Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique

Publication inconnue, sans doute 1961, année de parution du livre de Raymond Aron.


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Aron (Raymond) – Dimensions de la conscience historique, Recherche en sciences humaines 16, Plon, 1961, 14x20, 337 pages.

L’homme écrit l’histoire pour les hommes. Raconter la vie des morts, c’est prendre résolument le parti de la vie. La mort n’est plus qu’une date, car la vie continue et l’histoire survit à l’homme particulier. Elle est le tombeau des grands hommes, mais ce tombeau est célébré par les vivants.

L’ambition première de l’historien, rappelle Aron, est de savoir et de faire savoir comment cela s’est passé. Il peut donc sembler que le récit, aussi bien que la description de l’actuel, exige une objectivité absolue. Mais recevoir tout événement sans préférence et sans choix, c’est détruire l’histoire. L’érudit qui s’intéresse à n’importe quel fait, n’est point historien. Loin de tendre à la reproduction intégrale du passé, l’histoire suppose l’oubli de tout ce qui n’est pas digne d’étude, parce qu’il ne nous concerne d’aucune manière. L’histoire est monument, c’est-à-dire mémoire et admiration. Or il n’est pas de mémoire sans choix, sans la vie injuste et passionnée du présent. Le passé raconté change donc par le changement même de l’actualité. Le fixer définitivement, comme sur une plaque photographique, signifierait que tout avenir est aboli. la vérité historique est donc relative à un système de valeurs qui puissent servir de référence. L’histoire ne peut se concevoir sans une philosophie de l’histoire et la découverte historique est impossible dans une civilisation immobile. Le passé ne livre son secret que s’il est éclairé par les lumières nouvelles du présent. Bref, l’histoire n’est une science vivante que pour une humanité qui a encore une histoire.

Comment dès lors s’étonner que les perspectives, que les historiens construisent à partir du présent, soient toujours relatives, souvent contradictoires ? Il n’existe pas d’équivalence calculable, de constante universelle qui permettrait le passage d’une perspective à l’autre, et cette diversité foncière n’est pas le signe d’un échec, mais l’expression de la vie. L’esprit de l’historien n’est pas une conscience transcendantale au sens kantien, puisque l’historien, quel que soit son souci d’objectivité, reste plongé irrémédiablement dans la réalité historique. Mais cette relativité, dans laquelle semble nous enfermer l’histoire moderne, signifie-t-elle qu’il n’y a pas, au-delà de l’événement, c’est-à-dire du changement, une vérité constante de l’homme ? Toute la culture classique n’était fondée que sur des textes philosophiques et historiques, mais limitée à la seule histoire des grecs et des latins. Or l’histoire ancienne est une suite de péripéties qui ne changent pas profondément le monde humain et illustrent, au contraire les constantes de la nature humaine. Par opposition, l’histoire moderne est dominée par l’idée que l’homme change et qu’il découvre avec le temps des parts inédites de lui-même. L’histoire cesse alors d’être une célébration et de réserver au plus ancien le meilleur de l’admiration ; elle tend à faire croire que l’homme d’hier est révolu et qu’on n’a plus rien à apprendre de lui. L’histoire ainsi comprise est-elle autre chose qu’une illusion ? Parce que les passions prennent la couleur du temps, on s’imagine qu’elles sont profondément différentes : les changements constatés sont-ils simplement des manifestations de la nature humaine, ou bien prouvent-ils que la notion de nature humaine est désormais périmée ? Le marxisme, par exemple, pour avoir expliqué l’oppression sociale non par la nature de l’homme mais par des circonstances passagères (le capitalisme industriel), en vient à masquer l’oppression perpétuée par ceux-là même qu’il inspire. Thucydide, auquel Aron a consacré une longue étude, explique tout au long la guerre du Péloponnèse par les passions des hommes. La peur, l’ambition la volonté de puissance des États, les mobiles nobles ou indignes mais puisés aux mêmes sources de l’homme font que malgré l’imprévisibilité de l’événement, l’histoire comporte une part essentielle de répétition. L’histoire n’a aucun sens, parce que l’humanité n’a pas de destination propre et de fin dernière. Ou plutôt, comme l’ont montré tous les philosophes grecs, l’homme n’a pour fin que de réaliser son essence et d’autre principe que l’ordre universel. C’est le christianisme qui, pour la première fois, donne à l’histoire un sens, mais en même temps il soutient que l’histoire vraie de l’homme ne s’accomplit pas dans le temporel. L’optimisme historique, au contraire, en affirmant la vertu civilisatrice de la science, rend à l’homme une destinée purement terrestre. Cet optimisme prend une forme dialectique, c’est-à-dire catastrophique, quand le marxisme prophétise la société sans classes et fait dépendre son avènement d’une lutte tragique, comme si les acteurs réalisaient inconsciemment les desseins d’une providence. Mais lorsque l’optimisme fait place à la déception, l’humanité se trouve privée à la fois d’une cosmologie et d’une philosophie de l’histoire. Il ne reste plus à l’homme qu’une relation personnelle, positive ou négative avec Dieu. Tel est le désarroi actuel de l’occident.

La nécessité impérieuse de rendre à l’homme de l’âge industriel une philosophie de l’histoire ne conduit nullement notre auteur à ignorer la vertu du doute philosophique. Il garde assez de scepticisme, c’est-à-dire de sagesse, pour nous prévenir contre le fanatisme froid des penseurs à la mode. Il montre, par exemple, commet Sartre juge le capitalisme sur ses fautes et le socialisme oriental sur ses intentions ; il conclut avec ironie que seuls des philosophes très subtils peuvent reconnaître un privilège unique à une entreprise dont ils ne nient pas les cruautés. Par contre il rétablit la grandeur d’Auguste Comte qui avait su discerner l’aube de l’histoire universelle. Mais, qu’il s’agisse du nationalisme, de la colonisation ou de la guerre, Aron s’efforce en philosophe de dégager les vraies causes, et c’est à la réflexion directe qu’il doit ses analyses les plus lucides. On n’est donc pas surpris qu’il ait proposé, comme conclusion de ces études déjà publiées, une méditation sur la responsabilité sociale du philosophe. Ce problème d’aujourd’hui, les penseurs grecs du Ve siècle l’ont posé avec une insurpassable clarté. Le philosophe est celui qui recherche ce qui est le meilleur pour la cité. Il se distingue donc des techniciens qui nous enseignent seulement à atteindre des fins prochaines ; il se distingue aussi des sophistes qui prenant leur parti de la relativité des valeurs, sont prêts à toutes les justifications. Ceux-ci s’appellent aujourd’hui idéologues, ils se donnent pour tâche de fournir les modes de pensée que l’on inculquera, dans un système politique donné, aux hérétiques et aux incroyants. Car il n’est plus question seulement d’obéir, mais de justifier l’obéissance à un parti ou à un gouvernement. Le philosophe peut-il se faire l’auxiliaire du pouvoir et devenir l’instrument d’une technique, alors que, par sa vocation, il doit s’efforcer de maîtriser toutes les techniques et d’en déterminer la valeur ? Il est impossible, il n’est même pas souhaitable de séparer la méditation de l’action, mais le philosophe se renie lui-même s’il consent à partager les illusions de son parti et à souscrire à l’inquisition des juges théologiens. Cette liberté, d’esprit qui préserve de succomber aux techniques ignorantes des fins et eux idéologies frénétique, c’est pour le philosophe le devoir sacré.