Le sens des mots

Billet n°17 – 1er mars 1960. Version pdf

On a souvent répété que le langage avait été donné à l’homme pour cacher sa pensée. Cette boutade a plus d’un sens. D’abord le discours, pour être compris, doit obéir aux règles de politesse, et il préserve ainsi d’exprimer les émotions immédiates qui ruineraient toute vie sociale. En ce sens, les paroles de cérémonie sont un remède à l’envie et à la colère. Le sentiment finit par se régler sur ce qu’on dit, sur ce qu’on doit dire, et cette hypocrisie, selon le sens antique, triomphe ainsi de la barbarie en nous. Un homme qui ajusterait en toutes occasions ses sentiments à ses discours aurait atteint le dernier degré de la sagesse.

Mais la passion a aussi plus d’un détour. Nous la voyons se mettre à l’abri des mots et se couvrir par un langage mercenaire. Par exemple, on fait des conquêtes impériales sous le drapeau de la liberté. Car paroles et symboles expriment des valeurs et ravivent toujours l’émotion capable de susciter le sacrifice des hommes. Il suffit donc au fanatisme de frauder sur leur sens, c’est-à-dire de différer le sens immédiat par quelque savante dialectique. On sait comment liberté peut signifier oppression, comment socialisme en est venu à désigner un régime d’inégalité sociale, comment paix peut vouloir dire agression. Ce serait un travail infini que de faire une histoire des mots et de la trahison dont ils furent l’objet.

Nous avons aujourd’hui de beaux exemples de cette trahison. Ainsi « intégration » signifie régime de domination et de ségrégation raciale ; « démocratie » peut désigner une monarchie libérale presque sans parlement et « syndicalisme » une rivalité sordide entre diverses catégories de travailleurs. Le langage est à ce point trahi que sa signification dépend de qui l’emploie en particulier. Surtout un texte politique ne peut être compris et apprécié en lui-même : tout dépend de son auteur, de ses intentions cachées, de son vocabulaire personnel ou de son art de raisonner. Voilà pourquoi tant de citoyens, victimes de leur bonne foi et de leur inexpérience du langage, ont pu donner leur accord à des discours destinés à les entraîner dans l’oppression et dans la guerre.

On pourrait définir la morale comme le respect du sens des mots. Ainsi le mot de paix ne peut signifier sans mensonge cette peur mutuelle que les États entretiennent en rivalisant d’ingéniosité et d’effort pour se préparer à la guerre. Il n’est pas vrai qu’on veuille la paix si l’on se dispose en même temps à massacrer, si seulement on y songe. Vouloir la paix, c’est en chercher les conditions dans le présent par des œuvres et par des actes dont les effets ne puissent être que pacifiques. La paix demain, c’est aujourd’hui la guerre ; la liberté demain, c’est aujourd’hui l’oppression, comme le montre à loisir l’histoire. On voit que tout ici se ramène à une question de vérité. Il s’agit avant tout de sauver le langage en respectant des mots le sens sacré. Voilà ce que Kant voulait dire quand il faisait de la véracité le premier de tous les devoirs. Dire, c’est dire vrai ou c’est ne rien dire du tout. Chaque parole est un serment qu’on se fait à soi et à tous les autres. La vraie politique est donc celle de la vérité. Mais est-ce encore politique ? Prenons garde ici, car le mot pourrait bien être trahi.