Descartes

Un philosophe a affirmé : « le caractère d’un homme est son destin ». Qu’en pensez-vous ?

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.

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A – Du sens des mots à la position du problème.

1 – ἔθος : désigne ce qui est accoutumé, une manière d’être habituelle, donc soustraite au changement. « Caractère » signifie plus : la marque qu’on imprime à une chose du dehors, par laquelle cette chose se distingue d’une autre. Disons que le caractère est à la fois une disposition familière que nous sentons en nous et la marque propre, le signe extérieur qui nous fait reconnaître. Nous sommes plusieurs et différents les uns des autres, donc distincts selon l’existence et selon la qualité. En somme le caractère est ce qui fait qu’un individu n’est pas un autre.

2 – δαίμων : désigne une divinité, un bon ou mauvais génie qui inspire les actes des mortels. Ce n’est pas exactement le destin que les Grecs appellent Μοῖρα – la Parque – ou la part assignée de chacun, le lot, le sort, ni le fatum des Latins, ce qui est dit, prédit, et doit finalement se réaliser. Toutefois l’affirmation d’Héraclite l’obscur peut signifier que le caractère en chaque homme est l’expression d’une force qui le dépasse et l’utilise.

3 – Nous pouvons donc poser ainsi la question : est-il vrai que mon caractère me prédestine, qu’il détermine d’avance toute la suite de mes pensées et de mes actes, qu’étant mon partage, ma limite, il rend dérisoire toute prétention à la liberté ? Peut-on établir que le caractère n’est pas seulement une manière d’être, de sentir et d’agir – la couleur de l’existence – mais qu’il assigne une destination et impose des fins à poursuivre – le sens de l’existence ?

B – Le concept de caractère n’est pas stable.

Si le caractère est une donnée de nature (je suis coléreux, paresseux ou timide sans l’avoir décidé), il est un fait en moi et qui me constitue malgré moi. Bien plus, les traits de caractère paraissent s’accuser au cours de la vie, comme les traits du visage : on peut donc y voir la force du destin. Or le détail des hypothèses physiologiques ou psychologiques ne change rien à l’essentiel, non plus que la part éventuellement accordée aux circonstances. Il restera que je n’ai pas vraiment d’histoire, si ma vie n’est que le commentaire ou la paraphrase d’une nature que je n’ai pas choisie. De même toute intervention technique qu’on prétendrait tenter du dehors sur le caractère pour le transformer ne changerait en rien les données du problème.

L’examen pouvait prendre plusieurs directions : 

1 – On est timide, coléreux, etc., moins par nature que par convention. Portrait élaboré dans la vie sociale, le caractère répond aux coutumes du langage (« il est menteur », dit-on). Ce n’est plus l’être propre d’un individu, mais le trait commun à plusieurs, une ressemblance, une catégorie (rappelons que la caractérologie est en grande partie une méthode de classement). Le caractère n’est-il pas alors un fait de croyance ? De même que l’oracle se vérifie parce qu’il est cru, je ressemble finalement à l’image qu’on se fait de moi. Faux destin forcé par l’imagination.

2 – Mon caractère est moins une donnée première que la manière personnelle dont j’accueille l’héritage involontaire de ma nature. Dans l’expression « avoir du caractère », celui-ci est l’attribut de la volonté virile et il se distingue du tempérament. Ce débat entre moi et moi-même fait du caractère le résultat d’une histoire. Donc loin de se figer d’avance en un destin, il n’est pas loin d’exprimer une liberté créatrice de vocation et de valeur. 

3 – À l’opposé on retrouve le sens premier du caractère, c’est-à-dire sa permanence, en le regardant comme un arrêt du devenir. Mon caractère n’est-il pas ce qui en moi ne change plus et se refuse désormais au changement ? Il est non seulement mon passé, mais un passé d’autant plus actif qu’il est inconscient. On sait que la psychanalyse explique la répétition morbide de certains actes par un refoulement des tendances qui aurait bloqué l’évolution du moi et suspendu son histoire. Ainsi se comprend l’air de fatalité que prennent les passions et les névroses. Mais cette interprétation nous renvoie d’une part à la pathologie, d’autre part à l’hypothèse de l’inconscient.

4 – Or il peut paraître imprudent de faire du caractère une chose hétérogène à la conscience. Ici encore, caractère et destin peuvent passer pour des faits de croyance, mais cette fois-ci sur le mode intentionnel. Car s’il est vrai que rien d’extérieur ne peut déterminer une conscience, croire au destin, c’est se lier soi-même, c’est laisser choir le fardeau de la liberté. Par suite « mon caractère » n’est qu’une excuse et procède d’une essentielle « mauvaise foi ». Tandis que Molière décrivait des caractères comme autant de types fixés, la littérature contemporaine montre plus volontiers des êtres « engagés » dans des « situations » dans lesquelles ils sauvent ou perdent leur liberté. Cette liberté sans destin (humanité sans nature) est donc à son tour un destin (nous sommes condamnés à être libres).


C – Les principes d’une solution.

1 – Les solutions équivoques consistent soit à nier le caractère, soit à le conjurer par des artifices. N’avons-nous le choix qu’entre un naturalisme sans profondeur et un « humanisme » pour lequel la liberté n’a ni point d’appui ni limite dans la nature ? Faut-il décider entre une nature sans liberté et une liberté sans nature ?

a/ Puis-je nier que le caractère me soit donné, irrévocablement comme l’être physique, que le changer serait devenir autre, cesser d’être soumis à l’individualité ? Héraclite appelait peut-être destin ce partage qui fait de chacun de nous un individu, c’est-à-dire un être déterminé et séparé. Par suite on peut douter que le caractère soit modifiable par une volonté morale ou par des opérations techniques qui profiteraient des failles éventuelles du déterminisme. D’ailleurs, en fait, mon caractère m’est rappelé toutes les fois que j’essaie de m’en délivrer : je ne puis me changer, par exemple cesser d’être irascible ou prodigue, si tel est mon naturel.

b/ Dans ces conditions, je ne suis pas liberté pure ; j’ai une nature que je n’ai pas choisie. La frontière ne passe donc pas entre la « réalité humaine » et le « monde » (notions confuses au sens cartésien), mais à l’intérieur de l’homme, entre la nature et l’esprit. Sans doute le « je pense » se refuse-t-il à figurer dans quoi que ce soit qui appartienne à l’ordre de l’objet. Cela signifie que je ne suis pas le caractère que j’ai ; je ne me reconnais pas en lui, car, en le pensant, je lui fais face et je m’en sépare. Mais n’y a-t-il pas une autre solution que la révolte insensée ou le consentement stoïque ? Peut-on se contenter d’une liberté formelle et spéculative ?

2 – Or je fais l’expérience de ma liberté comme d’un pouvoir positif. Je puis être l’auteur de mes actes et le maître de mes pensées, donc je puis conduire ma propre histoire. Est-ce en contradiction avec la permanence du caractère ? Mais mon caractère ne me donne aucune notion du vrai et du faux, il ne détermine pas mes fins, il ignore les valeurs. Si, par exemple, il ne dépend pas de moi de ne pas être irascible, il dépend encore de moi de mettre mon indignation au service de ce qui vaut la peine. Personne ne confond l’arrivisme avec la force d’une vocation. Le lâche peut devenir prudent, le sceptique circonspect. Ce n’est donc pas le caractère qui change, mais l’usage auquel on le destine. Qu’on relise le Traité des passions de Descartes ou le Traité de Morale de Malebranche pour comprendre comment mon caractère peut demeurer le même au sein d’une histoire qui innove. Il est la substance ou l’étoffe de ma vie, mais il n’en est ni la cause ni la fin. Par lui-même le caractère n’a pas de sens. Matière singulière de mes vertus aussi bien que de mes passions, il prête à ma liberté sa force et sa couleur. Bref, la même nature peut se faire destin ou servir d’appui à la liberté. Ainsi passe-t-on, comme on sait, de la quatrième à la cinquième partie de l’Éthique.

3 – Il n’est donc pas nécessaire de superposer, comme le propose Kant, au « caractère empirique », donnée de la nature, un « caractère intelligible » dont la liberté nécessairement intemporelle condamnerait l’homme à un choix irrémédiable, véritable prédestination dont il porterait de façon paradoxale toute la responsabilité au cours de son histoire temporelle et qui justifierait les remords et les sanctions. Il suffit de rappeler que le caractère est en moi le singulier, la différence, tandis que les valeurs sont universelles. Le courage est toujours le courage, comme voulait Socrate, quels que soient les caractères ou les circonstances. Ma vertu est alors l’expression personnelle d’une valeur commune à tous. On voit donc que le caractère est moins une fatalité que la condition d’exercice de ma liberté. Sans doute l’individualité est-elle en un sens, un destin, mais seul un individu peut être libre. Bref la liberté n’est possible que dans la finitude.



Suggestions bibliographiques

1 – Il est souhaitable de commencer par relire et approfondir les textes fondamentaux qui ont pu faire l’objet d’une réflexion personnelle – sans exclure, sur un tel sujet, les sources littéraires et scientifiques. Par exemple l’idée de destin trouve des développements divers dans la tragédie grecque, chez les stoïciens, chez Hegel, etc. Quant à la notion de caractère, elle doit sa richesse autant à l’empirisme hippocratique et aux études médicales qu’à la caractérologie contemporaine.

2 – Pour donner une base doctrinale à la position aussi bien qu’à la solution du problème, il est utile de faire appel à des textes proprement philosophiques. Qu’il nous suffise de rappeler quelques exemples :

- Descartes, Traité des Passions et Lettres sur la morale (Boivin)

- Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs et Critique de la raison pratique

- Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch III

- Alain, Propos sur l’éducation

- Ricœur, Philosophie de la Volonté (Aubier) p. 333 sq.

3 – Il est prudent de s’informer auprès des travaux contemporains de caractérologie. Nous rappelons les titres suivants :

- Le Senne, Traité de caractérologie

- G. Berger, Caractère et Personnalité (initiation philosophique, P.U.F.)

4 – On ne saurait négliger la conception du caractère qui se dégage des thèses de la psychanalyse. Il est préférable de se reporter directement à l’œuvre de Freud.


N.B. – La citation proposée est empruntée aux fragments d’Héraclite : ἦϑος ἀνϑρώπου δαίµων.

Elle peut donc être rattachée à l’ensemble de la pensée présocratique (cf. Les Penseurs grecs avant Socrate par Voilquin, Garnier). Mais il reste que cette référence ne fait pas partie du sujet et qu’elle peut donc être ignorée.

Existe-t-il une expérience proprement philosophique?

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.


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La question posée ne pouvait recevoir une réponse fondée que si auparavant l’idée d’expérience avait été l’objet d’une analyse méthodique. Les suggestions qui vont suivre n’ont donc pas pour fin d’imposer à la dissertation un plan ou une théorie déterminée, mais de montrer par un exemple comment la notion d’expérience pouvait être soumise à un examen systématique qui est précisément la tâche de toute philosophie.

Le terme d’expérience renvoie à trois sens principaux :

1/ avoir de l’expérience, c’est avoir su tirer peu à peu la leçon des circonstances. Ici le philosophe n’est pas mieux placé que les autres hommes.

2/ faire l’expérience de la douleur, par exemple, c’est éprouver par opposition à connaître ; il ne s’agit pas non plus d’une constatation de fait, car la conscience affective n’a pas d’objet séparé. Ce que nous éprouvons, c’est nous-mêmes. Cette épreuve nous change, elle ne nous instruit pas.

3/ l’expérience de type scientifique, c’est-à-dire la constatation objective, la soumission au fait extérieur, garantie d’une connaissance positive.

Ce dernier sens paraît être le plus proche de notre sujet. Si la philosophie est la science de l’être, celui-ci peut-il être donné dans une expérience ? En admettant avec Kant que toutes les expériences particulières soient relatives à certaines conditions tenant à l’acte de connaître, n’existe-t-il pas toutefois une expérience originaire ou radicale dont la philosophie serait la découverte et le commentaire ? Une réponse affirmative signifierait que la philosophie a un objet propre, distinct, par exemple, de l’objet scientifique, et qu’elle se réduit, comme connaissance, à une intuition, c’est-à-dire, selon Bergson, à une perception directe de la réalité.


1e partie : Insuffisance de toute expérience particulière.

Il n’était pas inutile de rappeler – sans s’étendre trop – que la critique philosophique s’exerçait victorieusement contre les expériences particulières en s’efforçant soit de les situer, soit de mettre à jour leurs conditions préalables.

Par exemple :

a/ l’expérience scientifique ne précède pas le projet scientifique. Loin de servir de fondement, elle dépend elle-même de conditions mentales (transcendantales ou autres) qui la rendent possible. À la réflexion la science révèle moins la structure de l’être que du connaître. Sur ce point décisif, la critique kantienne ne peut être ignorée.

b/ l’expérience du beau ne se donne comme une révélation qu’à l’artiste engagé dans l’aventure de sa création, non pas au philosophe qui réfléchit sur les conditions du jugement esthétique. Ainsi je dois toujours craindre de limiter mon admiration à l’objet d’un simple penchant, et, si je suis capable de dépasser mes préférences, c’est grâce à une culture, à une formation préalable du goût. Or cette expérience des œuvres exige du temps ; elle ne résulte pas d’un contact direct et unique avec le beau.

c/ l’expérience morale, comme l’a montré Rauh, donne des leçons indispensables à la conduite journalière, mais le devoir dans son principe ne relève d’aucune expérience, n’étant pas de l’ordre des faits. On peut donc penser avec Kant que c’est le devoir pensé a priori qui donne un sens à l’expérience morale et non l’inverse.

d/ l’expérience religieuse fait l’objet de témoignages sincères, mais c’est l’expérience d’une foi et d’une espérance. Comment saura-t-on si elle est l’expérience originelle d’une réalité et d’une possession ? Ce doute même fait comprendre pourquoi la foi religieuse a souvent été tentée, à tort ou à raison, de s’accomplir sur un autre plan que le sien propre, celui de la philosophie.

Toutes les expériences particulières supposent donc le principe qui les fonde sans jamais pouvoir le faire paraître et ainsi, se justifier. Elles devraient alors être dépassées vers un « monde », vers l’« activité constituante » de l’esprit, vers une « valeur », « Dieu » ou l’« être », qui, comme tels, ne sont donnés dans aucune expérience. Dès lors, l’objet de la philosophie étant d’établir le bien-fondé de toutes nos démarches, d’élucider l’être auquel nous rapportons le sens de toutes nos affirmations, elle ne saurait se confondre avec une aventure déterminée comme la science ou l’art, ni avec une « anthropologie » générale qui la réduirait à l’inventaire encyclopédique des expériences humaines. Elle consiste plutôt à situer chaque expérience particulière et à la fonder. Mais ce fondement peut-il à son tour, être l’objet d’une expérience, proprement philosophique cette fois? Existe-t-il donc une expérience radicale ?


IIe partie : Existe-t-il une expérience radicale ?

Selon Kant, puisque l’expérience dépend des conditions mentales qui la rendent possible, elle se trouve irrémédiablement séparée de l’être. La métaphysique ne peut donc se donner un objet réel, que ce soit l’être du moi, l’être du monde ou l’être de Dieu. L’idée d’une expérience métaphysique est dépourvue de sens. Mais comme l’être ne peut pas davantage être déduit d’un concept, ce n’est pas seulement l’expérience qui est disqualifiée, c’est la métaphysique elle-même.

La sévérité extrême de cette critique a suscité les protestations les plus diverses. Tandis que Hegel refuse de séparer la raison du réel et raille l’étroitesse de l’entendement borné, d’autres philosophes, loin de restaurer la dialectique, se tournent vers l’expérience pure. Par exemple Bergson fait de l’intuition une véritable expérience métaphysique, puisque par elle l’absolu nous est rendu comme la patrie originelle dont l’intelligence discursive nous avait abusivement séparés. En ce sens, faire une expérience, c’est éprouver, abolir toutes les distances, retrouver une présence. La philosophie est la science des données immédiates, en deçà du discours et des symboles.

Cette recherche de l’« immédiat » se manifeste encore dans la recherche d’un « cogito pré-réflexif » qui précéderait la constitution du monde « objectif ». L’expression phénoménologique d’«être dans le monde » signifie que le monde est donné originellement comme l’horizon de tous mes projets ; l’expression d’« être pour autrui » signifie que mon semblable est impliqué dans le « cogito » comme certitude première. Mais ce retour à l’expérience vécue prend un sens proprement ontologique si l’on s’avise que la question de l’être se détache sur le fond d’une angoisse originelle devant l’éventualité du néant. La philosophie ne serait alors que le commentaire de cette expérience comparable à nulle autre puisqu’elle n’a pas d’objet.

Toutes ces affirmations ont ceci de commun qu’elles envisagent la réflexion ou la critique philosophique comme une entreprise seconde et rétrospective. Elles sont donc autant de traductions d’une expérience originelle qui nous éclairerait et établirait notre certitude avant tout recours à la prudence critique. Or s’il est vrai que la critique ne vient qu’après coup, que l’intelligence éclaire toujours une expérience qu’elle n’a pas constituée, la philosophie peut-elle se résigner à prendre appui sur une expérience qu’elle ne contrôle pas ? Peut-elle être ce regard « naïf » selon Bergson, qui voit sans imposer sa structure aux choses ? L’unique procédé d’une telle philosophie est le dépaysement qui accompagne le refus des concepts familiers. Seule donc une ascèse peut ouvrir à l’expérience métaphysique.


IIIe partie : Expérience ou réflexion ?

Il n’était pas nécessaire de revenir sur chacune des expériences dites privilégiées. Mais il était permis de montrer, par exemple, que si la « durée » exclut toute structure accessible à l’intelligence, on ne peut en effet rien en dire ; que la « vie irréfléchie » de la conscience n’échappe à l’ineffable que par la réflexion et un discours qui lui imposent comme à tout objet leurs conditions propres ; que la « certitude d’autrui » pour être originelle ne supprime pas pour autant la séparation des consciences que révèlent, par le langage, le malentendu et le mensonge, et qu’aucun amour jamais ne peut totalement combler ; que l’expérience de l’angoisse n’est pas sans rapport avec ma nature affective qu’elle manifeste au contraire, et que si le néant n’est pas un objet, l’être n’en est pas davantage un.

Donc sans vouloir contester aucune de ces expériences, on peut penser qu’elles n’échappent pas aux conditions de toute expérience et aux limites de toute réflexion. Elles ne sont originelles que par l’oubli des conditions qui les rendent accessibles et dont elles ont besoin pour être fondées. Par suite tout appel à une expérience première qui serait le terroir de la philosophie est suspect à la réflexion critique.

À ce propos, il n’était pas interdit de faire état du « cogito » cartésien, mais à condition d’en donner une interprétation conforme au texte des Méditations. On sait que le « cogito » est obtenu au terme d’une analyse qui sépare et délivre la réflexion de toutes les illusions de l’expérience : illusion de la réalité sensible, illusion de l’expérience intellectuelle, illusion de toute donnée antérieure à l’acte de la réflexion. Voilà pourquoi le « je suis, j’existe » n’est pas, à proprement parler, une expérience, mais la proposition première de la pensée réfléchie. De même, le passage du moi à Dieu, s’il engage profondément un sujet qui découvre dans sa propre limite le signe de l’infini, exige toutefois une démonstration par laquelle l’existence est conclue et non sentie. L’évidence de l’infini n’est donc pas mon expérience, mais la conscience intellectuelle de ma limite ; elle n’est pas possession affective, mais conscience motivée de dépossession.

La philosophie n’a donc pas d’empire qui lui appartienne et sur lequel elle puisse régner. Elle vise plutôt à rappeler tout homme à sa condition et à lui montrer qu’il ne peut se reposer sur une expérience, quel que soit son prestige, et se dispenser ainsi de la prudence critique. Nulle expérience n’intéresse le philosophe s’il ne la dépasse vers ses conditions que sa réflexion dégage et qui lui prouvent qu’elle n’est pas une révélation dernière. Mais si aucune expérience n’est philosophique par elle-même, toute philosophie est réflexion sur l’expérience.




Suggestions bibliographiques

1 - Ce sujet, plus que tout autre, invite à la réflexion personnelle. Celle-ci peut donc seule commander le choix des auteurs à relire et à méditer pour préparer la dissertation. Toutefois il n’est pas superflu de conseiller la prudence critique : par exemple la notion d’expérience mérite d’être précisée et considérée dans ses espèces différentes (scientifique, esthétique, morale, religieuse) pour que la question posée trouve ses limites propres et son sens rigoureux. C’est pourquoi on ne perdra pas de temps en se rendant présente la théorie kantienne de l’expérience scientifique. Voir notamment :

- Kant, Critique de la raison pure.

- Victor Delbos, Sur la notion d’expérience dans la philosophie de Kant (Bibliothèque du congrès international de Philosophie, A. Colin 1902 t. IV.

- F. Alquié, L’expérience (Initiation philosophique, P.U.F. ).

2 - Sur la possibilité et, éventuellement, sur la nature de l’expérience métaphysique, on peut se reporter à des textes aussi différents que :

- Descartes, Méditations I et II.

- Spinoza, Éthique V.

- Maine de Biran, Essai sur les fondements de la Psychologie (1ère partie).

- Kierkegaard, Le concept de l’angoisse.

- Bergson, L’intuition philosophique (dans La Pensée et le Mouvant).

- M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? (Gallimard) et Introduction à la métaphysique (P.U.F.)

3 - Ce problème a suscité, de notre temps, des études très variées. À titre d’exemple, nous citerons :

- P. Dufrenne et Ricœur : K. Jaspers et la philosophie de l’existence.

- G. Marcel : Du refus à l’Invocation.

- F. Alquié : La nostalgie de l’être.

- J. Wahl : Traité de métaphysique.

- J. Hyppolite : La logique et l’existence (sur Hegel).