humanités

Merleau-Ponty fut-il un philosophe?

Ce texte a été écrit au moment de la mort de Maurice Merleau-Ponty.

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°146, octobre 1961, pages 272-275.


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La philosophie d’après-guerre en France fut dominée par deux influences principales en apparence opposées et pour la plupart irrésistibles ; la phénoménologie et le marxisme. Merleau-Ponty n’a d’abord résisté ni à l’une ni à l’autre. Bien plus, il a été l’un de ceux qui ont contribué avec le plus d’autorité à faire connaître la méthode de Husserl en-deçà du Rhin. Cette entreprise pourra se juger, comme toutes les autres, quand elle aura été délivrée de la mode. Pour le présent, en rendant possible de trop faciles imitations, elle tend à provoquer une nouvelle dégradation de la philosophie en rhétorique. De même, au temps de sa collaboration avec Sartre, Merleau-Ponty mit si bien son talent au service d’une sorte d’engouement politique qu’il parut un moment représenter l’intelligence elle-même découvrant passionnément les problèmes de notre époque, mais ce fut, là encore, pour donner en partie sa caution à une mystification dont beaucoup d’esprits depuis lors ont péri. On a dit de sa pensée qu’elle était une philosophie de l’ambiguïté. Mais toute œuvre est ambiguë et l’importance d’un écrivain a toujours un double sens ; son talent fortifiant également le faux et le vrai, il est, dans cette mesure, un peu responsable de l’histoire. Il est fréquent que l’éloge décerné au talent signifie qu’on sépare la forme du fond ou qu’on admire sans prendre d’engagement. Dans ces conditions on doit dire que Merleau-Ponty fut un écrivain de talent.

Je ne dirai rien de la phénoménologie sinon qu’elle apparut à plusieurs comme une manière de penser non plus selon la vérité objective, mais selon l’expérience immédiate. Merleau-Ponty a reconnu finalement sa dette envers Bergson. D’ailleurs sa Phénoménologie de la perception répond, pour une large part, à la même intention que l’Essai sur les données immédiates de la conscience : elle se donne comme un renouvellement du regard, comme un retour à l’expérience vécue en deçà des constructions abstraites du savoir, c’est-à-dire à la première perception du monde. Il y a même dans La Structure du comportement les éléments d’une philosophie de la vie. On sait que la pensée allemande a été dominée par quelques thèmes qui nous sont aujourd’hui familiers : ceux du conflit et de la synthèse, de la totalité et de la structure, du tragique et de la purification. Hegel, Marx, Husserl et quelques autres ont illustré à loisir ces idées dont la puissance magique n’a pas fini de nous séduire. Or Merleau-Ponty a eu notamment le mérite d’établir la parenté profonde qui lie la célèbre théorie de la forme et la phénoménologie. En nous faisant connaître l’œuvre de Goldstein avant qu’elle ne soit traduite en français, il n’a pas seulement divulgué un secret, il a aussi introduit dans la sphère de la pensée claire des intuitions encore diffuses. Et, ce faisant, il a retrouvé, involontairement peut-être, la tradition de son pays qui est d’analyse et de séparation. Quand par exemple il distingue, comme des règnes superposés les uns aux autres, l’univers physico-mathématique, le monde du vivant et le monde humain, il répète avec Comte que, si l’inférieur porte le supérieur, il ne l’explique pas et que la raison du complexe n’est jamais dans le simple. Quand il montre que les propriétés du vivant sont irréductibles à celles de l’objet, il paraît s’éloigner de Descartes, mais quand il décrit le corps propre, c’est pour conclure avec Descartes que l’union de l’âme et du corps est un mystère impénétrable.

La phénoménologie de la perception est généralement regardée comme son œuvre maîtresse. Et certes elle vaut par la richesse des descriptions et par le style. Tout, notre savoir — c’est l’idée qui commande le livre — est enraciné dans la perception qui elle-même est une donnée irréductible. Qu’elle ait pour objet des formes, des couleurs, du mouvement, notre perception comporte une structure que notre entendement ne peut pas reconstruire, parce qu’elle appartient à l’être immédiat de la conscience. En effet, comme déjà chez Bergson, le sujet d’où l’on part n’est pas celui de la connaissance ; il n’est pas la conscience intellectuelle et réfléchie qui se livre aux constructions abstraites de la science, c’est au contraire une conscience encore solidaire des vicissitudes premières de l’existence, une conscience incarnée et vivante, liée inéluctablement à un monde dont pourtant elle se distingue ; bref, une conscience irréfléchie et qui pourtant nourrit des significations sans lesquelles il n’y aurait ni monde ni moi. Il faut donc voir dans une telle phénoménologie non pas une métaphysique, c’est-à-dire une explication de la réalité, mais une simple méthode pour surprendre une expérience qui se dérobe à la réflexion savante, et, pour tout dire, un procédé de description pure. On ne s’étonnera donc pas si elle paraît parfois se confiner dans un positivisme décevant. Car à décrire les phénomènes, c’est-à-dire les apparences, y compris l’apparence du réel, on ne réussit guère qu’à faire le roman de la conscience, ou plutôt, puisqu’il n’y a pas de vie intérieure mais seulement un monde à décrire, on se contente de fournir à l’esprit réfléchi, donc prévenu, la révélation gratuite d’horizons familiers au premier regard. C’est d’ailleurs pourquoi la phénoménologie n’est, dans bien des cas, qu’un procédé littéraire. À la question de savoir si elle pouvait être autre chose, Merleau-Ponty n’a pas eu le temps de répondre. S’en serait-il tenu à cet humanisme un peu nébuleux qui croit avoir résolu les problèmes quand ii les a rapportés à « l’être au monde », mais qui ne cherche nullement à situer l’homme lui-même, puisque pour lui toutes les situation sont de l’homme ? Certes Merleau-Ponty était loin de mépriser, comme font tant de ses admirateurs, les philosophes classiques. Il sut même adresser au grand rationalisme, celui du XVIIe siècle, un hommage rarement égalé. S’il est vrai, comme il l’écrit, que « nous reprenons plus radicalement la tâche dont ce siècle intrépide avait cru s’acquitter pour toujours », c’est pour retrouver le sens philosophique dont le rationalisme de 1900, cette « théologie sécularisée », avait cru, lui, guérir l’humanité. L’athéisme de Merleau-Ponty prétend que le monde est inexplicable et que, par suite, la science doit être comprise « dans son ordre, à sa place dans le tout du monde humain ». Contre le scientisme toujours renaissant, il reprend donc à son compte l’exigence métaphysique qui inspira les grandes philosophies classiques, mais la solution humaniste à laquelle il s’arrête ne revient-elle pas, en définitive, à récuser la philosophie ?

Merleau-Ponty n’a jamais cessé d’être à la recherche de lui- même. Qu’il ne se soit pas trouvé ou que sa propre route ait pu paraître indécise, la cause en est peut-être dans le souci qu’il partagea avec tant d’hommes de sa génération d’épouser son temps et d’adopter jusqu’à ses préjugés. Être un journaliste ou un philosophe, il faut choisir. Il n’est pas de philosophie sans quelque refus de l’actualité et la certitude de n’être pas tout entier plongé dans l’histoire. Or la guerre a affolé l’intelligence. Parce qu’elle mettait en lumière une transformation du monde qu’on n’avait pas su prévoir, la crainte pathologique d’être de nouveau dépassé par l’événement domina dès lors le jugement des meilleurs ou, si l’on veut, des mieux doués. Cette angoisse devant l’histoire détermina l’adhésion au marxisme d’esprits qui n’y étaient préparés ni par leur formation ni par leur vocation. Il ne s’agissait pas toujours d’une adhésion sans réserve, mais il était entendu qu’aucun problème ne pouvait se poser, qu’aucun jugement ne valait sinon par rapport au marxisme. Être en marge signifiait pour beaucoup être en retard, et peut-être ne faut-il pas chercher plus loin, si on se limite aux penseurs, la grand’peur du XXe siècle. On peut ajouter que les doctrinaires avaient été frustrés si douloureusement qu’il leur fallait entretenir à tout prix leur excitation. La plupart des revendications de la gauche avaient été satisfaites, mais cette révolution s’était accomplie dans un style trop prosaïque, sans que pût s’épancher le romantisme révolutionnaire du premier demi-siècle. C’est pourquoi les révolutionnaires attardés se rencontrent surtout chez les « intellectuels ». Ils poursuivent désespérément la chimère d’une révolution qui comble leur cœur et ils s’efforcent vainement d’entretenir cette passion, cette atmosphère (ce que les Allemands appellent Stimmung) dans un monde qui désormais n’en voit plus l’objet.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’œuvre de Merleau-Ponty et l’évolution de sa pensée. Il voulut d’abord sauver l’humanisme sans tarir les sources de la terreur, puisqu’il ne se distinguait du stalinisme qu’en lui disputant sur son propre terrain le sens de l’histoire. Même dans Les Aventures de la dialectique il conserva, pour critiquer les communistes et leurs alliés, les principes même que ceux-ci ne laissaient pas d’afficher. Mais peu à peu il prit ses distances et, par là-même, il approfondit sa méditation de l’histoire contemporaine. Sans être parvenue à concevoir une philosophie politique, sa réflexion s’orientait vers une pensée assez indépendante, et, somme toute, délivrée de l’actualité pure. En ce siècle voué à Hegel, il lui était difficile de reconnaître l’impuissance de la raison à justifier l’histoire, mais il ne dédaignait pas les exercices de l’entendement au point de ne pas veiller en fait à l’indépendance de son jugement. Évoquant Socrate, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, il rappelait que le philosophe n’avait pas de place assignée dans la cité ; que, s’il ne devait pas se confondre avec le pouvoir, il ne pouvait pas davantage se figer dans une opposition proprement politique. Car le pouvoir changeant de camp, tous les tyrans, à la fin du compte, doivent sortir de l’opposition. Il faut donc que le philosophe, pour rester libre, garde le sens de l’ironie. « Les sots ont ceci de commun avec les éponges, dit Valéry, c’est qu’ils adhèrent » : le philosophe est précisément celui qui a juré de n’adhérer jamais, parce qu’il sait que « la liberté, l’invention sont minoritaires, sont opposition ». L’honneur de Merleau-Ponty est sans doute d’avoir préservé en lui et pour nous cette liberté sans laquelle toutes nos pensées sont les matériaux du destin.


La paix

Article du Populaire de Saône-et-Loire n°1.

Texte publié dans Le populaire de Saône-&-Loire, Hebdomadaire de la Fédération Socialiste (S. F. I. O.) de Saône-et-Loire du samedi 12 mai 1945.

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Nous aurons donc un armistice de printemps sous un ciel encore mouillé des larmes du monde, mais presque pur du noir nuage qui l’avait assombri, et c’est peut-être une promesse que recèle l’univers au seuil d’une nouvelle paix.

Un philosophe grec aimait à concevoir le monde ravagé tantôt par la discorde quand le dieu l’abandonnait à son propre mouvement, et tantôt, lorsque le dieu reprenait le gouvernail, conquis aux forces apaisantes de l’amour. Le dieu est alors le pasteur des hommes ; il leur partage également les biens multipliés d’une terre féconde et les enveloppe d’une tendresse charmante sous l’éclatante justice du soleil. Nous savons que depuis les Grecs, les dieux fatigués ont abandonné l’univers aux mortels ; livrée à son expérience et à ses instincts, l’humanité fut impuissante à se partager les richesses du monde, et si parfois une légère accalmie parvenait à concilier les forces antagonistes, c’était pour retomber fatalement dans la discorde et la guerre. Nous avons vu, cette fois, la barbarie la plus primitive utiliser les effets formidables de la science moderne ; nous avons vu des nations fanatisées et hurlantes se jeter sur le monde hébété. Nous avons vu vingt peuples opprimés, deux continents asservis, cent grandes villes détruites, des régions entières dévastées, des milliers d’hommes torturés dans leur chair et dans leur âme, des milliers de femmes en pleurs devant l’absurdité de la mort, et des enfants sans recours foudroyés au berceau. La civilisation a failli mourir, et avec elle se jouait notre destin. Le monde a connu les limites du désordre : il appartient aujourd’hui aux hommes de redresser le gouvernail et de remplir la grande promesse de la paix.

Le socialisme n’est pas autre chose que cette haute espérance, fondée sur l’expérience des siècles et orientée dans le sens de l’histoire. Il apporte lui aussi un message. Il veut que décidément les valeurs idéales l’emportent sur les réalités contraires ou incomplètes du vieux monde. Et pourtant, il ne cesse pas d’être réaliste, même quand il atteint les sommets, parce qu’il sait découvrir dans l’évolution naturelle de la société la direction idéale qui lui est déjà imprimée. Certes, toutes les fois qu’une grande chose va s’accomplir dans le monde, les hommes n’ont pas la prudence ou le courage de préserver la pureté de leur dessein, et les mêmes mots d’ordre qu’ils proclamèrent à l’aube d’une révolution, des ambitieux s’en emparent pour voiler d’un semblant d’idéal les plus injustes privilèges ou les crimes les plus odieux. Ce qui fut vrai du christianisme l’est déjà du socialisme. 

Si la démocratie sociale et si la paix égale des nations sont promises au terme d’une évolution invincible, les derniers sursauts de la bourgeoisie et la folie de quelques hommes sont parvenus à troubler momentanément la marche en avant. Nous savons que le progrès de la justice n’est pas continu et que dans la confusion de l’histoire il y a des périodes de réaction et de régression ; mais le socialisme n’offre pas seulement une certitude pour l’avenir, il dicte aussi une volonté pour le présent.

Il n’y aura pas de véritable paix tant qu’on n’aura pas instauré toute la justice. D’abord à l’intérieur des nations où la démocratie est la condition du progrès. Mais la justice nouvelle doit se défaire d’une impartialité trop abstraite ; elle ne doit plus s’appliquer seulement à des citoyens égaux en droit, inégaux en fait ; elle doit devenir le principe d’une libération réelle de tous les opprimés et de tous les exploités. Il y a un parti de la justice parce qu’il y a déjà un parti pris de l’injustice, et le socialisme dans son aspect scientifique n’est que le reflet de cette lutte de classes que l’histoire contemporaine confirme. Toute réforme qu’on tentera sans tenir compte de cet antagonisme profond n’aura pas chance d’éviter une révolution violente. Le socialisme devrait retourner dans l’opposition révolutionnaire ouverte si ses principes essentiels n’étaient pas reçus dans l’ensemble de la démocratie.

Il n’y aura pas de concorde entre les citoyens tant qu’on voudra fonder cette concorde sur la confusion économique, et en dépit de la lutte sociale, sur un compromis sans courage ou sur l’« union sacrée » qui brise l’élan créateur pour fortifier les forces de conservation. Pareillement, il n’y aura pas de paix véritable entre les nations tant qu’elle ne sera pas l’effet d’une justice égale et pourvue d’une force efficace. De même qu’il n’y a pas lutte entre générations, entre sexes ou entre races, de même il n’y a pas lutte entre nationalités. Les grands conflits modernes sont la conséquence inévitable du désordre capitaliste et l’apparence de gloire ou d’honneur dont on les affuble vient seulement donner le change aux peuples abusés.

Le problème de l’Allemagne n’est pas particulier à la situation présente. Le militarisme prussien et l’instinct grégaire de l’allemand ne sont pas les vraies causes de la guerre. Ils n’ont été que des moyens pour le capitalisme mondial de susciter un conflit et permettre à la faveur d’une guerre gigantesque, l’écoulement d’une surproduction fructueuse sans contrepartie pour le prolétariat. C’est l’absurdité d’un régime économique, qui est incapable d’accorder aux travailleurs une participation croissante aux richesses qu’ils produisent, parce qu’un tel progrès diminuerait le profit des privilégiés et affaiblirait peu à peu leurs prérogatives, tandis qu’il trouve dans la guerre le moyen unique de produire sans augmenter la richesse collective, parce que les travailleurs sont forcément exclus du marché. Le peuple allemand ne fut qu’un instrument dans les mains du capitalisme – et ce n’est pas une excuse pour ce peuple, qui, par son incroyable docilité, a atteint les limites de l’absurde – mais l’ennemi véritable reste debout parce qu’il est partout présent et qu’il joue toutes ses cartes. Or, le socialisme est la condition de la paix dans la mesure où le capitalisme est la cause de la guerre.

Nous reprendrons ces idées pour montrer comment elles répondent à l’urgence des événements qui passent, mais dont les effets demeurent et alourdissent l’héritage de demain. On nous reproche d’être doctrinaires et l’on nous accuse d’utopie. Le réalisme et l’opportunisme politiques ont-ils donc mieux réussi au cours de leur long règne ? Les grandes réussites ne sont pas le fruit d’une agitation nerveuse. C’est au contraire l’intelligence de l’ensemble qui permet les vastes renouvellements et leur impose la durée. Nous ne séparons pas la doctrine de la lutte, mais pour situer le combat jusque dans les prolongements lointains de l’histoire, il faut l’éclairer et l’aider par des idées générales. Et ce mouvement intellectuel qui donne à la doctrine sa continuité et son progrès n’entrave pas l’action immédiate. Il lui donne plutôt l’assurance et la force parce qu’il permet d’aller toujours plus loin et de relier l’effort d’un jour aux grands desseins qui déterminent l’avenir.

Le parti socialiste est seul à pouvoir apporter des projets précis et concrets concernant l’économie, l’organisation du travail et la paix ; il est le seul que les événements ne peuvent surprendre parce qu’il est une philosophie et une méthode universelles ; et pourtant il reste à la pointe du combat social en proposant les réformes ouvrières et paysannes qui ouvriront la voie du socialisme, en même temps qu’il groupe le prolétariat pour le mobiliser et pour lui donner la maxime de son action. Nous méprisons les expédients parce que nous sommes révolutionnaires ; nous n’acceptons pas la critique ou la révolte imbéciles parce que nous ne les confondons pas avec une action profonde et organisée. C’est Jaurès qui nous l’enseigne : « Bien souvent les réformes premières, pour renverser l’obstacle, doivent descendre d’un idéal élevé et hardi. Seuls ont de la force motrice les torrents qui tombent de haut. »

Nous ne séparons pas le problème de la paix de celui d’une démocratie internationale comme il ne peut y avoir de concorde à l’intérieur d’une nation sans démocratie sociale. Le socialisme ne pourra jamais être circonscrit dans les limites étroites d’une nation, fût-elle en titre la mère patrie de tous les travailleurs, parce que cette nation serait contrainte de se replier sur soi et d’accepter en plus d’une autarcie économique dangereuse une autarcie morale qui l’opposeraient au reste du monde. De plus, on ne propage pas le socialisme par la conquête ou par la force. S’il n’est pas éprouvé par les peuples comme une libération des valeurs créatrices qu’ils portaient déjà en eux, il n’aura pas mieux réussi que le fascisme. C’est pourquoi la presse et la propagande socialistes font une si large place aux relations humaines qui dépassent le cadre de la nation. Nous avons salué en Roosevelt un citoyen du monde, quoiqu’il fût loin d’être socialiste ; nous avons suivi avec affection l’effort des grandes démocraties et avec plus de tendresse encore les vicissitudes des petits peuples opprimés, même s’ils avaient gardé les formes de la société bourgeoise, parce que nous ressentions avec une sympathie tout humaine leur communauté de douleurs et d’espérance. Nous ne divisons pas le destin des hommes puisqu’il est lié aux lois universelles et que dans les cantons les plus reculés de notre planète se joue le drame éternel de l’humanité. Il ne nous faut pas moins de pessimisme que d’optimisme car c’est aussi bien dans les malheurs que nous saisissons ce qui nous unit. Cette vision brutale de l’absurdité universelle est toute la raison d’être de notre idéal. Nous avons plus de confiance dans notre doctrine à mesure que nous découvrons plus de réalités qui nous outragent.

« Quand l’homme se trouble et se décourage, il n’a qu’à penser à l’humanité ». C’est par cette maxime que Léon Blum termine son livre de captif où il définit « à l’échelle humaine » la mission du socialisme. Ah ! vraiment, que les conditions de la lutte sont inégales pour ceux qu’une pensée directrice ne conduit pas au-delà du présent, et dont l’action se disperse comme l’écume, tandis que la vague redescend et s’abîme dans l’immense océan !

Le fanatisme servile et furieux, toutes ces destructions systématiques et haineuses, toutes ces tortures infligées ou endurées, toute la misère d’un monde mal fait qui cherche encore sa voie s’il a retrouvé l’espérance, relèvent d’un désordre trop profond pour être guéris par les soins d’une politique d’expédients et d’apparat.

Il arrive un moment où toutes les forces contraires de l’univers se concentrent en un point unique et c’est alors l’occasion pour les hommes de s’assembler pour combattre la fatalité absurde qui, jusque là, les avait dispersés dans la lutte. La guerre n’est pas suivie inévitablement par la révolution, mais elle crée, à l’instant où les forces vont se détendre, la possibilité d’un renouvellement complet des formes de la vie. Le cercle de la guerre peut ne plus se fermer si l’on sait rompre une fois pour toutes avec les conditions sociales qui l’ont provoquée. Il n’y a pas de retour éternel car l’avenir se déploie librement avec, pour les hommes, la certitude de la justice et de la paix.