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L'histoire et la vérité

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°90, octobre 1955, pages 312-312.

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Méditer sur l’histoire, c’est être inquiet du présent. Méditation impure puisque le savoir s’y veut la condition d’un pouvoir et même le serviteur d’un devoir. Mais la connaissance est-elle jamais autre chose qu’un moyen ? Quelle contemplation est si pure qu’elle écarte même l’arrière-pensée d’une action ? Ainsi la question est double. Comment l’histoire peut-elle être l’objet d’un savoir si elle n’a de sens que par notre vie, si elle n’est pas comme la nature une réalité indépendante de nous ? En d’autres termes comment peut-elle échapper au caprice des opinions, puisqu’il n’y est question que de nos idées et de nos passions ? Ce qui nous touche de si près peut-il subir l’épreuve impitoyable de la vérité ? Inversement comment notre morale et notre politique peuvent-elles s’appuyer sur l’histoire ? Cette seconde question suppose elle-même qu’il y. ait une vérité de l’action ou, si l’on veut, qu’un savoir méthodique puisse devenir la règle d’une action efficace. Mais on voit aussitôt les deux questions se confondre. Car si l’histoire est moins séparable de l’historien que la physique n’est indépendante du physicien, c’est que le projet d’écrire l’histoire est gouverné par l’idée préalable que l’historien se fait de lui-même, c’est-à-dire de l’homme. Cette vision commande l’œuvre historique et la marque comme œuvre d’art plus sûrement encore que comme démarche scientifique. Si, d’autre part, la justification de cette entreprise, c’est « l’homme et les valeurs qu’il découvre ou élabore dans ses civilisations », l’historien doit chercher non pas la vérité d’un objet étranger, mais un sens qui le concerne lui-même dans sa vie et dans son présent. Faut-il comprendre ainsi que ce qu’on nomme la dialectique de l’histoire puisse succomber à des événements contemporains et que ses aventures soient seulement le reflet littéraire d’avatars politique ? Ou que la dénonciation de l’histoire et de ses fictions soit un moyen de préserver une réalité qu’on s’est lassé de juger ? Mais une analyse lucide de l’histoire, loin d’avoir, pour fin inéluctable de justifier une trahison politique, peut avoir aussi pour effet d’approfondir une fidélité.

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Plusieurs écueils menacent la pensée historique. D’abord un réalisme naïf par lequel on feint de croire à l’évidence première des faits. Marrou illustre bien cette illusion de pouvoir atteindre les choses elles-mêmes en transposant dans le langage physico-mathématique un récit historique bien connu : l’assassinat de César par Brutus. Il ne manque pas, assurément, l’effet comique, en substituant à l’énoncé banal de la date un repérage abstrait et en expliquant la mort de César par la force vive des poignards. Encore ne faut-il pas oublier que si les concepts de la physique sont ici déplacés, ils ne vont pas non plus d’eux-mêmes dans le domaine qu’ailleurs ils décrivent valablement. Nous savons depuis Kant qu’il n’y a pas de faits indépendamment de certaines conditions antérieures à toute expérience et que cette servitude, qui rend possible et limite à la fois l’acte de connaître, ruine à jamais l’espoir d’atteindre la réalité par simple intuition. Donc en histoire, chercher ce que l’événement fut en soi n’a aucun sens.

De plus il est impossible de définir les idées directrices de l’observation historique aussi clairement que dans d’autres sciences : ainsi la notion de dictature, sénat, conspiration, ambition, liberté,... qui n’ont de sens que pour un homme ayant une riche expérience de la vie privée et publique. Le devoir de l’historien n’est pas de s’en débarrasser car il se priverait ainsi de toute espèce d’intelligibilité, mais plutôt d’en contrôler et d’en adapter l’usage. Ces notions ne sont pas disqualifiées parce que subjectives. Il y a, comme on l’a dit, « une bonne et une mauvaise subjectivité ». On peut dire aussi qu’il y a une bonne et une mauvaise objectivité. Comment vouloir sérieusement comprendre par l’état des forces productives les idées de Saint-Just sur la vertu ? Car si l’histoire a pour fin de décrire les hommes et leur vie, elle ne peut refuser, par souci de pureté scientifique, tout ce qui intéresse l’homme dans sa vie.

Dira-t-on qu’une science n’a pas à restituer l’apparence vécue par l’homme avant que le savoir même ne s’institue ? Ainsi l’astronome n’a aucune nostalgie pour le soleil à deux cents pas. Il explique plutôt la perception commune comme une illusion nécessaire. Toutefois, par cette explication rationnelle il ne la ruine pas comme croyance. Bien plus, il n’oublie pas qu’il est parti de cette perception et qu’il doit y revenir chaque fois qu’il veut vérifier son système. Donc la perception commune n’est pas seulement contenue comme apparence explicable dans le savoir de l’astronome, elle est encore la condition première et ineffaçable de ce savoir. Que dire alors des passions et des idées si elles participent à l’histoire plus profondément que les illusions de à l’astronomie ? Avant d’être expliquées par l’histoire méthodique, elles ont constitué l’histoire vécue dans son fond. Un mensonge, bien avant d’être tenu pour tel, peut être un événement historique et l’illusion des passions fait partie de l’histoire avant d’être dissipée par l’explication rationnelle. Une manière peu coûteuse d’être rationaliste consiste à refuser l’objet pour être sûr d’avance d’avoir raison. Être rationaliste, c’est non pas croire que tout est déjà rationnel, c’est plus modestement éviter de confondre entre croire et savoir et prendre, finalement, le parti du savoir. On ne peut donc ignorer délibérément la part de folie qui contribue à l’histoire des hommes et dont la connaissance peut rendre plus raisonnable. Si tout est rationnel d’abord, qu’avons-nous besoin de science et de réforme ? L’existence même d’une histoire est un défi à la raison. 

Va-t-on en conclure que la réalité historique se refuse à toute investigation scientifique ? Les hommes et les peuples ne sont pas des choses, leur devenir n’est pas comparable au fonctionnement d’un mécanisme. Au contraire l’histoire est pleine d’intentions qu’il faut comprendre. Or l’explication objective supprime le sens, car elle suppose toujours une réalité sans intérieur. On sait que l’intelligibilité scientifique a pour rançon l’absurdité de ce qu’elle nous représente. Un atome, une vibration, un nombre imaginaire n’ont pas de sens et ne doivent pas en avoir ; ils font seulement partie d’un jeu de relations qui reste vrai en dehors de toute finalité. Ainsi une nature sans providence refuse l’homme et ses projets. Mais, dira-t-on, une histoire sans providence n’est même pas une histoire, car elle prive le temps de toute consistance et l’homme de toute signification. Il faudrait donc trouver sa vérité, non pas dans la cohérence des relations ou dans la liaison des causés, mais dans l’évidence plus difficile d’un sens qui la justifie.

Mais il arrive que la quête du sens fasse perdre le sens de la vérité. Retrouver par exemple le sens d’un épisode ou d’une politique, c’est montrer qu’ils avaient bien un sens, mais ce n’est pas les justifier comme vérité. Retrouver le sens de la politique menée par Robespierre en 94, c’est sans nul doute faire œuvre de vérité, mais ce n’est pas établir que cette politique était valable, c’est-à-dire adaptée aux aspirations et aux aptitudes du peuple français. Il est vrai que cette politique avait un sens ; il est encore plus vrai que les hommes qui l’ont conduite visaient un idéal et vivaient un style politique, mais dans la mesure même où l’on écrit l’histoire au lieu de la faire ou de la vivre, on en prend le sens comme simple objet de vérité, non comme vérité. C’est pourquoi l’histoire méthodique est un récit et une explication, non pas une justification ; elle ne devient une théodicée que si l’on confond ce qu’on pense et ce qu’on vit. Il s’agit finalement de savoir si l’histoire est une science ou une passion. En d’autres termes il faut choisir entre une fausse naïveté et la science, même si l’un des buts de la science est de rendre compte d’une première naïveté. Toute connaissance suppose cette distance qui est la garantie de son objectivité. On ne saurait-donc compter sur l’histoire pour révéler une vérité qui lui serait immanente. L’historien lucide n’assiste ni à l’avènement de la raison ni à la réalisation d’un sens mystérieux. S’il se veut assez proche de ce qu’il cherche pour le comprendre, il sait rester assez distant de ce qu’il trouve pour préserver sa liberté de jugement. Dans nulle autre entreprise de la connaissance il n’est plus dangereux de confondre la vérité avec son objet. Dans nulle autre, il est vrai, la tentation n’est plus forte. C’est pourquoi l’histoire peut être une épreuve pour l’esprit.

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Si l’on se refuse à comprendre en décidant d’abord que tout s’explique par un certain ordre de causes ou par un sens immanent à l’histoire même, on en finit également avec la recherche si l’on enchaîne le discours à des concepts consacrés une fois pour toutes et qu’on tient d’avance pour évidents. Le prestige dont jouit l’idée de dialectique et les controverses qu’on engage sous sa caution n’ont-ils pas pour première condition l’ignorance des faits et le mépris de l’analyse ? En particulier le jargon révolutionnaire ressemble à un jeu formel dont la règle essentielle est de ne pas s’inquiéter du sens des mots.

Voilà pourquoi on doit applaudir lorsque cette mythologie est impitoyablement dénoncée. On reconnaîtra par exemple que le capitalisme n’est pas une nature simple dans la manière de Descartes, mais un ensemble mouvant de réalités distinctes. Le mécanisme du profit ne concerne pas seulement ceux qui détiennent les moyens de production, mais aussi ceux qui les dirigent, voire ceux qui accaparent les meilleures places dans la hiérarchie des fonctions. Aussi la lutte de classe, au lieu d’opposer clairement bourgeois et prolétaires, comme le voudrait le schéma marxiste, dégénère-t-elle en rivalités de catégories, traduisant ainsi la structure complexe du travail dans la nouvelle société industrielle. D’ailleurs, c’est moins la loi du profit que le progrès technique qui a dévalué le travail manuel en faveur du savoir abstrait et institue par là-même les hiérarchies sociales. C’est ce même progrès technique qui donne à la jouissance effective des biens le pas sur la propriété juridique et détermine une nouvelle définition des classes par le niveau de vie. Que devient alors le prolétariat et sa mission historique ? On est loin de cette négation dialectique par laquelle il devait en bloc remplacer la bourgeoisie pour établir une société sans classes. Les secteurs du prolétariat s’embourgeoisent inégalement au détriment d’une vocation que seuls quelques démagogues lui prédisent encore. Enfin l’idée même de révolution se révèle absurde quand l’histoire la plus récente met sous nos yeux le renouvellement des cartes et les métamorphoses de l’oppression.

La substitution de l’analyse à la dialectique peut sauver à la fois la politique et l’histoire. Au fanatisme doit succéder la calme réflexion, à la terreur la tolérance. Telles sont les vertus du doute.

Mais ne parle-t-on pas déjà de scepticisme, comme si, au lieu de n’être qu’une méthode, le doute pouvait proposer le mirage d’une doctrine ? Si l’on confond analyse et dissolution, si l’on substitue aux dogmes un relativisme qui prive l’histoire de toute consistance et de toute vérité, si l’on abandonne l’ardeur meurtrière des croyants pour l’indifférence politique, n’a-t-on pas fait un autre choix, plus subtil et plus caché mais non moins fragile ? Le scepticisme n’a même pas la grandeur d’un refus. En contemplant les contradictions dans l’indifférence, il les conserve et finit par s’en arranger.

Ce refrain est connu ; le conservatisme politique va de pair avec la négation de l’histoire comme science. Or le sceptique est celui qui ne sait pas aller jusqu’au bout d’une déception. Car on reste déçu tant qu’on n’a pas oublié le goût de ce qu’on perd. Garder la nostalgie de ce qu’on quitte interdit de savoir clairement où l’on va et même de vouloir aller quelque part. Ainsi, les « intellectuels », lassés de l’opium qui leur ouvrait les portes du rêve, chercheront moins un véritable réveil qu’un nouveau sommeil. Il leur faut absolument une place dans l’histoire, où ils puissent dormir tranquilles.

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Il est difficile de penser contre un dogme, car même l’adversaire se définit en fonction du dogme qu’il accuse. C’est ce qui advint aux principaux critiques du christianisme et plus encore à tous ceux qui ont touché au marxisme. Les hérétiques se recrutent parmi les orthodoxes et la trahison n’est que l’avatar d’une fidélité. Sans doute est-ce pour cela que tous ceux qui ont cru « dépasser » le marxisme n’ont fait que le consacrer comme référence inévitable. On ne peut aller « au-delà » que dans le même sens ou dans un sens voisin. Quant à la réfutation sans merci, elle laisse une place vide où le scepticisme et le conservatisme font bonne compagnie. Un professeur d’histoire, aujourd’hui couvert d’honneurs comme écrivain, avait entrepris en classe une sévère réfutation de Marx : quand un élève lui demanda ce qu’il prétendait substituer à la doctrine, le professeur répondit d’un mot et sans rire qu’elle était désormais dépassée par le concept de minimum vital ! Que reste-t-il donc, les dernières fumées une fois dissipées, sinon notre monde avec ses contradictions et ses injustices ? Quand bien même l’intention de conservatisme serait désavouée, le vocabulaire est là pour trahir le désarroi de la pensée : après l’anticommunisme, on vient d’inventer l’a-communisme ou le non-communisme. Or jamais un simple non n’a fait une philosophie, pas davantage une politique.

Par effet de contraste, on trouve quelque nouveauté en lisant les pages que Simone Weil intitula en 1934 Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Peut-être doit-elle à Alain de n’avoir jamais pu considérer Marx comme un prophète. N’ayant pas de philosophie de l’histoire, elle n’a pas cru d’abord que le dernier venu devait avoir éclipsé les barbes un peu plus vieilles. Homère, Platon et Spinoza sont accueillis par elle comme des maîtres d’expérience à qui sait les lire autrement qu’un article de propagande. Elle n’en est que plus équitable envers Marx dont elle peut situer avec rigueur la pensée.

Or, ce qui domine l’œuvre de Marx, c’est l’idée d’élaborer une mécanique des rapports sociaux. L’idée n’est pas absolument neuve si l’on évoque le gros animal de Platon, la bête de l’apocalypse, ou encore le Prince de Machiavel. Mais Marx lui a donné l’allure scientifique qui convenait à notre temps. Il entreprend le démontage de la mécanique sociale. Cette analyse toute spéculative est déjà maîtrise : le social n’est plus sacré puisqu’on peut séparer les ressorts de sa puissance. Or, comme dans la science du mécanicien, la notion première est celle de force. En appliquant sa méthode  à l’oppression capitaliste, Marx explique à merveille le fonctionnement de son mécanisme, si bien, ajoute Simone Weil, « qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner ». Par exemple, si la bourgeoisie, exploite le prolétariat, c’est moins pour jouir en consommant que pour agrandir l’entreprise et vaincre la concurrence. Il y a donc dans la force une fatalité qui étonne la raison commune et que pas même la raison dialectique ne parviendra à conjurer. Car pourquoi cette fatalité disparaîtrait-elle avec la bourgeoisie ? Comme la lutte pour la puissance a précédé la grande industrie, elle survivra à sa forme capitaliste, de sorte qu’on doit généraliser la formule marxiste de la société et de l’histoire, en perdant de ce fait l’espoir d’une révolution qui soit une solution.

Supposons donc une société libérée du profit, imaginons mieux encore un monde sans concurrences nationales, il resterait que le régime même de la production moderne, c’est-à-dire la grande industrie, représente une force qu’il n’appartient à. aucune révolution de modifier sérieusement. Marx lui-même analysant dans Le Capital le mécanisme de l’aliénation, montre qu’« il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants... La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans l’ensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître ». Si on lit avec plus d’attention ce texte si connu, on voit que selon Marx l’oppression dont l’ouvrier est victime est moins déterminée par le régime de la propriété, et le mécanisme du profit, qui peuvent certes laisser la place à un autre système, que par la structure même de l’usine, née de la technique scientifique. Donc ce que Marx, appelle encore « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel » n’est pas l’effet du capitalisme, mais à la fois la condition et la conséquence d’un savoir spécialisé. Or la science est un monopole de fait qu’aucune réforme de l’enseignement ne pourra jamais vaincre. On peut étendre la culture générale autant qu’on voudra, il restera toujours une différence entre les spécialistes et les profanes, ceux qui savent et ceux qui croient, ceux qui peuvent commander les tâches industrielles et ceux qui n’ont d’autre ressource que de les exécuter ou de s’en émerveiller. Ainsi, la dialectique du maître et de l’esclave continue, c’est-à-dire qu’il n’y a pas du tout de dialectique et que rien n’est surmonté. L’antagonisme du travail et du loisir, de l’action et de la parole prend la forme d’une opposition encore plus irréductible entre l’exécution aveugle et le savoir. C’est bien, comme le voulait Marx, au cours de la transformation de la nature par l’homme que l’humanité s’est divisée ; mais pour mettre un terme à cette lutte, pour que l’humanité se réconcilie avec elle-même, c’est toute l’entreprise humaine qu’il faudrait alors liquider.

Va-t-on conclure à là fatalité de l’oppression ? Il reste l’argument du progrès : puisque le développement des techniques a pour conséquence l’augmentation de la production et une diminution corrélative de la peine, on peut prévoir une extinction progressive du travail. Or, écrit Simone Weil, « notre culture soi-disant scientifique nous a donné cette funeste habitude de généraliser, d’extrapoler arbitrairement, au lieu d’étudier les conditions d’un phénomène et les limites qu’elles impliquent ». Il faudra reprendre un jour dans son détail l’analyse qui suit, mais on peut encore la résumer dans la mesure où elle dégage des évidences. Ainsi en se compliquant non seulement l’entreprise annule le bénéfice du progrès, mais elle augmente encore ses charges. Il faut compter aussi avec l’absurdité d’un progrès qui multiplie les besoins à mesure qu’il produit des satisfactions. Reste la technique automatique qui semble ne comporter aucune limite, de sorte que « la suppression complète du travail humain par un aménagement systématique du monde serait possible ». Mais si l’homme peut confier à la matière (aussi bien organisée qu’on voudra) la satisfaction totale de ses besoins présents, du moins ne peut-il en escompter le renouvellement. Pour se reposer dans un automatisme définitif, il faudrait non seulement réaliser le mouvement perpétuel du côté de la nature, mais encore supprimer l’imprévu qui est le propre de l’existence humaine et de la vie. Dans ces conditions, non seulement il y a une limite au progrès, mais il n’est même pas sûr qu’il y ait toujours un progrès. « Le problème est donc bien clair ; il s’agit de savoir si l’on peut concevoir une organisation de la production qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous l’oppression les esprits et les corps ». Est-il légitime de conclure en posant un problème dont on doute qu’il ait nécessairement une solution ? Du moins n’y avait-il pas d’autre méthode pour le poser, s’il est vrai que le meilleur moyen de servir une cause, c’est de voir les choses comme elles sont.

L’idée d’entreprendre une analyse méthodique de l’oppression et de ses causes n’est pas si banale. Si une force n’est oppressive que par l’existence de privilèges, il faut montrer que ceux-ci dépendent de conditions objectives, c’est-à-dire de la nature des choses. Or, on constate que le pouvoir de l’homme sur la nature est toujours un monopole, que ce pouvoir dépende des rites religieux liés aux premières techniques ou de procédés scientifiques. Les technocrates remplissent aujourd’hui la même fonction que jadis les prêtres et les magiciens. Sans parler des privilèges que confère la possession des armes ou le maniement des signes monétaires, toutes les fois que les efforts des hommes ont besoin d’être organisés et coordonnés, il y a d’une part ceux qui conçoivent et ordonnent le travail, de l’autre ceux qui obéissent et exécutent. En conséquence l’idée même d’un gouvernement démocratique ou d’une gestion collective n’est plus qu’une fiction dès que l’organisation économique atteint un certain degré de complexité. Une démocratie n’est possible que s’il s’agit de s’entendre sur des fins assez générales ou sur des tâches dont le sens et les moyens sont accessibles à l’esprit de tous. Elle devient illusoire dès que les problèmes essentiels ont un caractère trop technique pour être également perçus par tous. Les instruments de la puissance ne se partagent pas.

Il y a plus : la lutte pour le pouvoir asservit même les plus puissants. Marx avait- déjà montré à propos du capitalisme la fatalité qui pèse sur le pouvoir et par suite sur ceux qui en disposent. Celui-ci ne doit pas seulement se conserver, mais s’accroître, il ne tend pas à se partager mais à se concentrer. On comprend alors que l’effort vers la puissance soit sans mesure comme l’est une passion. Ainsi la Comédie humaine rejoint l’Iliade et la peinture des passions n’est qu’un autre langage de l’épopée. On reconnaît dans le sacrifice d’Iphigénie la répétition générale de la tragédie que la bourgeoisie moderne devait jouer dans sa course au pouvoir et dans ses guerres. D’où cette autre conclusion qui va un peu plus loin que le paragraphe initial du Manifeste Communiste : « L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes ».

C’est dans tout son développement qu’il faudrait éprouver cette analyse, mais il suffira pour le moment d’en saisir le principe. Si l’humanité croit pouvoir triompher d’une nature dont les forces, selon la formule de Spinoza, « dépassent infiniment celles de l’homme », c’est parce que l’homme est capable d’engendrer des forces qui le dépassent lui-même infiniment et auxquelles il ne peut plus désormais résister. Et comme cette somme de forces appartient à des collectivités toujours plus massives, l’individu se trouve peu à peu dépossédé de tous ses dons et de tous ses droits. On n’entrevoit guère dans ces conditions la possibilité d’un dénouement raisonnable. La révolution elle-même n’est qu’un moment d’une lutte qui ne profite qu’à l’aveugle nécessité. Loin d’être un remède, elle est un symptôme du mal. Comme un spasme ou une convulsion, elle n’a d’autre conséquence que de l’accroître.

Cette analyse peut servir à plusieurs fins. D’abord la vision lucide des choses, c’est-à-dire la connaissance précise des limites dans lesquelles doit s’inscrire l’histoire, apparaît comme la condition d’une sagesse politique. Reconnaître à la fois les vrais périls et les limites de toute solution dispense de caresser des rêves inconsistants. On ne pouvait manquer de retourner contre Marx le mot fameux : « La religion est l’opium du peuple ». « Changer le monde » est l’appel d’un prophète, comme « changer la vie » est le cri d’un poète. Mais, dans les deux cas, c’est impossible. Il faut bien s’arranger avec ce monde et avec cette vie ; et, puisque les contradictions ne peuvent être dépassées, il faut les vivre en s’y résignant. Mais cette sagesse n’est pas forcément contemplative. Au contraire, elle requiert, pour être seulement une sagesse, des tâches humaines. Or le premier devoir consiste à permettre à l’homme d’exister. Par quels moyens ? En réagissant contre la subordination de l’individu à la collectivité et contre la soumission de l’esprit à l’automatisme. Pour entreprendre cette action, est-il d’autre ressource qu’une vue claire du réel et la ferme conviction de ce qu’est l’homme ? Il n’y a pas de recette toute faite et les moyens sont à inventer chaque jour. Mais chaque jour aussi la possibilité de réussir ou seulement de faire quelque chose est mise en question. Aussi ne faut-il pas, comme les fanatiques, s’acharner à se définir par rapport à une cause collective et à « subordonner sa propre destinée au cours de l’histoire ».

Mais s’agit-il encore d’une sagesse politique ? Si les actions ne peuvent s’enchaîner dans l’espace et dans le temps pour constituer une entreprise d’ensemble qui impose sa forme et son sens à l’histoire, que reste-il en dehors des devoirs privés dont la principale fonction est de soulager la conscience ? Certes, on peut pratiquer la charité avec efficacité et intelligence. Il y a même une charité d’entendement dont aucune politique ne pourra jamais dispenser parce qu’elle seule a les moyens de distinguer, d’apprécier et d’atteindre l’individu. Il n’en est pas moins vrai qu’en abandonnant l’histoire à la dérive, on signifie qu’on n’attend plus rien de la politique et qu’on se destine aux seules tâches privées, si importantes et si nobles soient-elles. Or ce refus de la politique et de l’histoire est plus grave encore lorsqu’il traduit le désaveu de la nature. La pensée la plus lucide, la recherche la plus objective n’est jamais innocente, mais révèle tôt ou tard son inspiration secrète. On sait quelle fut l’évolution personnelle de Simone Weil. Désespérant de la nature humaine elle n’attendit plus de salut que de la grâce. On peut alors se demander si, comme chez Pascal, cette déception fondamentale n’a pas inspiré d’avance cette peinture du monde et de l’histoire. Auprès d’un absolu pressenti hors du temps et de l’espace, l’univers que nous percevons et dans lequel nous vivons devait être sans remède.

Quoi qu’il en soit l’analyse demeure. Peut-être même doit-elle son supplément de rigueur au souci de ne pas céder à l’illusion. Mais il ne s’agit pas de changer l’homme, il suffirait bien de le rendre possible. Il n’est pas non plus question de le libérer, comme le voudraient les anarchistes, à la fois des institutions et des circonstances. L’homme ne se forme-t-il pas par les obstacles qu’il rencontre, naturels ou sociaux ? On ne forme rien dans un milieu sans résistance. De plus il est impossible de transformer la société dans son essence, donc de faire cesser domination et servitude. D’ailleurs ce qui est insupportable, ce n’est pas la domination en général, mais plutôt son caractère irrévocable lorsqu’elle écrase toute une classe sociale ou tout un peuple. Si le paysan maudit la grêle, il sait qu’elle est dans l’ordre des choses, mais quel serait son sentiment à l’égard d’un dieu ou d’une nature assez injuste pour dévaster toujours le même champ ? La nature impose un ordre auquel on peut par philosophie consentir. Le jeu des passions est moins innocent, et lorsqu’il profite des institutions, celles-ci deviennent l’enjeu d’une révolte nécessaire. Cette obligation de refaire sans cesse la société pour déjouer les passions justifie une politique qui soit non plus une technique d’oppression, mais la seule réponse efficace de l’homme à l’oppression. C’est entre ces deux styles politiques qu’il faut choisir, sans se demander d’avance de quel côté se fait l’histoire, mais en s’assurant toujours les conditions d’accès à la vérité.



Note sur la philosophie de l'histoire

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°84, février 1955, pages 177-183.


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Si modeste soit l’intention, toute spéculation sur « l’origine et le sens de l’histoire » ranime l’illusion métaphysique. Au début d’un livre dans lequel le dogmatisme est dénoncé plus d’une fois, l’auteur nous avertit qu’il s’« appuie sur une thèse qui relève de la foi, thèse "Selon laquelle l’humanité" a une seule origine et tend vers un but unique ». Sans doute est-ce la mode, chez les philosophes d’aujourd’hui, de commencer un livre par une profession de foi, demandant qu’on admette sans examen ce qu’il faudrait établir. Il est vrai que la plupart des lecteurs cherchent dans les livres la confirmation de leurs propres préjugés ; aussi la compréhension leur est-elle acquise d’avance, puisqu’ils n’y trouvent jamais que ce qu’ils y cherchent. Mais quelque lecteur moins heureux se sent démuni et maudit les dieux de l’abandonner aux ténèbres du doute. Il s’arrête à le première page de bien des livres quand le titre ne l’a pas déjà découragé. Ainsi évite-t-il de regretter le temps perdu.

Quoi qu’il en soit, l’histoire est une passion moderne. Il fallait sans doute le recul du temps pour que l’humanité découvrît les moments distincts de sa course, mais il fallait surtout que des moments distincts apparussent par l’effet d’une succession rapide des événements. Il existe des sociétés sans histoire. Les anciens eux-mêmes, malgré leur philosophie du changement, ou en raison de cette philosophie, concevaient mal une histoire qui fût le développement dramatique et orienté de leur destin. Nous, au contraire, selon une image célèbre, nous avons pu voir des civilisations naître ou mourir, ou s’étendre, ou se transformer. Nous avons assisté à l’unification du monde, quand les progrès multipliés ont augmenté de façon inouïe la vitesse de ses transformations. L’idée s’est faite d’une histoire universelle, aventure commune dans l’espace et dans le temps, comme si les prémices de la préhistoire, les civilisations séparées ou stagnantes, annonçaient l’unité finale et déjà y participaient. Si c’est au terme d’une vie qu’on fait des bilans, notre humanité doit être bien vieille, qui passe le meilleur de son temps se souvenir d’elle-même. Toutefois, ni les contradictions que révèle toute histoire, ni la relativité des époques ou des situations ne l’incline encore au scepticisme. Elle cherche plutôt, en raisonnant sur l’histoire, à éclairer son propre élan pour l’accomplir. Elle trouve un sens dans ses contradictions même, une raison de croire dans ses hésitations, une dialectique dans ses mouvements obscurs.

Il faut donc revenir sur les prestiges de l’histoire. Cette science que l’absence très vénérée de son objet et par suite l’ambiguïté de ses preuves obligeaient à la rigueur la .plus extrême, a cédé chez, les meilleurs esprits à l’impatience métaphysique. Le mot même qui la désigne a pris l’enflure d’un concept souverain. On ne raconte plus seulement le passé selon l’ordre inaltérable du récit, on l’interprète selon les ambitions variables d’un peuple, d’une classe sociale ou d’une philosophie ; on se lasse d’écrire l’histoire, mais on la fait ; on ne se contente pas d’en accomplir sa part, mais on la vit pour se sentir comme un membre de ce monstre adoré et redouté qui absorbe tous les siècles. Ainsi l’Histoire est la totalité du devenir humain. On s’interroge sur son origine et sur sa fin. Et les deux points une fois trouvés, il suffit de les joindre pour tracer un sens.

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Quand on subit le charme de l’Histoire, la tentation est grande de consacrer ce qui est ou ce qui menace d’être. Ainsi, par l’effet hypnotique de quelques événements et la complicité de nombreux esprits, l’habitude a été prise d’imaginer la cité socialiste sous la forme d’un Léviathan moderne, doté des puissances formidables de l’industrie, de tables statistiques, de bureaux indiscrets et d’une police tentaculaire. La centralisation, le rationnement, le contrôle, l’organisation systématique ou autoritaire de l’économie, le planisme, le dirigisme, l’unanimité politique, tout ce qui dans nos sociétés paraît annoncer le règne d’un État absolu est porté à son compte. On se représente une société sans visage, un tout indivisible et sans conscience. A ce compte on peut croire que le socialisme est une « tendance fondamentale » de l’histoire contemporaine. Mais c’est oublier qu’avant d’être confondu avec cette évolution de plus en plus fatale, qui témoigne moins d’une doctrine ou d’une intention distincte qu’elle ne résulte de l’état des choses, et dont le terme est à peine concevable, le Socialisme à représenté une tout autre espérance.

Cette utopie peut être ramenée à quelques idées un peu trop simples, mais qui n’étaient pas loin de pressentir une sagesse. Celle-ci, par exemple, que la société en se justifiant institue le mensonge entre les hommes, qu’il n’y a pas, de justice immanente et que la répartition des biens ne résulte pas des mérites, qui d’ailleurs ne sont pas mesurables. Cette autre idée que le profit non seulement, n’est pas un mobile noble, puisqu’il implique l’exploitation du semblable par le semblable, mais n’est un mobile que parce qu’il est d’abord une éducation et une institution. Enfin que par l’égalité des chances et l’abandon de la morale répressive, tout homme doit accomplir sa liberté, c’est-à-dire sa valeur. Le socialisme a longtemps regardé les institutions avec scepticisme, condamnant toutes celles qui pesaient sur l’individu, en particulier le pouvoir politique ou l’État, en invoquant d’autres qui par un contact moral et libre à l’intérieur des groupes naturels (commune, atelier), instaureraient la cité harmonieuse. Établie sur la critique d’une sociologie, d’une psychologie et d’une morale, l’utopie socialiste était le rêve d’une fédération qui fût une société sans pouvoir et comme une amitié.

La mode n’est plus à l’utopie, peut-être parce que nous avons perdu le goût de rêver. Mais on n’a jamais examiné sérieusement l’utopie socialiste. Marx lui a substitué son prophétisme, c’est-à-dire qu’il a remplacé le rêve par la folie. Or cet examen pourrait rencontrer trois questions. D’abord est-il vrai que la société ne soit pas d’essence politique ? Par suite est-il raisonnable de tenter la dissolution de tout pouvoir, de toute espèce d’autorité qui implique respect et obéissance du plus grand nombre ? Le second problème n’est que l’aspect économique du premier : les formes du travail industriel rendent-elles possible l’égalité devant les tâches, c’est-à-dire une coopération qui reposerait sur un pur contrat moral ? Peut-on éviter la division entre les tâches d’invention, de gestion et d’exécution ? Sinon cette division technique s’accompagne-t-elle fatalement d’une division sociale, c’est-à-dire d’une inégalité ? Le dernier problème dépend des deux autres : l’histoire peut-elle réaliser la morale ? – Mais poser ces questions, n’est-ce pas approfondir l’idée socialiste elle-même ? Car des réponses négatives laissent sa place à un parti du socialisme, qui refuse de sacrer le pouvoir, et de prendre prétexte des différences nécessaires pour consacrer des hiérarchies. Ainsi compris, le socialisme n’a rien de commun avec l’étatisme, quelque forme qu’il prenne. Il n’est donc pas une tendance de l’histoire, mais plutôt de l’esprit contre l’histoire.

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Les Grecs ne pouvaient concevoir que l’histoire eût un sens. Le temps était, pour eux, une succession sans fin, non pas en ligne droite, mais comme le mouvement circulaire des astres qui recommence toujours. Ils n’ont donc pas eu de prophètes. C’est en effet la tradition biblique qui a introduit la philosophie de l’histoire, et jusque chez Marx on retrouve quelques thèmes majeurs du christianisme. L’histoire apparaît alors comme un drame dont les actes se succèdent jusqu’au dénouement final qui en donne le sens. L’homme a une destination qu’il s’agit de révéler et d’assurer. Ainsi le thème du prolétariat rédempteur : parce qu’il est la perte complète de l’homme, en se sauvant il sauvera tous les hommes. Ce messianisme satisfait le besoin de croire sous sa forme la plus ancienne. L’âge d’or, la terre promise, le paradis perdu sont des images sur lesquelles l’humanité reviendra longtemps encore. Est-ce, comme on le prétend, le regret obscur d’une vie embryonnaire ? Quoi qu’il en soit, l’homme est tenté invinciblement par la fiction d’un bonheur que lui refuse toujours le présent. Mais tandis que les anciens situent l’âge d’or dans le passé, car pour eux le temps défait plus, qu’il ne construit, les modernes l’imaginent dans l’avenir. L’espoir dont il est l’objet donne alors un sens à la souffrance. Le temps s’oriente selon cette fin ; alors se trouvent emportés l’absurde répétition du présent et le cercle vicieux de la durée. Ainsi l’« Histoire » est la fiction d’une perspective qui n’est pas tirée d’une analyse objective du temps, mais d’un regret ou d’un projet. C’est une idée romantique, c’est-à-dire une aventure du cœur.

Le sens du mot histoire s’est altéré quand il n’a plus désigné uniquement le récit, mais le, devenir lui-même. Invoquer l’histoire, c’est d’abord en appeler au souvenir des petits-neveux. Or ce goût dérisoire de l’immortalité conserve à l’histoire sa nature propre : l’histoire est monument. Mais lorsqu’on glisse de l’histoire écrite à l’histoire « vécue », on veut désigner l’expérience de mes actes et de mes projets, c’est-à-dire un mode d’existence dont l’avenir serait la source. Le temps ne se comprend plus seulement par les causes, mais par la fin, ce qui suppose que l’histoire est connaissable comme l’ensemble du devenir humain. Or l’idée du Tout enveloppe toujours une théodicée. Seul le contenu change, de Hegel à Marx, par exemple. La « lutte de classe» prend le sens d’une « mission historique » dont l’accomplissement sauvera l’humanité des conflits de sa « préhistoire ». Cette fin; justifie d’avance tous les moments de l’histoire. Tout est finalement rationnel, et comme l’histoire est à elle-même sa propre fin, comme tout se réalise en elle, on devine l’absolu dans l’histoire réalisée. Lénine avait bien raison de dire qu’on ne pouvait rien comprendre de Marx sans avoir lu Hegel.

Donc toute « philosophie de l’histoire » commet l’imprudence de discourir sur un temps achevé. Et c’est presque une définition. Or après la critique kantienne de la métaphysique la régression est remarquable... En effet, ou bien le temps est un concept vide dont je ne puis faire usage, ou bien il est la forme de notre expérience. Donc penser à l’avenir, c’est anticiper, mais non pas savoir ; et cette pensée peut aller du rêve au pronostic, mais elle ne peut pas s’établir sur une expérience qui ne nous est pas donnée. L’attente n’est pas connaissance, mais espérance quand elle porte sur l’événement, sinon sur la conformité de l’objet à ses lois comme en physique. Le temps n’est pas possession, mais absence. C’est précisément cet inachèvement qui rend l’histoire possible. Il n’est pas absolument vrai que nous « entrions dans l’histoire à reculons » comme dit Valéry, mais il est vrai qu’il n’y a d’histoire proprement dite que du passé. Regarder l’avenir en face, c’est faire preuve de résolution, non de science. Réciproquement on ne saurait tirer de l’histoire le choix d’une politique. Par exemple l’expression de « socialisme scientifique » rend incompréhensible l’idée même de révolution. C’est une contradiction dans les termes. Car s’il n’y a de salut pour l’homme que dans son adhésion à « l’Histoire », si l’on ôte de l’esprit révolutionnaire toute faculté de refus et la représentation d’un avenir ouvert, il n’en reste qu’un conformisme politique non sans violence, mais assurément sans liberté.

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La « philosophie de l’histoire » n’est pas vraie parce qu’elle ne peut même pas être fausse (comment prouver à Bossuet que la main de la Providence n’est pas partout ?). Mais elle inspire une fausse histoire. C’est le cas surtout lorsqu’on soumet la vérité au devenir lui-même, comme font Hegel et Marx (la vérité bourgeoise, la vérité du prolétariat...). Car en attendant que la vérité s’immobilise dans l’absolu de l’« Histoire » réalisée, elle suit les vicissitudes de l’événement et change avec lui. Si la vérité est historique, si elle est soumise comme nous-mêmes au devenir, si elle s’accomplit dans l’événement et se corrige ou se nie dans l’événement qui le suit, elle ne se distingue plus du fait que tout fait nouveau contredit et elle s’abîme dans la contradiction par laquelle la « dialectique » prétendait l’établir. L’homme désabusé contemple sans doute ce déroulement incompréhensible pour lui, et il s’en défend par l’indifférence. Mais l’âme inquiète s’y précipite, et, afin de rétablir à chaque moment l’unité perdue, elle corrige le passé pour l’accorder avec le présent. Pour cette besogne, il faut avoir le goût de la violence et disposer d’une police. Donc si la vérité est « Histoire », il n’y a pas d’autre alternative que celle du scepticisme et de la terreur.

Mais sans doute la vérité est-elle d’un autre ordre ; ou plutôt elle est l’ordre à partir duquel nous essayons de comprendre les événements et les choses. Par conséquent s’il y a une vérité de l’histoire, elle ne saurait être soumise aux changements qui se déroulent dans l’histoire. Si confuse et si mobile soit notre connaissance du passé, elle a pour objet ce qui, ayant été, demeure comme tel immuable. Ni nos doutes ni nos projets ne peuvent modifier du passé un sens qui ne nous appartient plus. Le temps nous dépossède de notre vie même. Et c’est précisément cette objectivité qui doit faire l’accord des esprits sur le récit, tandis que le présent nous trouve encore divisés selon nos passions et nos actes. « Une chose comme un pâle souvenir, écrit Hegel, est sans force en face de la vie et de la liberté du présent ». Mais l’idée de participation à l’histoire ne risque-t-elle pas de ruiner à la fois la vérité historique et la liberté, la science et la politique, dans la confusion de toutes les parties du temps ?

Cette idée de participation n’a dû sa fortune qu’à l’intolérance de notre univers politique. Il ne nous suffit plus d’un conformisme lucide qui nous met en règle avec les institutions tout en préservant notre liberté de jugement. La société contemporaine exige notre adhésion et méprise la vertu du refus. Le panthéisme historique enseigne aussi l’« amour du destin » pour guérir du désespoir : faire l’histoire et la vivre pour n’avoir pas à la subir et à en souffrir. Mais qui peut dire où va l’humanité ou si elle va quelque part ? L’impatience métaphysique n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle spécule sur le temps. Et quand le pouvoir singe le philosophe, cette passion de faire l’histoire épouvante les peuples.

Que désormais le sens de la vie dépende du sens de l’histoire, c’est donc moins une erreur qu’un péril à conjurer. Il n’y a pas parfois d’autre ressource – heureux encore si cette chance demeure ! – que de se; mettre à l’abri de l’événement, car c’est dans les dimensions humaines de la vie privée et du style personnel qu’on retrouve le sens de la vie. Scepticisme ? Fuite sans grandeur ? C’est plutôt l’histoire qui est un refuge pour l’âme soucieuse de l’événement, inquiète du temps, hantée par ce qui n’est pas, incapable d’être au présent et d’aimer le jour qui luit. S’il est vrai que l’histoire est d’essence humaine, il est faux que l’homme soit d’essence historique. L’histoire elle-même ne garde bien le souvenir que de ce qui demeure, c’est-à-dire de ce qui la dépasse. D’ailleurs comment comprendre que nous nous souvenions si notre « historicité » est si fondamentale qu’elle nous interdit d’échapper au changement ? Sans une conscience dont la présence fonde les souvenirs et les projets, il n’y aurait certes pas de philosophie de l’histoire. Mais cette présence seule est vécue. C’est pourquoi l’homme lui garde le sens du présent et le respect de la vie se moque de la grande politique et reste indifférent à l’histoire.

En refusant la passion de l’histoire, l’esprit préserve non seulement son jugement et sa vie propre, mais aussi ses ressources créatrices. Si les civilisations sont mortelles, si la tradition est précaire, c’est que l’histoire est dissolution plus que création. D’ailleurs dans son sens premier de Récit, le seul qui soit clair, l’histoire est, comme on sait, une lutte contre le temps, une entreprise pour sauver par le souvenir ce que le temps défait. Ainsi l’histoire vraie nous libère du temps au lieu de nous livrer à ses séductions. Si elle éclaire le présent, c’est par une lumière qu’elle reçoit du présent lui-même. L’histoire vraie est donc non plus sommeil, mais vigilance. Elle nous rappelle que le temps déçoit tous ceux qui prétendent établir sur lui leur puissance et que le sage doit se préserver de ses fictions par une attention fidèle au présent.

Alors peut se concevoir une politique sans illusion et qui ne fasse pas un jeu du bonheur des hommes. Toute « philosophie de l’histoire » inspire la superstition du passé ou la politique des « générations futures ». C’est aujourd’hui l’idée de l’histoire prise dans ce sens qui est la plus utile au tyran. La pensée du temps introduit en politique la pire des mystifications parce que les hommes croient volontiers qu’ils n’ont pas la responsabilité de leur propre bonheur. Mais il est fou de soumettre les vies humaines aux délais de l’« Histoire ». Une politique ne peut être vraie que si elle se vérifie à chaque instant, car les hommes n’ont pas le temps d’attendre les preuves, si elles doivent jamais venir. Elle a pour rôle d’assurer la vie et de se dévouer à son urgence. Mais pas plus que l’histoire, elle ne saurait épuiser l’essence de l’homme. Une politique n’est vraie que si elle sait consentir à ce que l’homme lui échappe et garde son secret.


Le sens des mots

Billet n°17 – 1er mars 1960. Version pdf

On a souvent répété que le langage avait été donné à l’homme pour cacher sa pensée. Cette boutade a plus d’un sens. D’abord le discours, pour être compris, doit obéir aux règles de politesse, et il préserve ainsi d’exprimer les émotions immédiates qui ruineraient toute vie sociale. En ce sens, les paroles de cérémonie sont un remède à l’envie et à la colère. Le sentiment finit par se régler sur ce qu’on dit, sur ce qu’on doit dire, et cette hypocrisie, selon le sens antique, triomphe ainsi de la barbarie en nous. Un homme qui ajusterait en toutes occasions ses sentiments à ses discours aurait atteint le dernier degré de la sagesse.

Mais la passion a aussi plus d’un détour. Nous la voyons se mettre à l’abri des mots et se couvrir par un langage mercenaire. Par exemple, on fait des conquêtes impériales sous le drapeau de la liberté. Car paroles et symboles expriment des valeurs et ravivent toujours l’émotion capable de susciter le sacrifice des hommes. Il suffit donc au fanatisme de frauder sur leur sens, c’est-à-dire de différer le sens immédiat par quelque savante dialectique. On sait comment liberté peut signifier oppression, comment socialisme en est venu à désigner un régime d’inégalité sociale, comment paix peut vouloir dire agression. Ce serait un travail infini que de faire une histoire des mots et de la trahison dont ils furent l’objet.

Nous avons aujourd’hui de beaux exemples de cette trahison. Ainsi « intégration » signifie régime de domination et de ségrégation raciale ; « démocratie » peut désigner une monarchie libérale presque sans parlement et « syndicalisme » une rivalité sordide entre diverses catégories de travailleurs. Le langage est à ce point trahi que sa signification dépend de qui l’emploie en particulier. Surtout un texte politique ne peut être compris et apprécié en lui-même : tout dépend de son auteur, de ses intentions cachées, de son vocabulaire personnel ou de son art de raisonner. Voilà pourquoi tant de citoyens, victimes de leur bonne foi et de leur inexpérience du langage, ont pu donner leur accord à des discours destinés à les entraîner dans l’oppression et dans la guerre.

On pourrait définir la morale comme le respect du sens des mots. Ainsi le mot de paix ne peut signifier sans mensonge cette peur mutuelle que les États entretiennent en rivalisant d’ingéniosité et d’effort pour se préparer à la guerre. Il n’est pas vrai qu’on veuille la paix si l’on se dispose en même temps à massacrer, si seulement on y songe. Vouloir la paix, c’est en chercher les conditions dans le présent par des œuvres et par des actes dont les effets ne puissent être que pacifiques. La paix demain, c’est aujourd’hui la guerre ; la liberté demain, c’est aujourd’hui l’oppression, comme le montre à loisir l’histoire. On voit que tout ici se ramène à une question de vérité. Il s’agit avant tout de sauver le langage en respectant des mots le sens sacré. Voilà ce que Kant voulait dire quand il faisait de la véracité le premier de tous les devoirs. Dire, c’est dire vrai ou c’est ne rien dire du tout. Chaque parole est un serment qu’on se fait à soi et à tous les autres. La vraie politique est donc celle de la vérité. Mais est-ce encore politique ? Prenons garde ici, car le mot pourrait bien être trahi.