culture

Sur le concept de peuple corse


Ce tapuscrit de quatre pages est largement annoté. Plusieurs passages sont soulignés ou double-soulignés en rouge, ou en marge. Il constitue vraisemblablement une préparation à l’émission
Répliques d’Alain Finkielkraut du 29 décembre 1990 qui opposait sur France Culture Jacques Muglioni et Roger Caratini. Le titre en était : Sur le concept du peuple Corse. « Le peuple corse dans la République Française : débat autour de la notion de « Peuple Corse » introduite dans la loi sur le nouveau statut de la Corse : histoire du peuple corse et de ses rapports avec la France, existe-t-il une identité culturelle corse ? »

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Puisqu’on invoque un concept, je veux pour ma part me tenir au seul niveau des idées, n’ayant ni qualité ni compétence pour aborder la politique quotidienne.

En effet mes rapports avec la Corse sont d’ordre familial, ancestral, affectif : ils touchent aux paysages, aux travaux quotidiens, surtout aux amitiés incomparables qu’on entretient au village. Cette connaissance personnelle, toujours riche et attachante, est pour moi sans lien avec ce qu’on appelle aujourd’hui « le problème corse » dont je suis seulement informé par les journaux. Vous comprendrez pourquoi j’incline pour ma part à m’en tenir à la question générale qui me paraît se poser sous nos yeux, non seulement en France, non seulement en Europe, mais dans le monde.

L’aperçu historique que vous proposez dans votre livre me paraît pertinent au moins sur deux points. Vous rappelez que la population corse depuis l’antiquité résulte pour l’essentiel de l’immigration. C’est dire que la Corse ne présente pas d’originalité à cet égard. Un peu partout dans le monde les autochtones appartiennent à la préhistoire. Et encore !

Vous n’oubliez pas non plus de dire que dans le passé les Corses ont montré une extraordinaire faculté d’adaptation. C’est grâce à leurs qualités. Ils ont souvent pris les meilleures places sur le continent. Ils ont occupé le monde entier : j’en ai eu la preuve tangible à Dakar, à Bangui, même à Saïgon où j’ai eu l’occasion de me rendre peu avant le départ des derniers Français.

Il est vrai que si dans le passé le continent s’était intéressé à la Corse comme les Corses se sont intéressés au continent et au reste du monde, la situation serait aujourd’hui différente. En tout cas, qu’il s’agisse des personnes ou des biens, on a parfois l’étrange impression de se trouver dans une situation coloniale renversée. La Corse n’est d’ailleurs pas seule dans ce cas.

Et vous avez encore raison : il n’y a plus d’empire colonial ; et l’armée ne recrute plus guère. J’ajouterai, si vous le permettez, que les aspirations d’une grande partie de la jeunesse, en Corse et ailleurs, ont été inversées. Dans beaucoup de régions c’est maintenant le repli sur soi. Vivre au pays est l’une des formules qui ont ponctué la campagne électorale de l’actuel Président de la République en 1981. Une partie des Corses sont devenus, peut-être pour la première fois depuis longtemps, de véritables insulaires.

Alors on reste en Corse pour profiter du soutien familial, peut-être aussi du paysage et d’une vie rustique en apparence. Car celle-ci n’existe plus guère aujourd’hui qu’en représentation ; les foyers sont souvent aussi bien équipés qu’à Paris. Le déséquilibre entre la production et la consommation peut incliner à croire que le développement avec ses inconvénients trop visibles, c’est bon pour les autres. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ainsi l’intégrisme écologique porte secours au même poujadisme que le continent a connu lors du démarrage économique. Après tout, à quoi bon la mise en place d’un équipement rentable ? La Corse peut bien rester pour l’éternité un pur objet de contemplation ; les Grecs ont dit une fois pour toutes que c’était « la plus belle » !

Simplement je vois mal le rapport entre vos prémisses (l’histoire de la Corse au XIXe siècle jusque vers les années soixante) et vos conclusions. Je suis alors porté à faire intervenir l’influence d’une idéologie fabriquée à Paris et en Amérique, je veux dire le culturalisme. Non pas que l’idéologie produise quelque chose par elle-même. Mais elle peut devenir dévastatrice dès qu’elle rencontre un terrain favorable. C’est en ce sens que les théories en cours (il est vrai que pour les milieux intellectuels elles appartiennent peut-être déjà au passé) contribuent aujourd’hui à justifier la balkanisation du monde, parfois même un véritable retour au tribalisme.

Qu’il s’agisse de sociologie ou de linguistique, par exemple, le structuralisme s’est présenté comme une philosophie de la discontinuité et de la rupture. Il a mis littéralement l’humanité en morceaux. Comment alors s’étonner de l’argumentation chère à certaines propagandes ?

Est-il permis de rappeler que naguère culture signifiait ce recul dans l’espace et dans le temps permettant de comparer et de juger, de s’élever ainsi à l’universel. C’est exactement ce que nos sociologues ont le front d’appeler ethnocentrisme. Sous leur influence on appelle aujourd’hui culture l’adhésion à l’ensemble des habitudes et des croyances qui caractérisent un groupe et un lieu. On nomme culture ce qu’auparavant on appelait préjugé. On place la liberté non plus dans la distance prise par rapport à une situation, mais dans l’adhésion inconditionnelle à un terroir, dans l’appartenance à une communauté. Ce qu’on appelle l’indépendance de cette communauté prime et finalement rend suspecte toute émancipation, toute liberté personnelle.


Un mot pour finir, qui peut-être vous paraîtra n’avoir aucun rapport avec la Corse. Un philosophe que j’ai un peu étudié, Auguste Comte, justifie le choix de Paris comme capitale de ce qu’il appelle la grande république occidentale, déjà ébauchée, selon lui, par Charlemagne ; la raison qu’il invoque est très simple : Paris est la seule ville dont la plupart des habitants sont nés ailleurs.

Barrès, Les déracinés. Cf. l’Affaire Dreyfus.

Antisthène et les autochtones,

Plutarque et la métaphore végétale des racines.

Antigone et son frère. « Si tu te maries… »

Contre l’invasion : « La France aux Français », Le Pen : « j’aime mieux mes filles que mes nièces… » Rester entre soi

Même la langue : le corse et le créole. L’abbé Grégoire.

Même la musique : la Tosca à Bastia. Le biniou est-il un instrument de musique ou une arme de guerre ?

C’est la protection des cultures qui est invoquée par la constitution de l’Apartheid.

Aujourd’hui le mot clef du discours réactionnaire, c’est la différence.

Quand dans ce contexte on entend parler de « socialisme », on ne peut s’empêcher de penser à 1933.

Rappeler qu’il existe deux conceptions tout opposées de la nation, que le mot peuple désigne un concept politique celui-là même qui entra dans l’histoire en 1789. Quand on dit peuple corse et peuple français, le mot peuple a-t-il le même sens ?

L'école doit instruire

Cet article publié dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984 porte le titre « L’entonnoir et la bouteille vide » chez Jacques Muglioni. Nous publions également un premier état de ce texte sous le titre retenu par Jacques Muglioni.

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L’école est aujourd’hui le lieu d’une nouvelle controverse qui oppose apparemment les tenants de deux conceptions de la pédagogie. En insistant sur la nécessaire transmission du savoir par le système scolaire et en prônant le retour aux valeurs d’effort, de travail, de discipline, M. Chevènement a mis en cause, plus ou moins explicitement, les méthodes pédagogiques fondées davantage sur la créativité et la liberté de l’élève. Les partisans de ces méthodes modernes reprochent au ministre de l’éducation nationale de vouloir revenir en arrière et de tenir, comme l’a dit M. Edmond Maire, des propos « régressifs ». Dans notre page « Commentaires » du 8 décembre, M. Bernard Chariot critiquait ainsi la « pédagogie rétro » défendue, selon lui, par M. Chevènement et responsable, estimait-il, de la crise actuelle de l’école. Après avoir donné la parole à ceux qui dénoncent la nouvelle politique de l’éducation, nous faisons entendre la voix de ceux qui la soutiennent. 

Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un ministre de l’éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car, depuis peut-être un siècle, les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font fort de scruter les consciences et de régenter les volontés.

Aussi faut-il voir clair et ne pas se tromper d’enjeu. La crise ne tient pas au scepticisme, à la paresse ou à l’incompétence de quelques maîtres, mais au choix idéologique qui, depuis longtemps déjà, inspirent la pédagogie officielle.

Rapprocher l’école de la vie, l’ouvrir au monde qu’est-ce que cela veut dire ? Que la spontanéité vaut mieux que le travail, l’imprégnation que l’étude méthodique, les comportements, attitudes et gestes que les connaissances, le groupe convivial que la culture personnelle, le conformisme à la fois collectif et anarchique que la réflexion.

Veut-on des exemples ? En voici de très présents. Il existe, dit-on, des niveaux de lecture et, en ce sens, nul n’a jamais fini d’apprendre à lire : est-ce à dire que l’apprentissage de la lecture doit s’éterniser et qu’il ne faut pas s’émouvoir si trop d’enfants quittent l’école primaire sans savoir lire ? De même, dit-on encore, il existe des niveaux de langue, des codes différents selon les milieux socioculturels : faut-il donc renoncer à corriger l’expression orale ou écrite des élèves, sous prétexte que celle-ci témoigne toujours de l’authenticité d’une culture ?

Tout se passe comme si les prédicateurs de la rénovation voulaient condamner la majorité des élèves à l’ignorance et à l’enfermement social afin de se maintenir plus sûrement au pouvoir, eux et leur descendance. La pédagogie de l’innovation serait-elle, en définitive le moyen subtil de perpétuer des privilèges ? En effet, le savoir et la culture au singulier – qu’on me pardonne – n’ont pas toujours besoin de l’école pour se transmettre. Seuls les enfants du peuple ont toujours besoin de l’école pour s’instruire. Qui donc veut l’égalité ? Qui veut l’école démocratique ?

La France, pour des raisons historiques, a jusqu’ici été moins atteinte que d’autres pays occidentaux par la fausse démocratisation de l’école. C’est que nombreux sont encore les maîtres qui prennent sur eux d’enseigner malgré tout ce qu’ils ont eux-mêmes appris, sans trop se soucier des directives et des conseils qui pourtant les accablent. Une diversité d’observations fait alors apparaître une sorte de microclimat scolaire. Le public, maîtres compris, s’en trouve désorienté.

Reste que le démantèlement de l’instruction publique menace depuis plusieurs décennies les bases mêmes d’une civilisation. L’école traditionnelle, vouée à l’abstraction, faisait des déracinés : une pédagogie de quartier s’emploie donc à livrer l’école à l’environnement, au monde dans ses pires limitations, rendant ainsi irrémédiables les inégalités. Elle dresse le culte des différences contre l’universel. Elle entend faire de l’école le sergent recruteur d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses servitudes, tantôt utopique comme la société conviviale avec ses licences. Elle entretient le mépris de la connaissance et de la pensée. Répétera-t-on bientôt, comme jadis la propagande de Vichy, que « Descartes est le grand péché français » ? Quand reviennent à la mode, avec des apparences novatrices, les idées de Barrès et de Maurras, faut-il encore se demander où est l’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Assisterions-nous donc depuis quelques mois à « un grand bond en arrière » ? Oui certes, mais comme pour une renaissance ! Que des théoriciens fassent carrière en racontant à leur manière l’histoire de l’école, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils ont longtemps inspirées n’avaient déjà fait des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de prôner désigne la version « scientifique » de l’asservissement au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Quelle que soit l’organisation scolaire, il y aura toujours des maîtres maladroits et ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève à ce qu’il apprend, quand se substitue à la connaissance organisée et réfléchie l’accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais accompagner l’élève sur le chemin et l’exercer à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer, à quelque niveau que ce soit, si modeste qu’on voudra, à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin –leur prêter main forte !

L'entonnoir et la bouteille vide


Il s’agit là sans doute d’un premier état du texte publié sous le titre
« L’école doit instruire » dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984.


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Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un Ministre de l’Éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car depuis peut-être un demi-siècle les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Elle doit simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font forts de scruter les consciences et de régenter les volontés.

En effet, dès que l’école a la prétention d’imiter la vie et de produire des comportements, elle s’arroge le droit de disposer des hommes. Le débraillé peut bien prêter au dressage les apparences de la liberté, il n’en change pas la nature. Il s’agit toujours de faire prévaloir les activités, habiletés ou habitudes caractéristiques d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses contraintes, tantôt utopique comme la communauté conviviale avec ses licences. La prédilection pour la spontanéité, le groupe, le mélange occasionnel de savoirs empruntés, les acquisitions de circonstance, l’imagerie enveloppante, l’environnement, le « concret », suppose qu’un modèle de société soit imposé à tous, sans considération d’autres choix possibles, sans égard pour la liberté.

Il est clair que rappeler l’école à sa fonction première, l’instruction, c’est revenir – il était temps ! – à l’idée républicaine qui n’impose aucune conception de la vie individuelle ou collective, mais demande des citoyens et des hommes libres. S’agit-il vraiment, comme on a pu récemment lire, d’un grand bond en arrière ? Est-ce nostalgie que de préférer à l’obscurité la lumière et de donner pour tâche à l’école de faciliter ce passage de l’une à l’autre, que les hommes de progrès nommaient jadis civilisation ?

Mais, rétorquent nos pédagogues, vous jetez l’enfant dans l’abstraction qui contredit sa nature : il s’y sent dépaysé. Et, contre la conviction des vieux maîtres, le plus lointain – histoire, culture, rationalité – n’est pas ce qui permet de prendre la mesure du plus proche : le détour n’est pas libérateur, car toute distance est déportation. Maintenons donc l’enfant dans son environnement, son milieu immédiat, son chez soi familier. L’école traditionnelle – ô Barrès ! – faisait des déracinés : rendons l’enfant à son terroir.

A son terroir comme à un ghetto. Et cet enfermement dissimulera les inégalités, le temps passé à l’école exclusivement. Cette pédagogie de quartier donne la mesure de la culture populaire quand on l’oppose à la culture intellectuelle. A-t-on oublié que Vichy dénonçait déjà en Descartes « le grand péché français » ? Depuis cet anathème Maurras n’a cessé de prendre l’avantage sur Condorcet. L’universel, voilà l’ennemi ! Qui donc a parlé d’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Que des théoriciens fassent carrière en falsifiant l’histoire de l’école républicaine, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils inspiraient naguère encore ne faisaient des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de préconiser désigne la version « scientifique » de l’intégration au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Il y aura toujours des maîtres ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Mais l’ennui ne tient pas au savoir. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève s’il est étranger à ce qu’il apprend, quand est substituée à la connaissance organisée une accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais c’est accompagner l’élève sur le chemin et lui apprendre à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

La métaphore de l’entonnoir et de la bouteille vide est loin de représenter aujourd’hui la réalité scolaire. Son emploi déplacé indique plutôt le niveau de pensée où descend ce qu’on a le front d’appeler pédagogie. On ne peut tomber aussi bas dans la polémique sans déshonorer et discréditer les doctrines ou réformes qu’on prétendait défendre.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin – leur prêter main forte !