christianisme

La religion de Proudhon


Cet article a été rédigé au moment où Jacques Muglioni travaillait aux morceaux choisis de Proudhon,
Justice et liberté, publiés en 1962 aux PUF, dans la collection Les Grands textes.


Texte publié dans La Revue Socialiste, n°132, avril 1960, pages 398-404. 


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Proudhon a tout lu tout seul. Il n’a pas été formé par l’école à l’admiration et à la rigueur. De ce lecteur sans maître qui croit pouvoir tout corriger et qui se donne des peines infinies pour retrouver des idées depuis longtemps formées, l’œuvre sort à peine de la poussière qui recouvre tant d’auteurs de son époque, alchimistes du socialisme et rêveurs incontinents. Son influence sur quelques syndicalistes, il la doit surtout à sa personnalité de militant et à quelques formules mal comprises. Il faut être tombé par hasard sur une page admirable pour soupçonner qu’un génie se cache dans ces volumes inutiles. Alors on prend courage, on cherche ce qu’il veut dire par cette « justice » qui revient presque à chaque page comme un cri dont l’écho ne finit pas. On devine à la source de cette cosmogonie verbale un sentiment plus fort que les mots et qui s’annonce comme une prédication. Cette pensée sans système fait songer à Nietzsche par le goût du scandale et de la contradiction, mais plus encore à Rabelais par la passion inséparable de la pensée, par la violence, le caprice et l’effusion du cœur. Ennemi juré de Dieu et du pouvoir, Proudhon veut d’abord sauver l’esprit du respect. Et s’il a assez d’orgueil pour se croire, il n’est pas assez crédule pour disposer du genre humain. Cet orgueil même explique à la fois qu’il oppose aux plus grands maîtres son opinion dérisoire et qu’il ne renonce jamais à sa révolte première. « Je n’adore rien, pas même ce que je crois ». Il se veut conscience inaliénable, et s’il n’a que trop tendance à dire son mot, c’est qu’il met la liberté du jugement au-dessus de tout système. Il y a du Montaigne, malgré tout, dans ce mauvais lecteur. Se prêter aux autres, mais ne se donner qu’à soi-même, c’est pour lui aussi la règle de vie. Au moins sait-il se reprendre, et, quand le pouvoir un moment l’a séduit, il a la force de dire non. Proudhon est un esprit libre.

Retenons ici cette idée de lui que la religion n’est pas faite pour s’épanouir mais pour mourir, que son dépérissement se confond avec le progrès de l’humanité. Ajoutons aussitôt : la mort purifie pour accomplir, car, dit Proudhon, la révélation de Dieu n’est pas au commencement mais à la fin. Dieu dépouillé des mythes, sans statue et sans inquisition, est une idée vraie conquise par la réflexion séculaire sur le rêve. Mais la religion est de sa propre nature immobile ; cette pensée première de l’homme craint le doute qui déplace le regard et détourne d’adorer. Le mouvement de la pensée n’est donc pas le fait de la religion elle-même ; il s’exerce contre elle, substitue à sa prière la révolte. Penser la religion, c’est donc tout à la fois l’abolir et la sauver — non pas la sauver comme on l’aime d’abord, mais l’abolir comme elle se donne d’abord. Voilà en quel sens Dieu s’en va, en quel autre sens Dieu vient. Mais ce qui reste de la religion première au cœur de l’homme et dans les institutions tend à s’opposer toujours à l’intelligence. Ce qu’en langage politique on appelle réaction n’est autre chose que le vieil homme qui ne veut pas mourir et prend des précautions contre le péril de penser.

Le principe d’autorité, chez les anciens, s’exerçait au nom du destin ; dans le christianisme il s’exerce au nom du salut. Mais c’est toujours la raison d’État qui règle l’emploi du pouvoir. Puisque la justice n’est pas de ce monde, la politique reste l’art de maintenir les privilèges et de s’arranger de l’ordre existant. Elle est faite d’habileté, de violences, d’expédients. Le bon plaisir, imité de la Providence, remplace l’antique nécessité. Il aggrave le mal politique, corollaire de l’aliénation religieuse. On voit donc pourquoi la critique du pouvoir suppose la critique préalable de la religion. Il faut que l’homme reprenne l’initiative, retrouve en soi la source de toute providence et fonde sur sa liberté l’organisation sociale. Le crime de la religion, c’est de consacrer l’inhumain et de justifier l’injustifiable au nom d’une providence étrangère. Si le sens des choses est transcendant, la politique ne peut que se résigner à l’arbitraire et à l’oppression. Toute dictature est, d’une certaine manière, théocratique.

Mais Proudhon ne conçoit pas un humanisme qui justifierait à son tour la terreur politique ni une liberté qui pèserait sur l’homme comme une condamnation. Car le christianisme a bien fait de rabaisser l’orgueil humain. Il ne reste donc plus, maintenant, qu’à relever l’homme de sa chute. La justice est aussi compromise si l’individu n’est rien que s’il est tout, et l’humilité n’est pas plus une vertu que l’orgueil. Ce mouvement pascalien qui rabaisse l’humanité, puis l’élève, conduit à rechercher la formule d’équilibre, la mesure vraie de l’homme. Conservant donc de la religion ce qui mérite de l’être et du gouvernement ce qu’il faut pour permettre le jeu des libertés, la société nouvelle sera préservée des deux vices contraires de toute politique, la démesure et la résignation.

Mais la grande affaire est de reprendre aux mythes l’être aliéné de l’homme. « Dieu en religion, écrit Proudhon, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains ». D’où ces formules de révolte : « Dieu, c’est le mal », « la propriété, c’est le vol »… Mais l’humanité doit retrouver dans le mythe sa propre substance et, s’élevant ainsi à la conscience d’elle-même, préférer l’affirmation à la négation. Athéisme, anarchisme et communisme sont trois négations de l’homme que Proudhon ne manque jamais de dénoncer. Pascal disait de l’athéisme qu’il était la « marque d’une certaine force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement ». Sans citer cette pensée, il arrive plus d’une fois à Proudhon de la commenter et, en quelque sorte, de la faire sienne. Bien plus, il note que la société actuelle, vivant d’expédients sur des traditions mortes, échangeant sa liberté contre un destin absurde, est profondément athée. Bref, la révolte ne nie pas les valeurs mais les sauve. Passion du cœur qui s’indigne de les voir méconnues ou opprimées, la révolte vaut mieux que la révolution. Car elle ne détruit rien, elle ne promet rien, elle ne trompe personne. La révolte est la conscience même.

Dans ces conditions on s’étonnera moins de cette continuelle volte-face qui est toute la méthode de Proudhon. La religion désespère l’homme, mais ce que l’homme cherche en elle et qu’il appelle Dieu, c’est lui-même. Il convient donc à la fois de la combattre et de la réaliser. De même tout pouvoir opprime le citoyen ; mais ce que le citoyen cherche dans le prince, c’est encore lui-même, c’est-à- dire la liberté. « Le problème, dit Proudhon, n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres ». Enfin la propriété est l’exploitation de l’homme par l’homme, mais ce que le travailleur cherche dans la propriété, c’est l’identité du travail et du capital et sa propre reconnaissance. Ainsi se découvre dans la fiction de Dieu la profondeur humaine du sentiment religieux, dans la fiction du gouvernement l’image renversée de la liberté politique, dans la fiction de la propriété le sens de la liberté personnelle et du travail.

Comme Lucrèce. Proudhon ne tarit pas sur les crimes de la religion. Il les juge, il les dénonce à la manière d’une âme qui a cessé d’être sous le charme. Comme Marx, il ne sépare pas la religion de la société et il rend celle-là solidaire des crimes de celle-ci. Mais comme Comte il retient ce qu’elle a de positif. En définitive rien n’est perdu et Proudhon se sent le cœur de célébrer la religion à sa dernière heure. Berceau des sociétés, c’est en elle que se sont noués les liens humains. Elle fit l’unité des peuples en leur inspirant les mêmes prières et en les conviant aux mêmes fêtes. Elle découvrit aux hommes le génie des arts, la noblesse du travail, le sens de la souffrance et de l’amour, la chasteté qui arrache la femme à l’état de nature, c’est-à-dire à la prostitution. La religion a créé des types humains qui ne passeront pas. Non seulement la science n’y ajoutera rien, mais peut-on être assuré qu’elle entretienne une foi à laquelle il restait encore à produire ses œuvres ?

Proudhon n’est pas voltairien. S’interrogeant sur un fait religieux, par exemple le dogme du péché originel, il inaugure, comme Comte, la méthode qui sera celle d’Alain dans Les Dieux. Moins attentif à ce qui contredit le fait qu’à ce qui lui donne un sens, il ne se contente pas de condamner les superstitions et la vanité des rites, mais par une analyse positive il cherche « le surnaturalisme dans la nature, le ciel dans la société, Dieu dans l’homme ». Prendre au sérieux tous les signes que fait l’homme, telle est la seule règle pour une philosophie de la religion.

Or le péché originel n’est rien que la « fausse conscience », accompagnée de remords, l’aliénation du cœur, l’antagonisme en l’homme. La jouissance n’est pas l’amour ni la propriété possession vraie. La peine n’est pas plus le travail que l’ivresse n’est la joie. Le mal est un état de séparation, d’hostilité, d’isolement dans l’homme et dans la société. Mais, comme le mal n’est pas plus transitoire qu’il n’est absolu, la conciliation sera l’œuvre toujours reprise de la philosophie et de la révolution. Car ni l’individualisme, fait primordial de la nature, ni l’association, son terme complémentaire, n’est en soi un bien. Et, à la différence de Hegel, Proudhon ne prétend pas résoudre les contradictions. Plus près d’Héraclite, ou, si l’on veut, plus soucieux de la mesure, il conserve au devenir la tension et la vie. Il n’y a pas de dépassement, de sorte que la dissidence et l’harmonie ne sont pas deux périodes distinctes de l’histoire, mais « deux faces de notre nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement réconciliées ».

Or si la justice est une force en nous, on ne saurait voir dans l’inclination au mal, pourtant réelle, un défi radical. En fait Proudhon accorde trop à la société pour pouvoir condamner la nature, de même qu’il est trop attaché aux institutions de la justice pour croire assez à la loi d’amour. Il semble qu’il n’ait pas le sens du péché et qu’il se donne parfois du christianisme une image un peu simpliste, comme lorsqu’il ne voit dans la prédication de Jésus qu’un appel a la conscience. D’autre part il ne peut se défendre tout à fait contre l’optimisme de son temps, qui croyait renouveler à sa manière le messianisme et voyait dans la solution des contradictions historiques l’assurance d’une parfaite rédemption. Cependant Proudhon ne met pas, comme fait Comte, dans un état définitif du savoir le terme de tout progrès humain, et il ne prétend pas, comme Hegel, que l’histoire effacera ses cicatrices dans un total accomplissement. II a suffisamment d’inconséquence, c’est-à-dire de liberté, pour échapper aux systèmes et pour ne pas croire qu’il y ait une fin de toutes les pensées. Il ignore surtout cette frénésie du dépassement et cette bonne conscience chirurgicale qui autorisent tant de philosophes et de politiques, en notre temps, à mutiler l’homme. Car si le mal n’a pas de solution définitive, le penseur doit garder au cœur assez d’indignation pour recommencer sans cesse sa méditation du monde.

Cette réflexion sur le mal, Proudhon devait l’achever par une analyse de la grâce. Il est trop vrai que l’homme ne peut rien sans quelque secours. Que pourrions-nous sans l’expérience, l’industrie, la science et l’art ? Que ferait l’intelligence sans le langage, la volonté sans les institutions qui la soutiennent et lui donnent ses règles ? La liberté ne périt donc pas d’être secourue, mais il lui faut s’exercer d’abord. C’est par l’exercice du corps et de l’esprit que se montre la « grâce actuelle » qui favorise les passions d’ordre, la « grâce efficace » par laquelle la volonté se porte avec allégresse et amour au bien, grâce essentiellement « prémouvante », car sans elle l’homme n’est capable d’aucun bien. Laissons dire ici Proudhon : « Ainsi que le tyran dépeint par Platon, qui fut, lui aussi, un docteur de la grâce, l’homme porte en son sein mille monstres, que le culte de la justice et de la science, la musique et la gymnastique, toutes les grâces d’occasion et d’état, doivent lui faire vaincre ». Telle est donc l’éducation, cette grâce qui élève l’homme, le conduit et le rend libre.

Il est assez clair que Proudhon n’a pas voulu détruire la religion ni même cherché à lui faire sa part. Sa pensée est, dans sa totalité, une réflexion sur la religion. Obsédé par elle, il mêle dans la même page les cris de guerre et les accents de reconnaissance. Mais, au-delà d’une rhétorique un peu facile, se dessinent deux mouvements distincts. D’abord le progrès de la pensée rend caduques les croyances de la tradition. Incompatible avec la science, l’imagerie religieuse est incapable désormais de soutenir la foi des hommes. Mais, comme l’avait vu Comte, son sens demeure, purifié. Par exemple, l’image de la vierge-mère garde une valeur exemplaire dans une société dont le désordre économique et mental entraîne la dissolution des mœurs. Cette parenté entre la méditation de Proudhon et celle de Comte sur la femme et le mariage atteste leur dette commune envers le christianisme.

Mais s’il est vrai que le progrès conserve ainsi le meilleur, si l’unique et perpétuelle révolution de l’histoire consiste moins dans une mutation que dans une libération, la vérité doit être cherchée non plus à la fin, mais au commencement. On comprend là cette passion qui porte Proudhon à scruter sans cesse les origines du christianisme. Son zèle indiscret, et peut-être son goût de l’hérésie, va jusqu’à ajouter à la légende lorsque, par exemple, il imagine Jésus survivant au supplice et guidant les premiers pas d’une église clandestine. C’est qu’il veut retrouver la source pure des souillures de l’histoire, c’est-à-dire l’émotion religieuse dépouillée des systèmes, des ornements et des sophismes. Il voit à l’origine du messianisme l’idée révolutionnaire. Que la terre promise soit dans le cœur de l’homme, c’est ce qu’a oublié plus d’une fois une humanité rendue étrangère à elle-même. L’histoire n’est donc qu’un détour. Et, quand, invectivant l’« Église adultère », Proudhon remonte aux origines du christianisme comme pour retrouver une source abandonnée, on songe à Rousseau allant quérir son modèle politique dans les sociétés pures et statiques, antérieures au progrès, c’est-à-dire à l’histoire. Ils cherchent l’un et l’autre un principe de communion. Bien plus, l’anticléricalisme de Proudhon tend non pas à détruire, mais à purifier l’idée d’église. Que l’homme cesse d’être l’image renversée et affaiblie de Dieu, son double étranger, son aliénation, que la religion devienne la substance du peuple, alors le socialisme peut réaliser l’antique message, réconcilier l’humanité avec elle-même et la rendre à l’innocence.

Ce qui sauve cet optimisme si éloigné de ce que nous pouvons penser aujourd’hui, c’est le sentiment, souvent exprimé par Proudhon et plus ferme que tous ses discours, d’appartenir au monde et à son temps. S’il veut refaire la religion et la société, c’est par la pensée d’abord, pour se rendre intelligible et pour aimer le monde présent. Il ne songe nullement à une dialectique de la puissance, car « il n’est puissance qui ne puisse être vaincue par une autre ». Cette mécanique élémentaire contient toute la sagesse ; elle reconnaît l’esprit non dans les triomphes de l’histoire, mais sur le visage de Jésus mourant. Proudhon n’est donc pas de ceux qui disent : je ne suis pas de ce temps ni de ce pays, et qui ne peuvent penser à la justice, qu’en méprisant les hommes vivants. Marx veut changer le monde et sa postérité historique verra dans la terreur la condition d’un monde à naître. La pensée révolutionnaire est d’abord dévastatrice ; elle construit ensuite sur le désert une cité dont on ignore d’avance si elle aura un visage. Proudhon au contraire est fidèle à la terre et aux signes présents de l’homme. Il cherche le sens du monde comme une patrie perdue, mais qui se laisse deviner dans le désordre et même des institutions et des êtres. Au fond de sa révolte, il y a un consentement secret qui le préserve de haïr et qui le persuade que l’humanité sera sauvée non pas du dehors, mais du dedans. Bref, deux défauts disqualifient Proudhon comme révolutionnaire : la tendresse humaine et l’ironie. Sachant que la réforme des structures sociales ne dispense pas de la moralité individuelle, il ne spécule pas sur l’avenir. Il ne renonce pas au secours fabuleux de l’immortalité pour justifier ensuite le présent vécu par le futur. L’homme vraiment libre « se place volontairement dans le crépuscule in tenebris et in umbra mortis ». Il sait qu’il n’y a pas de lendemain. « Que je meure pour l’éternité, mais que du moins je sois homme, pendant une révolution de soleil ».


Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique

Publication inconnue, sans doute 1961, année de parution du livre de Raymond Aron.


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Aron (Raymond) – Dimensions de la conscience historique, Recherche en sciences humaines 16, Plon, 1961, 14x20, 337 pages.

L’homme écrit l’histoire pour les hommes. Raconter la vie des morts, c’est prendre résolument le parti de la vie. La mort n’est plus qu’une date, car la vie continue et l’histoire survit à l’homme particulier. Elle est le tombeau des grands hommes, mais ce tombeau est célébré par les vivants.

L’ambition première de l’historien, rappelle Aron, est de savoir et de faire savoir comment cela s’est passé. Il peut donc sembler que le récit, aussi bien que la description de l’actuel, exige une objectivité absolue. Mais recevoir tout événement sans préférence et sans choix, c’est détruire l’histoire. L’érudit qui s’intéresse à n’importe quel fait, n’est point historien. Loin de tendre à la reproduction intégrale du passé, l’histoire suppose l’oubli de tout ce qui n’est pas digne d’étude, parce qu’il ne nous concerne d’aucune manière. L’histoire est monument, c’est-à-dire mémoire et admiration. Or il n’est pas de mémoire sans choix, sans la vie injuste et passionnée du présent. Le passé raconté change donc par le changement même de l’actualité. Le fixer définitivement, comme sur une plaque photographique, signifierait que tout avenir est aboli. la vérité historique est donc relative à un système de valeurs qui puissent servir de référence. L’histoire ne peut se concevoir sans une philosophie de l’histoire et la découverte historique est impossible dans une civilisation immobile. Le passé ne livre son secret que s’il est éclairé par les lumières nouvelles du présent. Bref, l’histoire n’est une science vivante que pour une humanité qui a encore une histoire.

Comment dès lors s’étonner que les perspectives, que les historiens construisent à partir du présent, soient toujours relatives, souvent contradictoires ? Il n’existe pas d’équivalence calculable, de constante universelle qui permettrait le passage d’une perspective à l’autre, et cette diversité foncière n’est pas le signe d’un échec, mais l’expression de la vie. L’esprit de l’historien n’est pas une conscience transcendantale au sens kantien, puisque l’historien, quel que soit son souci d’objectivité, reste plongé irrémédiablement dans la réalité historique. Mais cette relativité, dans laquelle semble nous enfermer l’histoire moderne, signifie-t-elle qu’il n’y a pas, au-delà de l’événement, c’est-à-dire du changement, une vérité constante de l’homme ? Toute la culture classique n’était fondée que sur des textes philosophiques et historiques, mais limitée à la seule histoire des grecs et des latins. Or l’histoire ancienne est une suite de péripéties qui ne changent pas profondément le monde humain et illustrent, au contraire les constantes de la nature humaine. Par opposition, l’histoire moderne est dominée par l’idée que l’homme change et qu’il découvre avec le temps des parts inédites de lui-même. L’histoire cesse alors d’être une célébration et de réserver au plus ancien le meilleur de l’admiration ; elle tend à faire croire que l’homme d’hier est révolu et qu’on n’a plus rien à apprendre de lui. L’histoire ainsi comprise est-elle autre chose qu’une illusion ? Parce que les passions prennent la couleur du temps, on s’imagine qu’elles sont profondément différentes : les changements constatés sont-ils simplement des manifestations de la nature humaine, ou bien prouvent-ils que la notion de nature humaine est désormais périmée ? Le marxisme, par exemple, pour avoir expliqué l’oppression sociale non par la nature de l’homme mais par des circonstances passagères (le capitalisme industriel), en vient à masquer l’oppression perpétuée par ceux-là même qu’il inspire. Thucydide, auquel Aron a consacré une longue étude, explique tout au long la guerre du Péloponnèse par les passions des hommes. La peur, l’ambition la volonté de puissance des États, les mobiles nobles ou indignes mais puisés aux mêmes sources de l’homme font que malgré l’imprévisibilité de l’événement, l’histoire comporte une part essentielle de répétition. L’histoire n’a aucun sens, parce que l’humanité n’a pas de destination propre et de fin dernière. Ou plutôt, comme l’ont montré tous les philosophes grecs, l’homme n’a pour fin que de réaliser son essence et d’autre principe que l’ordre universel. C’est le christianisme qui, pour la première fois, donne à l’histoire un sens, mais en même temps il soutient que l’histoire vraie de l’homme ne s’accomplit pas dans le temporel. L’optimisme historique, au contraire, en affirmant la vertu civilisatrice de la science, rend à l’homme une destinée purement terrestre. Cet optimisme prend une forme dialectique, c’est-à-dire catastrophique, quand le marxisme prophétise la société sans classes et fait dépendre son avènement d’une lutte tragique, comme si les acteurs réalisaient inconsciemment les desseins d’une providence. Mais lorsque l’optimisme fait place à la déception, l’humanité se trouve privée à la fois d’une cosmologie et d’une philosophie de l’histoire. Il ne reste plus à l’homme qu’une relation personnelle, positive ou négative avec Dieu. Tel est le désarroi actuel de l’occident.

La nécessité impérieuse de rendre à l’homme de l’âge industriel une philosophie de l’histoire ne conduit nullement notre auteur à ignorer la vertu du doute philosophique. Il garde assez de scepticisme, c’est-à-dire de sagesse, pour nous prévenir contre le fanatisme froid des penseurs à la mode. Il montre, par exemple, commet Sartre juge le capitalisme sur ses fautes et le socialisme oriental sur ses intentions ; il conclut avec ironie que seuls des philosophes très subtils peuvent reconnaître un privilège unique à une entreprise dont ils ne nient pas les cruautés. Par contre il rétablit la grandeur d’Auguste Comte qui avait su discerner l’aube de l’histoire universelle. Mais, qu’il s’agisse du nationalisme, de la colonisation ou de la guerre, Aron s’efforce en philosophe de dégager les vraies causes, et c’est à la réflexion directe qu’il doit ses analyses les plus lucides. On n’est donc pas surpris qu’il ait proposé, comme conclusion de ces études déjà publiées, une méditation sur la responsabilité sociale du philosophe. Ce problème d’aujourd’hui, les penseurs grecs du Ve siècle l’ont posé avec une insurpassable clarté. Le philosophe est celui qui recherche ce qui est le meilleur pour la cité. Il se distingue donc des techniciens qui nous enseignent seulement à atteindre des fins prochaines ; il se distingue aussi des sophistes qui prenant leur parti de la relativité des valeurs, sont prêts à toutes les justifications. Ceux-ci s’appellent aujourd’hui idéologues, ils se donnent pour tâche de fournir les modes de pensée que l’on inculquera, dans un système politique donné, aux hérétiques et aux incroyants. Car il n’est plus question seulement d’obéir, mais de justifier l’obéissance à un parti ou à un gouvernement. Le philosophe peut-il se faire l’auxiliaire du pouvoir et devenir l’instrument d’une technique, alors que, par sa vocation, il doit s’efforcer de maîtriser toutes les techniques et d’en déterminer la valeur ? Il est impossible, il n’est même pas souhaitable de séparer la méditation de l’action, mais le philosophe se renie lui-même s’il consent à partager les illusions de son parti et à souscrire à l’inquisition des juges théologiens. Cette liberté, d’esprit qui préserve de succomber aux techniques ignorantes des fins et eux idéologies frénétique, c’est pour le philosophe le devoir sacré.



La révolte contre l'histoire

Texte publié dans la Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire, 21e année, n°358, nouvelle série n°58, janvier 1952.


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Le privilège paradoxal de notre époque est d’avoir étrangement confondu les problèmes en livrant aux mêmes impasses la philosophie, l’histoire et la vie. Non pas que cette solidarité soit une découverte de notre temps, mais jamais comme aujourd’hui elle n’avait été aussi manifeste ni aussi tragique, en raison même de la rigueur massive de notre expérience. Le contemporain d’Octobre, du drame espagnol et de la guerre s’est effrayé de voir que sa vie propre se confondait avec l’histoire du monde, et que l’une et l’autre pouvaient en même temps prendre un sens ou le perdre atrocement. C’est alors que tout fut mis en question, c’est-à-dire le choix des valeurs qui définissent une vie et décident si elle mérite ou non d’être vécue.

A Camus revient le mérite d’avoir éclairé ce choix. En traçant l’épure du désespoir universel, il propose pour notre génération une méditation commune au philosophe, à l’artiste et au militant. Il fait le diagnostic de notre désordre avec l’art du clinicien. Ainsi, au siècle de la mort violente et des statistiques il reproche moins de multiplier le meurtre que de le préméditer et de le raisonner, et il montre que ceci est la cause de cela. Écoutons-le :

« Heathcliff, dans les Hauts de Hurlevent, tuerait la terre entière pour posséder Cathie, mais il n’aurait pas l’idée de dire que ce meurtre est raisonnable ou justifié par le système. Il l’accomplirait, là s arrête toute sa croyance. Cela suppose la force de l’amour et le caractère. La force de l’amour étant rare, le meurtre reste exceptionnel et garde alors son air d’effraction. Mais à partir du moment ou, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dés l’instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il légifère aujourd’hui. ».

D’un côté le crime de passion ou de fatalité, de l’autre le meurtre de raisonnement et de logique. Dans cette page d’un style pur, Camus pose la distinction fondamentale dont tout le livre n’est qu’un commentaire et qui l’amène à proclamer l’interdiction de tuer. Mais comment concilier le refus du meurtre et le devoir de révolte ?

L’homme révolté est celui qui dit non. C’est l’esclave qui se retourne et fait face à son maître. Il y a une révolte métaphysique quand l’homme découvre la mort, l’absurdité du monde et l’absence de Dieu. Il y a une révolte sociale lorsque de Spartacus à la Commune de Paris, les humiliés se dressent contre une condition injuste. « L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est ». Mais ce refus n’est 

pas pure négation. Il ne peut dire non à l’absurdité du monde et à l’injustice sans dire oui en même temps à ce qui exige un sens et une justice. Donc ma révolte ne se comprend que si j’affirme une réalité qui me dépasse et que je reconnais, toutes les fois que je préfère souffrir l’offense plutôt que de la commettre. C’est la nature humaine qui m’est ici révélée dans sa permanence et sa dignité meurtrie par la brutalité quotidienne d’un monde qui n’est pas fait pour elle.

Ainsi je brise ma solitude et je rencontre les autres hommes sur mon chemin : tous les autres. « Je me révolte, donc nous sommes », conclut Camus. Et c’est ici que la révolte est incompatible avec le meurtre. S’il ne devait exister que des oppresseurs et des opprimés, des bourreaux et des victimes, mon choix serait simple et il n’y aurait pas de problème. Mais si je veux rester fidèle à ma révolte, je dois m’interdire de changer simplement de camp comme ceux qui volent pour ne pas être volés ou tuent pour ne pas être tués. Dans sa nature même la révolte trouve sa propre limite En proclamant le salut commun, elle refuse les moyens qui compromettraient le salut d’un seul.

Or, comme par dérision, la révolte a engendré, au cours de l’histoire contemporaine, les techniques de l’oppression et du meurtre démesuré. La littérature et la philosophie ont exprimé en styles divers cette aventure. Camus sait distinguer entre les violences de Sade, Lautréamont et Stirner d’une part et les incertitudes sublimes de Nietzsche et Dostoïevski d’autre part. Mais c’est dans l’histoire surtout que la contradiction s’affirme et qu’elle doit finalement être jugée.

Tout a commencé pour nous avec la condamnation de Louis XVI, que Camus présente comme un symbole, parce qu’elle signifie que la révolution est la conquête du pouvoir politique avec ses moyens d’oppression et de répression. De ce jour la révolution a trahi les sources profondes de la révolte. Mais tandis que les régicides de la révolution jacobine instituèrent la religion de la vertu comme voulait Saint-Just, disciple de Rousseau, leurs successeurs mieux instruits accablèrent le monde par les diverses formes de la « Révolution cynique ».

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Ces commentaires surprendront ceux qui sont accoutumés aux études techniques et qui, ayant reçu une formation marxiste ou simplement scientifique, envisagent toute l’histoire comme expression plus ou moins directe des faits économiques. Il ne faut pas mépriser la technique quand elle n’est pas méprisable, c’est-à-dire quand elle nous permet d’éclairer et de maîtriser un aspect du réel. Mais il faut se méfier des techniciens de vocation d’abord, de gouvernement ensuite, qui résolvent l’expérience humaine en statistiques brillantes et cruelles.

Un fait économique n’explique ni ne justifie un choix métaphysique quelconque. Il peut aider à la comprendre dans la mesure où il a créé l’urgence de certaines solutions, et par exemple on ne peut nier que le Capital par sa méthode et par son objet soit l’une des œuvres les plus explicatives de notre temps. Mais le comportement des hommes dénote une source plus profonde. En choisissant entre le combat et la résignation, le respect et le meurtre, le ciel et la terre, la mort et la vie, l’homme assume, souvent dans la nuit, toute sa condition qui est d’agir pour des motifs et au nom des valeurs (le problème est ici de savoir si elles sont authentiques) portant témoignage à l’extrémité du malheur et par ce malheur même qu’il échappe jusqu’à la mort au règne absurde des choses. C’est par là qu’il échappe aussi à la technique et aux statistiques. C’est donc par là que Camus décide de le saisir.

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La démesure des temps modernes est la croyance à l’histoire. Elle s’ébauche avec le christianisme et prend tout son essor dans la théorie de la violence historique. Nous devons savoir gré à Camus d’avoir mis à jour avec une parfaite sûreté le lien secret qui unit sous leur conflit superficiel les deux doctrines ennemies de la révolte. Il lève l’équivoque stupide qui fait du socialisme autoritaire le véritable concurrent de l’Église, alors qu’il n’en est en un sens, qu’une réplique adaptée à la civilisation industrielle. Par là s’explique le goût obscur qu’ont aujourd’hui quelques catholiques pour la lutte révolutionnaire et l’attrait invincible qu’exercent sur eux les formes les plus confuses de l’action politique.

Nous avons affaire à deux espèces d’une même croyance inaccessible aux Grecs, amoureux de la nature et du présent. Leur sagesse excluait l’infinité du temps ou se recomposerait une histoire n’ayant de sens qu’à son terme. Ils ne concevaient du temps que l’image cyclique que leur offraient le mouvement des étoiles et le retour des saisons, temps fermé sur soi, rassemblant en un seul jour toutes les possibilités de l’être et toutes les ressources de la vie. Cette pensée les conduisait parfois au mythe du retour éternel, mais la perspective d’une histoire procédant selon une droite infinie leur était interdite.

Au contraire, la tradition judéo-chrétienne nous présente la destinée comme le déroulement tragique d’événements absurdes, mais auxquels le dénouement final donne un sens et une consécration. Et, malgré l’apparence, c’est l’ère chrétienne qui prend au sérieux une nouvelle mythologie, tandis que les philosophes grecs ne croyaient à la leur qu’en souriant. Désormais le dénouement du destin est une justification dernière que le présent peut seulement concevoir et qui fuit sans cesse vers l’avenir imaginaire où toutes choses seront réglées. toutes fautes rachetées et toutes victimes sanctifiées. C’est le royaume de Dieu, le triomphe du progrès et la société sans classes. Voilà pourquoi notre ère fut tout à la fois celle des martyrs et de l’inquisition, des grands sacrifices révolutionnaires et de la terreur policière.

Avec tact et justice, Camus ne reproche à Marx pas plus qu’à Nietzsche sa terrible postérité. Mais l’un et l’autre, quoique différemment, préfèrent l’histoire à la nature et consentent d’avance à sacrifier ce qui est à ce qui n’est pas. Je me plais à relever ici une courte note dans laquelle Camus évoque l’existentialisme athée dont la morale promise est encore attendue. Il dit que cette morale ne pourra s’établir sans introduire des valeurs étrangères à l’histoire. Mais comment faire ? Tout se passe depuis longtemps comme si l’existentialisme, qui est un prolongement de l’idéologie allemande, était impuissant à s’achever sans mourir dans la tradition chrétienne ou sans se confondre avec le marxisme. Or son suicide est fatal, puisqu’il refuse à l’homme une nature à préserver dans l’empire irremplaçable du présent.

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Si Camus est revenu sur les illusions de 1945, il reste fidèle, dans l’ensemble, à toute son œuvre. Depuis Noces paru à la veille de la guerre, jusqu’à la « pensée de midi » qui termine l’Homme révolté, il revient aux sources de la sagesse que les Grecs avaient conçue à la taille de l’homme. Il dénonce en même temps la démence de ceux qui se croient inspirés de Dieu et celle des déicides qui prennent la place du dieu mort, ces dieux aux yeux crevés qui humilient les nations. Son athéisme n’est pas agressif. Simplement, Camus n’a pas de pensée pour un au-delà de la condition humaine. Si les chrétiens, penchés sur l’abîme, reçoivent l’écho de leur cri, lui mourra sans espoir, pour rester fidèle à la terre.

Il nous enseigne la lucidité à une époque cruelle pour ceux qui n’acceptent pas de sacrifier aux idoles. Et s’il s’agit d’un sacrifice humain, il dénonce le meurtre. Mais quelle prédication peut venir à bout de la violence qui s’inspire d’une logique et se recommande des meilleures intentions ? On ne persuade pas des bourreaux qui ont une conscience professionnelle et un sens accompli du devoir.

C’est alors toute l’organisation politique des États qui est mise en question, parce qu’elle porte la responsabilité du malheur présent des hommes. Devant un monde où les enfants meurent, la révolte a seulement la valeur d’un témoignage, mais devant une société qui désespère les hommes jusqu’à la folie, la révolte a quelque chance d’entrer dans l’histoire. Contre les politiques de l’illusion tragique qui sacrifient la partie au tout et le présent à un avenir imaginaire, la vraie générosité consiste à opposer une politique de l’urgence. L’homme révolté, comme Sisyphe, doit savoir qu’il n’y a pas de lendemain et que sa destinée se joue tout entière dans le présent. C’est la condamnation sans appel de toute action qui spécule sur l’avenir et qui dans le même temps humilie les vivants.

On comprend alors l’hommage que rend Camus au syndicalisme révolutionnaire dont la tradition libertaire a survécu à la Première Internationale. Son caractère distinctif est de concevoir l’émancipation des hommes comme un effort quotidien vers le bonheur. C’est à l’intérieur des groupes naturels comme la famille et la profession que l’homme se libère des contraintes que les institutions font peser sur lui. La grande politique n’est pas son affaire. Ni l’action des gouvernements, ni la guerre, quelle qu’elle soit, ne le concerne, sinon comme victime et comme révolté.

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Le livre de Camus est trop riche pour ne pas donner prise par quelques côtés a des critiques que j’aurais aimé formuler ici. Mais la sympathie qu’il m’inspire est trop forte pour que je ne lui accorde pas pour l’instant toute l’attention et toute la place. Les commentaires, qui n ont pas manqué, toucheront peu Camus : ni les éloges des conservateurs qui voient dans ce livre l’expression d’un découragement profitable à leurs intérêts passagers, ni les injures des révolutionnaires de profession qui lui reprochent de faire penser. Il a répondu déjà aux uns et aux autres.

Aux premiers il répond que personne n’est justifié dans son arrogance ou dans son repos, que la valeur des âmes se mesure a celle des idées et des actes, que les meilleures intentions se heurteront toujours à la révolte des hommes vrais, humiliés d’abord puis triomphants, parce qu’ils reportent sur leurs frères la tendresse que les lâches vouent au destin.

Aux seconds il démontre, contre la croyance qu’un siècle de propagande a inculquée aux peuples, que la révolte est plus riche et plus efficace qu’une révolution de système et de violence concertée, qui accroît le malheur des hommes en échange d’une eschatologie dérisoire. Il leur fait honte en leur rappelant l’exemple des justes de 1905 qui ne consentaient à tuer qu’une seule fois et garantissaient l’extrême limite de leur violence par le sacrifice de leur propre vie. Il leur oppose enfin la vérité constante de notre condition : il n’y a pas de terme à la révolte et la justice sera toujours à recommencer ; même si une révolution sociale devait être définitive, l’homme aurait toujours à surmonter l’angoisse d’un destin amer.


Religion

Billet n°14 – 15 août 1959. Version pdf

S’entêter contre la religion n'est pas souvent la marque d'une grande force d'esprit. Je ne parle même pas de ceux qui opposent la coutume à la coutume et qui se vantent de banqueter le Vendredi Saint. Car cette mauvaise humeur ne convainc personne. Il est certes plus audacieux d'opposer en toutes choses la raison aux croyances comme fait ce mathématicien qui veut partout enseigner le mouvement réglé des astres pour prouver qu'il n'y a pas de dieux dans le ciel. Et sans doute suit-il innocemment le grand chemin ouvert par Comte. Mais Comte ne voulait pas supprimer la religion, il projetait de la changer et de la rendre seulement compatible avec l'esprit positif. Or la science forme surtout l'esprit appliqué aux choses extérieures. Elle l'éclaire sans le nourrir. Le grand désert des sciences, comme on l'a dit si bien, laisse l'homme sans ressources quand il en vient à songer à soi. Si donc la science nous défend un peu contre les superstitions, elle ne vaut rien contre la religion véritable.

Pour détruire la religion, il faudrait vaincre tous les dieux sans exception, car l'honneur, la patrie, la société sont encore des dieux. Et les dieux qui habitent la Terre sont les plus injustes et les plus ennemis de l'homme. Or la vérité du christianisme est précisément de nier tous les dieux, César ou Mammon, et de leur refuser un culte. L'argent n'est pas Dieu, aucun pouvoir n'est Dieu, rien ni personne n'est Dieu, si ce n'est l'esprit qui tout à la fois est dans l'homme et bien au-dessus de l'homme.

C'est pour avoir méconnu cette vérité que des chrétiens de confession se sont vu justement accusés d'injustice. Et, en effet, dès que la religion se met au service de l'argent ou du pouvoir, elle fait de l'un ou de l'autre le dieu auquel il faut sacrifier toute pensée. Il est clair qu'en ce sens le cléricalisme est une passion païenne, car il asservit la foi aux intérêts temporels et fait croire qu'il y a des puissances sacrées. Quand la religion cherche un appui dans l'État, quand elle prétend prendre part à la compétition politique, quand elle cherche à s'approprier des biens matériels, elle ne doit plus s'étonner d'être traitée aussi comme une puissance qu'il convient donc de craindre et de combattre.