Combat de Jacques Muglioni

Jacques Muglioni était d’abord un professeur de philosophie, dont la qualité de l’enseignement était reconnue et même admirée. Au lycée de Mâcon puis au lycée Janson de Sailly à Paris, ses élèves ont obtenu de nombreuses citations au concours général. Sa réflexion sur la pédagogie n’avait pas pour origine l’échec d’un enseignement mais l’expérience de sa réussite, qui lui a valu d’être reconnu par Georges Canguilhem, lui-même grand professeur.

Il concevait la pédagogie en philosophe. Il refusait de subordonner l’enseignement à une pédagogie fondée sur une psychologie qui présuppose que l’acte d’apprendre et le contenu du savoir sont extérieurs l’un à l’autre. Sa conception philosophique de l’enseignement est donc socratique ou platonicienne. Pour la comprendre, il suffit de se souvenir qu’en français, apprendre se dit de l’élève et du maître. Il rappelait toujours que maître, c’est magister et non dominus. Un enseignement magistral au sens premier du terme est le contraire d’une domination parce qu’il est fondé sur l’intelligibilité du savoir et institue une communauté de pensée entre l’élève et le maître : l’élève, dès qu’il comprend, est l’égal du maître. Dire au contraire, en jargon pédagogique, que l’élève est un apprenant implique que le maître n’apprend pas, et que l’acte d’enseigner est distinct de l’acte d’apprendre ce qu’on ne sait pas, c’est-à-dire que le maître ne fait que transmettre ce qu’il sait. Or enseigner n’est pas transmettre ce qu’on a appris : le professeur n’est pas un communicant.

Cette idée philosophique de la pédagogie requiert que le maître ne vienne pas dans sa classe pour apporter un savoir « tout cuit » mais sache le retrouver devant ses élèves et avec eux. Le cours magistral alors n’est pas séparable d’une interrogation de la classe qui l’amène à découvrir par elle-même la vérité. L’instituteur qui apprend à compter à ses élèves doit chaque année savoir redécouvrir la numération. Il ne s’agit pas d’ignorer la part d’exercice parfois mécanique nécessaire à tout enseignement, ni le fait que les élèves n’avancent pas tous à la même vitesse, et c’est tout l’art du professeur de parler pour tous, quels qu’ils soient, ce qui ne s’apprend que par la pratique, comme tout art. L’essentiel consiste pour le maître à faire que chacun se découvre esprit, c’est-à-dire capable de comprendre, même et surtout celui qui avance lentement. Outre la maîtrise de la science qu’il enseigne, il faut donc, et même il suffit, que le maître n’oublie jamais qu’il s’adresse à des esprits[1]. Mais il faut, pour donner un enseignement ainsi magistral, aimer revenir toujours à l’élémentaire, aimer soi-même le redécouvrir comme si c’était la première fois qu’on le voyait. Aimer voir s’ouvrir au vrai de jeunes esprits.

Tout le propos de Jacques Muglioni repose sur une idée de la relation du contenu du savoir à l’esprit, que résume la troisième règle cartésienne de la méthode : « conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés »[2] ; c’est-à-dire, ne jamais avancer qu’en fonction de ce qu’on comprend, sans se précipiter sur les dernières découvertes d’une science qu’on ne maîtrise pas. Il en résulte une limitation des programmes scolaires : il convient de ne jamais proposer aux élèves des classes du primaire et du secondaire un savoir dont ils ne pourraient pas rendre raison.

Apprendre ainsi à juger, c’est acquérir l’habitude de distinguer ce qu’on sait et ce qu’on ne fait que croire. Par là, l’école prépare à la citoyenneté sans avoir besoin d’une prédication morale et politique : elle est laïque sans même avoir besoin de le dire. Ces brèves remarques devraient permettre de comprendre pourquoi, philosophe, Jacques Muglioni a mené un combat politique pour défendre l’enseignement primaire et secondaire, quand les diverses réformes, au moins depuis toute la seconde moitié du XXe siècle, allaient dans un tout autre sens. On voit aujourd’hui où elles ont mené. La conférence « La fin de l’école », qui, en 1980 avait scandalisé les institutionnels auxquels elle s’adressait, peut paraître prémonitoire : annonçant la fin de l’école et de la laïcité, elle ne faisait qu’élucider les présupposés d’une pédagogie fondée sur la psychologie et la renonciation à l’instruction.

[1] Jacques Muglioni disait que la pédagogie n’est pas une psychologie appliquée mais une philosophie pratique.

[2] Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, deuxième partie (AT, VI, page 18).