’est-à-dire une solution de continuité entre la psychologie et la sociologie. Selon M. Gurvitch au contraire, la société est intérieure à nous ; c’est des « profondeurs du moi » qu’elle inspire nos comportements et nos pensées. C’est pourquoi d’ailleurs nous pouvons la comprendre par un effort personnel de sympathie. Devant cette prétention, Cuvillier montre aisément que le « moi profond » est amorphe et ne saurait révéler les formes sociales. Il faut bien chercher la société où elle est, c’est-à-dire hors de nous, dans ce qui nous résiste et nous blesse. Mais est-il sûr, que la société est ce qui nous fait homme ? Les « préjugés de notre enfance » dont parlait Descartes sont-ils dus seulement aux illusions de la sensation et aux besoins vitaux ? La pression sociale n’a-t-elle pas modifié très tôt ce moi primitif et, après tout, imaginaire ? C’est en refusant tout conformisme qu’on devient homme et sociologue. Le fou n’est pas un homme dont la société se serait retirée : la société est toujours en lui et autour de lui, mais il ne la comprend plus. Et la seule chose que la sociologie ne peut expliquer, c’est pourquoi la société prend un sens pour nous...

Mais nous suivrons volontiers l’auteur lorsqu’il défend les principes d’une étude positive : l’observation méthodique et la recherche de relations constantes. Le problème n’est pas métaphysique : ni le sens du destin, ni la liberté ne sont en cause. Il y a une sociologie, cela veut dire que nous dépendons d’un certain ordre de conditions qu’il est intéressant et peut-être utile de connaître. Et puisque nous savons que le déterminisme n’est rien qu’une méthode, l’adopter est seulement reconnaître avec rigueur ces conditions dont nous dépendons et cette méthode doit l’emporter sur toute conception « a priori » de la réalité sociale ou de l’histoire. D’ailleurs une société ne peut elle-même se libérer que si elle connaît sa genèse et les lois auxquelles elle obéit.

Enfin il y a « l’autre danger » qui est sans doute moins grave puisqu’il trahit l’absence d’idées plutôt qu’il n’introduit de fausses idées. C’est l’ethnologie purement descriptive, chère aux américains dont les moyens raffinés d’investigation sont considérables. Collections de faits, monographies, statistiques donnent des renseignements précis et joignent parfois le pittoresque à l’objectivité, mais faute de recourir à l’histoire et aux comparaisons méthodiques, elles n’offrent aucune conclusion positive. L’ethnologie doit résolument se tourner vers l’explication sociologique. « Pas de faits sans idées, pas d’idées sans faits » ; c’est par cette formule de François Simiand que l’auteur avait précisé d’avance l’intention de son ouvrage.