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L'histoire et la vérité

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°90, octobre 1955, pages 312-312.

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Méditer sur l’histoire, c’est être inquiet du présent. Méditation impure puisque le savoir s’y veut la condition d’un pouvoir et même le serviteur d’un devoir. Mais la connaissance est-elle jamais autre chose qu’un moyen ? Quelle contemplation est si pure qu’elle écarte même l’arrière-pensée d’une action ? Ainsi la question est double. Comment l’histoire peut-elle être l’objet d’un savoir si elle n’a de sens que par notre vie, si elle n’est pas comme la nature une réalité indépendante de nous ? En d’autres termes comment peut-elle échapper au caprice des opinions, puisqu’il n’y est question que de nos idées et de nos passions ? Ce qui nous touche de si près peut-il subir l’épreuve impitoyable de la vérité ? Inversement comment notre morale et notre politique peuvent-elles s’appuyer sur l’histoire ? Cette seconde question suppose elle-même qu’il y. ait une vérité de l’action ou, si l’on veut, qu’un savoir méthodique puisse devenir la règle d’une action efficace. Mais on voit aussitôt les deux questions se confondre. Car si l’histoire est moins séparable de l’historien que la physique n’est indépendante du physicien, c’est que le projet d’écrire l’histoire est gouverné par l’idée préalable que l’historien se fait de lui-même, c’est-à-dire de l’homme. Cette vision commande l’œuvre historique et la marque comme œuvre d’art plus sûrement encore que comme démarche scientifique. Si, d’autre part, la justification de cette entreprise, c’est « l’homme et les valeurs qu’il découvre ou élabore dans ses civilisations », l’historien doit chercher non pas la vérité d’un objet étranger, mais un sens qui le concerne lui-même dans sa vie et dans son présent. Faut-il comprendre ainsi que ce qu’on nomme la dialectique de l’histoire puisse succomber à des événements contemporains et que ses aventures soient seulement le reflet littéraire d’avatars politique ? Ou que la dénonciation de l’histoire et de ses fictions soit un moyen de préserver une réalité qu’on s’est lassé de juger ? Mais une analyse lucide de l’histoire, loin d’avoir, pour fin inéluctable de justifier une trahison politique, peut avoir aussi pour effet d’approfondir une fidélité.

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Plusieurs écueils menacent la pensée historique. D’abord un réalisme naïf par lequel on feint de croire à l’évidence première des faits. Marrou illustre bien cette illusion de pouvoir atteindre les choses elles-mêmes en transposant dans le langage physico-mathématique un récit historique bien connu : l’assassinat de César par Brutus. Il ne manque pas, assurément, l’effet comique, en substituant à l’énoncé banal de la date un repérage abstrait et en expliquant la mort de César par la force vive des poignards. Encore ne faut-il pas oublier que si les concepts de la physique sont ici déplacés, ils ne vont pas non plus d’eux-mêmes dans le domaine qu’ailleurs ils décrivent valablement. Nous savons depuis Kant qu’il n’y a pas de faits indépendamment de certaines conditions antérieures à toute expérience et que cette servitude, qui rend possible et limite à la fois l’acte de connaître, ruine à jamais l’espoir d’atteindre la réalité par simple intuition. Donc en histoire, chercher ce que l’événement fut en soi n’a aucun sens.

De plus il est impossible de définir les idées directrices de l’observation historique aussi clairement que dans d’autres sciences : ainsi la notion de dictature, sénat, conspiration, ambition, liberté,... qui n’ont de sens que pour un homme ayant une riche expérience de la vie privée et publique. Le devoir de l’historien n’est pas de s’en débarrasser car il se priverait ainsi de toute espèce d’intelligibilité, mais plutôt d’en contrôler et d’en adapter l’usage. Ces notions ne sont pas disqualifiées parce que subjectives. Il y a, comme on l’a dit, « une bonne et une mauvaise subjectivité ». On peut dire aussi qu’il y a une bonne et une mauvaise objectivité. Comment vouloir sérieusement comprendre par l’état des forces productives les idées de Saint-Just sur la vertu ? Car si l’histoire a pour fin de décrire les hommes et leur vie, elle ne peut refuser, par souci de pureté scientifique, tout ce qui intéresse l’homme dans sa vie.

Dira-t-on qu’une science n’a pas à restituer l’apparence vécue par l’homme avant que le savoir même ne s’institue ? Ainsi l’astronome n’a aucune nostalgie pour le soleil à deux cents pas. Il explique plutôt la perception commune comme une illusion nécessaire. Toutefois, par cette explication rationnelle il ne la ruine pas comme croyance. Bien plus, il n’oublie pas qu’il est parti de cette perception et qu’il doit y revenir chaque fois qu’il veut vérifier son système. Donc la perception commune n’est pas seulement contenue comme apparence explicable dans le savoir de l’astronome, elle est encore la condition première et ineffaçable de ce savoir. Que dire alors des passions et des idées si elles participent à l’histoire plus profondément que les illusions de à l’astronomie ? Avant d’être expliquées par l’histoire méthodique, elles ont constitué l’histoire vécue dans son fond. Un mensonge, bien avant d’être tenu pour tel, peut être un événement historique et l’illusion des passions fait partie de l’histoire avant d’être dissipée par l’explication rationnelle. Une manière peu coûteuse d’être rationaliste consiste à refuser l’objet pour être sûr d’avance d’avoir raison. Être rationaliste, c’est non pas croire que tout est déjà rationnel, c’est plus modestement éviter de confondre entre croire et savoir et prendre, finalement, le parti du savoir. On ne peut donc ignorer délibérément la part de folie qui contribue à l’histoire des hommes et dont la connaissance peut rendre plus raisonnable. Si tout est rationnel d’abord, qu’avons-nous besoin de science et de réforme ? L’existence même d’une histoire est un défi à la raison. 

Va-t-on en conclure que la réalité historique se refuse à toute investigation scientifique ? Les hommes et les peuples ne sont pas des choses, leur devenir n’est pas comparable au fonctionnement d’un mécanisme. Au contraire l’histoire est pleine d’intentions qu’il faut comprendre. Or l’explication objective supprime le sens, car elle suppose toujours une réalité sans intérieur. On sait que l’intelligibilité scientifique a pour rançon l’absurdité de ce qu’elle nous représente. Un atome, une vibration, un nombre imaginaire n’ont pas de sens et ne doivent pas en avoir ; ils font seulement partie d’un jeu de relations qui reste vrai en dehors de toute finalité. Ainsi une nature sans providence refuse l’homme et ses projets. Mais, dira-t-on, une histoire sans providence n’est même pas une histoire, car elle prive le temps de toute consistance et l’homme de toute signification. Il faudrait donc trouver sa vérité, non pas dans la cohérence des relations ou dans la liaison des causés, mais dans l’évidence plus difficile d’un sens qui la justifie.

Mais il arrive que la quête du sens fasse perdre le sens de la vérité. Retrouver par exemple le sens d’un épisode ou d’une politique, c’est montrer qu’ils avaient bien un sens, mais ce n’est pas les justifier comme vérité. Retrouver le sens de la politique menée par Robespierre en 94, c’est sans nul doute faire œuvre de vérité, mais ce n’est pas établir que cette politique était valable, c’est-à-dire adaptée aux aspirations et aux aptitudes du peuple français. Il est vrai que cette politique avait un sens ; il est encore plus vrai que les hommes qui l’ont conduite visaient un idéal et vivaient un style politique, mais dans la mesure même où l’on écrit l’histoire au lieu de la faire ou de la vivre, on en prend le sens comme simple objet de vérité, non comme vérité. C’est pourquoi l’histoire méthodique est un récit et une explication, non pas une justification ; elle ne devient une théodicée que si l’on confond ce qu’on pense et ce qu’on vit. Il s’agit finalement de savoir si l’histoire est une science ou une passion. En d’autres termes il faut choisir entre une fausse naïveté et la science, même si l’un des buts de la science est de rendre compte d’une première naïveté. Toute connaissance suppose cette distance qui est la garantie de son objectivité. On ne saurait-donc compter sur l’histoire pour révéler une vérité qui lui serait immanente. L’historien lucide n’assiste ni à l’avènement de la raison ni à la réalisation d’un sens mystérieux. S’il se veut assez proche de ce qu’il cherche pour le comprendre, il sait rester assez distant de ce qu’il trouve pour préserver sa liberté de jugement. Dans nulle autre entreprise de la connaissance il n’est plus dangereux de confondre la vérité avec son objet. Dans nulle autre, il est vrai, la tentation n’est plus forte. C’est pourquoi l’histoire peut être une épreuve pour l’esprit.

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Si l’on se refuse à comprendre en décidant d’abord que tout s’explique par un certain ordre de causes ou par un sens immanent à l’histoire même, on en finit également avec la recherche si l’on enchaîne le discours à des concepts consacrés une fois pour toutes et qu’on tient d’avance pour évidents. Le prestige dont jouit l’idée de dialectique et les controverses qu’on engage sous sa caution n’ont-ils pas pour première condition l’ignorance des faits et le mépris de l’analyse ? En particulier le jargon révolutionnaire ressemble à un jeu formel dont la règle essentielle est de ne pas s’inquiéter du sens des mots.

Voilà pourquoi on doit applaudir lorsque cette mythologie est impitoyablement dénoncée. On reconnaîtra par exemple que le capitalisme n’est pas une nature simple dans la manière de Descartes, mais un ensemble mouvant de réalités distinctes. Le mécanisme du profit ne concerne pas seulement ceux qui détiennent les moyens de production, mais aussi ceux qui les dirigent, voire ceux qui accaparent les meilleures places dans la hiérarchie des fonctions. Aussi la lutte de classe, au lieu d’opposer clairement bourgeois et prolétaires, comme le voudrait le schéma marxiste, dégénère-t-elle en rivalités de catégories, traduisant ainsi la structure complexe du travail dans la nouvelle société industrielle. D’ailleurs, c’est moins la loi du profit que le progrès technique qui a dévalué le travail manuel en faveur du savoir abstrait et institue par là-même les hiérarchies sociales. C’est ce même progrès technique qui donne à la jouissance effective des biens le pas sur la propriété juridique et détermine une nouvelle définition des classes par le niveau de vie. Que devient alors le prolétariat et sa mission historique ? On est loin de cette négation dialectique par laquelle il devait en bloc remplacer la bourgeoisie pour établir une société sans classes. Les secteurs du prolétariat s’embourgeoisent inégalement au détriment d’une vocation que seuls quelques démagogues lui prédisent encore. Enfin l’idée même de révolution se révèle absurde quand l’histoire la plus récente met sous nos yeux le renouvellement des cartes et les métamorphoses de l’oppression.

La substitution de l’analyse à la dialectique peut sauver à la fois la politique et l’histoire. Au fanatisme doit succéder la calme réflexion, à la terreur la tolérance. Telles sont les vertus du doute.

Mais ne parle-t-on pas déjà de scepticisme, comme si, au lieu de n’être qu’une méthode, le doute pouvait proposer le mirage d’une doctrine ? Si l’on confond analyse et dissolution, si l’on substitue aux dogmes un relativisme qui prive l’histoire de toute consistance et de toute vérité, si l’on abandonne l’ardeur meurtrière des croyants pour l’indifférence politique, n’a-t-on pas fait un autre choix, plus subtil et plus caché mais non moins fragile ? Le scepticisme n’a même pas la grandeur d’un refus. En contemplant les contradictions dans l’indifférence, il les conserve et finit par s’en arranger.

Ce refrain est connu ; le conservatisme politique va de pair avec la négation de l’histoire comme science. Or le sceptique est celui qui ne sait pas aller jusqu’au bout d’une déception. Car on reste déçu tant qu’on n’a pas oublié le goût de ce qu’on perd. Garder la nostalgie de ce qu’on quitte interdit de savoir clairement où l’on va et même de vouloir aller quelque part. Ainsi, les « intellectuels », lassés de l’opium qui leur ouvrait les portes du rêve, chercheront moins un véritable réveil qu’un nouveau sommeil. Il leur faut absolument une place dans l’histoire, où ils puissent dormir tranquilles.

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Il est difficile de penser contre un dogme, car même l’adversaire se définit en fonction du dogme qu’il accuse. C’est ce qui advint aux principaux critiques du christianisme et plus encore à tous ceux qui ont touché au marxisme. Les hérétiques se recrutent parmi les orthodoxes et la trahison n’est que l’avatar d’une fidélité. Sans doute est-ce pour cela que tous ceux qui ont cru « dépasser » le marxisme n’ont fait que le consacrer comme référence inévitable. On ne peut aller « au-delà » que dans le même sens ou dans un sens voisin. Quant à la réfutation sans merci, elle laisse une place vide où le scepticisme et le conservatisme font bonne compagnie. Un professeur d’histoire, aujourd’hui couvert d’honneurs comme écrivain, avait entrepris en classe une sévère réfutation de Marx : quand un élève lui demanda ce qu’il prétendait substituer à la doctrine, le professeur répondit d’un mot et sans rire qu’elle était désormais dépassée par le concept de minimum vital ! Que reste-t-il donc, les dernières fumées une fois dissipées, sinon notre monde avec ses contradictions et ses injustices ? Quand bien même l’intention de conservatisme serait désavouée, le vocabulaire est là pour trahir le désarroi de la pensée : après l’anticommunisme, on vient d’inventer l’a-communisme ou le non-communisme. Or jamais un simple non n’a fait une philosophie, pas davantage une politique.

Par effet de contraste, on trouve quelque nouveauté en lisant les pages que Simone Weil intitula en 1934 Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Peut-être doit-elle à Alain de n’avoir jamais pu considérer Marx comme un prophète. N’ayant pas de philosophie de l’histoire, elle n’a pas cru d’abord que le dernier venu devait avoir éclipsé les barbes un peu plus vieilles. Homère, Platon et Spinoza sont accueillis par elle comme des maîtres d’expérience à qui sait les lire autrement qu’un article de propagande. Elle n’en est que plus équitable envers Marx dont elle peut situer avec rigueur la pensée.

Or, ce qui domine l’œuvre de Marx, c’est l’idée d’élaborer une mécanique des rapports sociaux. L’idée n’est pas absolument neuve si l’on évoque le gros animal de Platon, la bête de l’apocalypse, ou encore le Prince de Machiavel. Mais Marx lui a donné l’allure scientifique qui convenait à notre temps. Il entreprend le démontage de la mécanique sociale. Cette analyse toute spéculative est déjà maîtrise : le social n’est plus sacré puisqu’on peut séparer les ressorts de sa puissance. Or, comme dans la science du mécanicien, la notion première est celle de force. En appliquant sa méthode  à l’oppression capitaliste, Marx explique à merveille le fonctionnement de son mécanisme, si bien, ajoute Simone Weil, « qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner ». Par exemple, si la bourgeoisie, exploite le prolétariat, c’est moins pour jouir en consommant que pour agrandir l’entreprise et vaincre la concurrence. Il y a donc dans la force une fatalité qui étonne la raison commune et que pas même la raison dialectique ne parviendra à conjurer. Car pourquoi cette fatalité disparaîtrait-elle avec la bourgeoisie ? Comme la lutte pour la puissance a précédé la grande industrie, elle survivra à sa forme capitaliste, de sorte qu’on doit généraliser la formule marxiste de la société et de l’histoire, en perdant de ce fait l’espoir d’une révolution qui soit une solution.

Supposons donc une société libérée du profit, imaginons mieux encore un monde sans concurrences nationales, il resterait que le régime même de la production moderne, c’est-à-dire la grande industrie, représente une force qu’il n’appartient à. aucune révolution de modifier sérieusement. Marx lui-même analysant dans Le Capital le mécanisme de l’aliénation, montre qu’« il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants... La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans l’ensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître ». Si on lit avec plus d’attention ce texte si connu, on voit que selon Marx l’oppression dont l’ouvrier est victime est moins déterminée par le régime de la propriété, et le mécanisme du profit, qui peuvent certes laisser la place à un autre système, que par la structure même de l’usine, née de la technique scientifique. Donc ce que Marx, appelle encore « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel » n’est pas l’effet du capitalisme, mais à la fois la condition et la conséquence d’un savoir spécialisé. Or la science est un monopole de fait qu’aucune réforme de l’enseignement ne pourra jamais vaincre. On peut étendre la culture générale autant qu’on voudra, il restera toujours une différence entre les spécialistes et les profanes, ceux qui savent et ceux qui croient, ceux qui peuvent commander les tâches industrielles et ceux qui n’ont d’autre ressource que de les exécuter ou de s’en émerveiller. Ainsi, la dialectique du maître et de l’esclave continue, c’est-à-dire qu’il n’y a pas du tout de dialectique et que rien n’est surmonté. L’antagonisme du travail et du loisir, de l’action et de la parole prend la forme d’une opposition encore plus irréductible entre l’exécution aveugle et le savoir. C’est bien, comme le voulait Marx, au cours de la transformation de la nature par l’homme que l’humanité s’est divisée ; mais pour mettre un terme à cette lutte, pour que l’humanité se réconcilie avec elle-même, c’est toute l’entreprise humaine qu’il faudrait alors liquider.

Va-t-on conclure à là fatalité de l’oppression ? Il reste l’argument du progrès : puisque le développement des techniques a pour conséquence l’augmentation de la production et une diminution corrélative de la peine, on peut prévoir une extinction progressive du travail. Or, écrit Simone Weil, « notre culture soi-disant scientifique nous a donné cette funeste habitude de généraliser, d’extrapoler arbitrairement, au lieu d’étudier les conditions d’un phénomène et les limites qu’elles impliquent ». Il faudra reprendre un jour dans son détail l’analyse qui suit, mais on peut encore la résumer dans la mesure où elle dégage des évidences. Ainsi en se compliquant non seulement l’entreprise annule le bénéfice du progrès, mais elle augmente encore ses charges. Il faut compter aussi avec l’absurdité d’un progrès qui multiplie les besoins à mesure qu’il produit des satisfactions. Reste la technique automatique qui semble ne comporter aucune limite, de sorte que « la suppression complète du travail humain par un aménagement systématique du monde serait possible ». Mais si l’homme peut confier à la matière (aussi bien organisée qu’on voudra) la satisfaction totale de ses besoins présents, du moins ne peut-il en escompter le renouvellement. Pour se reposer dans un automatisme définitif, il faudrait non seulement réaliser le mouvement perpétuel du côté de la nature, mais encore supprimer l’imprévu qui est le propre de l’existence humaine et de la vie. Dans ces conditions, non seulement il y a une limite au progrès, mais il n’est même pas sûr qu’il y ait toujours un progrès. « Le problème est donc bien clair ; il s’agit de savoir si l’on peut concevoir une organisation de la production qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous l’oppression les esprits et les corps ». Est-il légitime de conclure en posant un problème dont on doute qu’il ait nécessairement une solution ? Du moins n’y avait-il pas d’autre méthode pour le poser, s’il est vrai que le meilleur moyen de servir une cause, c’est de voir les choses comme elles sont.

L’idée d’entreprendre une analyse méthodique de l’oppression et de ses causes n’est pas si banale. Si une force n’est oppressive que par l’existence de privilèges, il faut montrer que ceux-ci dépendent de conditions objectives, c’est-à-dire de la nature des choses. Or, on constate que le pouvoir de l’homme sur la nature est toujours un monopole, que ce pouvoir dépende des rites religieux liés aux premières techniques ou de procédés scientifiques. Les technocrates remplissent aujourd’hui la même fonction que jadis les prêtres et les magiciens. Sans parler des privilèges que confère la possession des armes ou le maniement des signes monétaires, toutes les fois que les efforts des hommes ont besoin d’être organisés et coordonnés, il y a d’une part ceux qui conçoivent et ordonnent le travail, de l’autre ceux qui obéissent et exécutent. En conséquence l’idée même d’un gouvernement démocratique ou d’une gestion collective n’est plus qu’une fiction dès que l’organisation économique atteint un certain degré de complexité. Une démocratie n’est possible que s’il s’agit de s’entendre sur des fins assez générales ou sur des tâches dont le sens et les moyens sont accessibles à l’esprit de tous. Elle devient illusoire dès que les problèmes essentiels ont un caractère trop technique pour être également perçus par tous. Les instruments de la puissance ne se partagent pas.

Il y a plus : la lutte pour le pouvoir asservit même les plus puissants. Marx avait- déjà montré à propos du capitalisme la fatalité qui pèse sur le pouvoir et par suite sur ceux qui en disposent. Celui-ci ne doit pas seulement se conserver, mais s’accroître, il ne tend pas à se partager mais à se concentrer. On comprend alors que l’effort vers la puissance soit sans mesure comme l’est une passion. Ainsi la Comédie humaine rejoint l’Iliade et la peinture des passions n’est qu’un autre langage de l’épopée. On reconnaît dans le sacrifice d’Iphigénie la répétition générale de la tragédie que la bourgeoisie moderne devait jouer dans sa course au pouvoir et dans ses guerres. D’où cette autre conclusion qui va un peu plus loin que le paragraphe initial du Manifeste Communiste : « L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes ».

C’est dans tout son développement qu’il faudrait éprouver cette analyse, mais il suffira pour le moment d’en saisir le principe. Si l’humanité croit pouvoir triompher d’une nature dont les forces, selon la formule de Spinoza, « dépassent infiniment celles de l’homme », c’est parce que l’homme est capable d’engendrer des forces qui le dépassent lui-même infiniment et auxquelles il ne peut plus désormais résister. Et comme cette somme de forces appartient à des collectivités toujours plus massives, l’individu se trouve peu à peu dépossédé de tous ses dons et de tous ses droits. On n’entrevoit guère dans ces conditions la possibilité d’un dénouement raisonnable. La révolution elle-même n’est qu’un moment d’une lutte qui ne profite qu’à l’aveugle nécessité. Loin d’être un remède, elle est un symptôme du mal. Comme un spasme ou une convulsion, elle n’a d’autre conséquence que de l’accroître.

Cette analyse peut servir à plusieurs fins. D’abord la vision lucide des choses, c’est-à-dire la connaissance précise des limites dans lesquelles doit s’inscrire l’histoire, apparaît comme la condition d’une sagesse politique. Reconnaître à la fois les vrais périls et les limites de toute solution dispense de caresser des rêves inconsistants. On ne pouvait manquer de retourner contre Marx le mot fameux : « La religion est l’opium du peuple ». « Changer le monde » est l’appel d’un prophète, comme « changer la vie » est le cri d’un poète. Mais, dans les deux cas, c’est impossible. Il faut bien s’arranger avec ce monde et avec cette vie ; et, puisque les contradictions ne peuvent être dépassées, il faut les vivre en s’y résignant. Mais cette sagesse n’est pas forcément contemplative. Au contraire, elle requiert, pour être seulement une sagesse, des tâches humaines. Or le premier devoir consiste à permettre à l’homme d’exister. Par quels moyens ? En réagissant contre la subordination de l’individu à la collectivité et contre la soumission de l’esprit à l’automatisme. Pour entreprendre cette action, est-il d’autre ressource qu’une vue claire du réel et la ferme conviction de ce qu’est l’homme ? Il n’y a pas de recette toute faite et les moyens sont à inventer chaque jour. Mais chaque jour aussi la possibilité de réussir ou seulement de faire quelque chose est mise en question. Aussi ne faut-il pas, comme les fanatiques, s’acharner à se définir par rapport à une cause collective et à « subordonner sa propre destinée au cours de l’histoire ».

Mais s’agit-il encore d’une sagesse politique ? Si les actions ne peuvent s’enchaîner dans l’espace et dans le temps pour constituer une entreprise d’ensemble qui impose sa forme et son sens à l’histoire, que reste-il en dehors des devoirs privés dont la principale fonction est de soulager la conscience ? Certes, on peut pratiquer la charité avec efficacité et intelligence. Il y a même une charité d’entendement dont aucune politique ne pourra jamais dispenser parce qu’elle seule a les moyens de distinguer, d’apprécier et d’atteindre l’individu. Il n’en est pas moins vrai qu’en abandonnant l’histoire à la dérive, on signifie qu’on n’attend plus rien de la politique et qu’on se destine aux seules tâches privées, si importantes et si nobles soient-elles. Or ce refus de la politique et de l’histoire est plus grave encore lorsqu’il traduit le désaveu de la nature. La pensée la plus lucide, la recherche la plus objective n’est jamais innocente, mais révèle tôt ou tard son inspiration secrète. On sait quelle fut l’évolution personnelle de Simone Weil. Désespérant de la nature humaine elle n’attendit plus de salut que de la grâce. On peut alors se demander si, comme chez Pascal, cette déception fondamentale n’a pas inspiré d’avance cette peinture du monde et de l’histoire. Auprès d’un absolu pressenti hors du temps et de l’espace, l’univers que nous percevons et dans lequel nous vivons devait être sans remède.

Quoi qu’il en soit l’analyse demeure. Peut-être même doit-elle son supplément de rigueur au souci de ne pas céder à l’illusion. Mais il ne s’agit pas de changer l’homme, il suffirait bien de le rendre possible. Il n’est pas non plus question de le libérer, comme le voudraient les anarchistes, à la fois des institutions et des circonstances. L’homme ne se forme-t-il pas par les obstacles qu’il rencontre, naturels ou sociaux ? On ne forme rien dans un milieu sans résistance. De plus il est impossible de transformer la société dans son essence, donc de faire cesser domination et servitude. D’ailleurs ce qui est insupportable, ce n’est pas la domination en général, mais plutôt son caractère irrévocable lorsqu’elle écrase toute une classe sociale ou tout un peuple. Si le paysan maudit la grêle, il sait qu’elle est dans l’ordre des choses, mais quel serait son sentiment à l’égard d’un dieu ou d’une nature assez injuste pour dévaster toujours le même champ ? La nature impose un ordre auquel on peut par philosophie consentir. Le jeu des passions est moins innocent, et lorsqu’il profite des institutions, celles-ci deviennent l’enjeu d’une révolte nécessaire. Cette obligation de refaire sans cesse la société pour déjouer les passions justifie une politique qui soit non plus une technique d’oppression, mais la seule réponse efficace de l’homme à l’oppression. C’est entre ces deux styles politiques qu’il faut choisir, sans se demander d’avance de quel côté se fait l’histoire, mais en s’assurant toujours les conditions d’accès à la vérité.



Note sur la philosophie de l'histoire

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°84, février 1955, pages 177-183.


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Si modeste soit l’intention, toute spéculation sur « l’origine et le sens de l’histoire » ranime l’illusion métaphysique. Au début d’un livre dans lequel le dogmatisme est dénoncé plus d’une fois, l’auteur nous avertit qu’il s’« appuie sur une thèse qui relève de la foi, thèse "Selon laquelle l’humanité" a une seule origine et tend vers un but unique ». Sans doute est-ce la mode, chez les philosophes d’aujourd’hui, de commencer un livre par une profession de foi, demandant qu’on admette sans examen ce qu’il faudrait établir. Il est vrai que la plupart des lecteurs cherchent dans les livres la confirmation de leurs propres préjugés ; aussi la compréhension leur est-elle acquise d’avance, puisqu’ils n’y trouvent jamais que ce qu’ils y cherchent. Mais quelque lecteur moins heureux se sent démuni et maudit les dieux de l’abandonner aux ténèbres du doute. Il s’arrête à le première page de bien des livres quand le titre ne l’a pas déjà découragé. Ainsi évite-t-il de regretter le temps perdu.

Quoi qu’il en soit, l’histoire est une passion moderne. Il fallait sans doute le recul du temps pour que l’humanité découvrît les moments distincts de sa course, mais il fallait surtout que des moments distincts apparussent par l’effet d’une succession rapide des événements. Il existe des sociétés sans histoire. Les anciens eux-mêmes, malgré leur philosophie du changement, ou en raison de cette philosophie, concevaient mal une histoire qui fût le développement dramatique et orienté de leur destin. Nous, au contraire, selon une image célèbre, nous avons pu voir des civilisations naître ou mourir, ou s’étendre, ou se transformer. Nous avons assisté à l’unification du monde, quand les progrès multipliés ont augmenté de façon inouïe la vitesse de ses transformations. L’idée s’est faite d’une histoire universelle, aventure commune dans l’espace et dans le temps, comme si les prémices de la préhistoire, les civilisations séparées ou stagnantes, annonçaient l’unité finale et déjà y participaient. Si c’est au terme d’une vie qu’on fait des bilans, notre humanité doit être bien vieille, qui passe le meilleur de son temps se souvenir d’elle-même. Toutefois, ni les contradictions que révèle toute histoire, ni la relativité des époques ou des situations ne l’incline encore au scepticisme. Elle cherche plutôt, en raisonnant sur l’histoire, à éclairer son propre élan pour l’accomplir. Elle trouve un sens dans ses contradictions même, une raison de croire dans ses hésitations, une dialectique dans ses mouvements obscurs.

Il faut donc revenir sur les prestiges de l’histoire. Cette science que l’absence très vénérée de son objet et par suite l’ambiguïté de ses preuves obligeaient à la rigueur la .plus extrême, a cédé chez, les meilleurs esprits à l’impatience métaphysique. Le mot même qui la désigne a pris l’enflure d’un concept souverain. On ne raconte plus seulement le passé selon l’ordre inaltérable du récit, on l’interprète selon les ambitions variables d’un peuple, d’une classe sociale ou d’une philosophie ; on se lasse d’écrire l’histoire, mais on la fait ; on ne se contente pas d’en accomplir sa part, mais on la vit pour se sentir comme un membre de ce monstre adoré et redouté qui absorbe tous les siècles. Ainsi l’Histoire est la totalité du devenir humain. On s’interroge sur son origine et sur sa fin. Et les deux points une fois trouvés, il suffit de les joindre pour tracer un sens.

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Quand on subit le charme de l’Histoire, la tentation est grande de consacrer ce qui est ou ce qui menace d’être. Ainsi, par l’effet hypnotique de quelques événements et la complicité de nombreux esprits, l’habitude a été prise d’imaginer la cité socialiste sous la forme d’un Léviathan moderne, doté des puissances formidables de l’industrie, de tables statistiques, de bureaux indiscrets et d’une police tentaculaire. La centralisation, le rationnement, le contrôle, l’organisation systématique ou autoritaire de l’économie, le planisme, le dirigisme, l’unanimité politique, tout ce qui dans nos sociétés paraît annoncer le règne d’un État absolu est porté à son compte. On se représente une société sans visage, un tout indivisible et sans conscience. A ce compte on peut croire que le socialisme est une « tendance fondamentale » de l’histoire contemporaine. Mais c’est oublier qu’avant d’être confondu avec cette évolution de plus en plus fatale, qui témoigne moins d’une doctrine ou d’une intention distincte qu’elle ne résulte de l’état des choses, et dont le terme est à peine concevable, le Socialisme à représenté une tout autre espérance.

Cette utopie peut être ramenée à quelques idées un peu trop simples, mais qui n’étaient pas loin de pressentir une sagesse. Celle-ci, par exemple, que la société en se justifiant institue le mensonge entre les hommes, qu’il n’y a pas, de justice immanente et que la répartition des biens ne résulte pas des mérites, qui d’ailleurs ne sont pas mesurables. Cette autre idée que le profit non seulement, n’est pas un mobile noble, puisqu’il implique l’exploitation du semblable par le semblable, mais n’est un mobile que parce qu’il est d’abord une éducation et une institution. Enfin que par l’égalité des chances et l’abandon de la morale répressive, tout homme doit accomplir sa liberté, c’est-à-dire sa valeur. Le socialisme a longtemps regardé les institutions avec scepticisme, condamnant toutes celles qui pesaient sur l’individu, en particulier le pouvoir politique ou l’État, en invoquant d’autres qui par un contact moral et libre à l’intérieur des groupes naturels (commune, atelier), instaureraient la cité harmonieuse. Établie sur la critique d’une sociologie, d’une psychologie et d’une morale, l’utopie socialiste était le rêve d’une fédération qui fût une société sans pouvoir et comme une amitié.

La mode n’est plus à l’utopie, peut-être parce que nous avons perdu le goût de rêver. Mais on n’a jamais examiné sérieusement l’utopie socialiste. Marx lui a substitué son prophétisme, c’est-à-dire qu’il a remplacé le rêve par la folie. Or cet examen pourrait rencontrer trois questions. D’abord est-il vrai que la société ne soit pas d’essence politique ? Par suite est-il raisonnable de tenter la dissolution de tout pouvoir, de toute espèce d’autorité qui implique respect et obéissance du plus grand nombre ? Le second problème n’est que l’aspect économique du premier : les formes du travail industriel rendent-elles possible l’égalité devant les tâches, c’est-à-dire une coopération qui reposerait sur un pur contrat moral ? Peut-on éviter la division entre les tâches d’invention, de gestion et d’exécution ? Sinon cette division technique s’accompagne-t-elle fatalement d’une division sociale, c’est-à-dire d’une inégalité ? Le dernier problème dépend des deux autres : l’histoire peut-elle réaliser la morale ? – Mais poser ces questions, n’est-ce pas approfondir l’idée socialiste elle-même ? Car des réponses négatives laissent sa place à un parti du socialisme, qui refuse de sacrer le pouvoir, et de prendre prétexte des différences nécessaires pour consacrer des hiérarchies. Ainsi compris, le socialisme n’a rien de commun avec l’étatisme, quelque forme qu’il prenne. Il n’est donc pas une tendance de l’histoire, mais plutôt de l’esprit contre l’histoire.

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Les Grecs ne pouvaient concevoir que l’histoire eût un sens. Le temps était, pour eux, une succession sans fin, non pas en ligne droite, mais comme le mouvement circulaire des astres qui recommence toujours. Ils n’ont donc pas eu de prophètes. C’est en effet la tradition biblique qui a introduit la philosophie de l’histoire, et jusque chez Marx on retrouve quelques thèmes majeurs du christianisme. L’histoire apparaît alors comme un drame dont les actes se succèdent jusqu’au dénouement final qui en donne le sens. L’homme a une destination qu’il s’agit de révéler et d’assurer. Ainsi le thème du prolétariat rédempteur : parce qu’il est la perte complète de l’homme, en se sauvant il sauvera tous les hommes. Ce messianisme satisfait le besoin de croire sous sa forme la plus ancienne. L’âge d’or, la terre promise, le paradis perdu sont des images sur lesquelles l’humanité reviendra longtemps encore. Est-ce, comme on le prétend, le regret obscur d’une vie embryonnaire ? Quoi qu’il en soit, l’homme est tenté invinciblement par la fiction d’un bonheur que lui refuse toujours le présent. Mais tandis que les anciens situent l’âge d’or dans le passé, car pour eux le temps défait plus, qu’il ne construit, les modernes l’imaginent dans l’avenir. L’espoir dont il est l’objet donne alors un sens à la souffrance. Le temps s’oriente selon cette fin ; alors se trouvent emportés l’absurde répétition du présent et le cercle vicieux de la durée. Ainsi l’« Histoire » est la fiction d’une perspective qui n’est pas tirée d’une analyse objective du temps, mais d’un regret ou d’un projet. C’est une idée romantique, c’est-à-dire une aventure du cœur.

Le sens du mot histoire s’est altéré quand il n’a plus désigné uniquement le récit, mais le, devenir lui-même. Invoquer l’histoire, c’est d’abord en appeler au souvenir des petits-neveux. Or ce goût dérisoire de l’immortalité conserve à l’histoire sa nature propre : l’histoire est monument. Mais lorsqu’on glisse de l’histoire écrite à l’histoire « vécue », on veut désigner l’expérience de mes actes et de mes projets, c’est-à-dire un mode d’existence dont l’avenir serait la source. Le temps ne se comprend plus seulement par les causes, mais par la fin, ce qui suppose que l’histoire est connaissable comme l’ensemble du devenir humain. Or l’idée du Tout enveloppe toujours une théodicée. Seul le contenu change, de Hegel à Marx, par exemple. La « lutte de classe» prend le sens d’une « mission historique » dont l’accomplissement sauvera l’humanité des conflits de sa « préhistoire ». Cette fin; justifie d’avance tous les moments de l’histoire. Tout est finalement rationnel, et comme l’histoire est à elle-même sa propre fin, comme tout se réalise en elle, on devine l’absolu dans l’histoire réalisée. Lénine avait bien raison de dire qu’on ne pouvait rien comprendre de Marx sans avoir lu Hegel.

Donc toute « philosophie de l’histoire » commet l’imprudence de discourir sur un temps achevé. Et c’est presque une définition. Or après la critique kantienne de la métaphysique la régression est remarquable... En effet, ou bien le temps est un concept vide dont je ne puis faire usage, ou bien il est la forme de notre expérience. Donc penser à l’avenir, c’est anticiper, mais non pas savoir ; et cette pensée peut aller du rêve au pronostic, mais elle ne peut pas s’établir sur une expérience qui ne nous est pas donnée. L’attente n’est pas connaissance, mais espérance quand elle porte sur l’événement, sinon sur la conformité de l’objet à ses lois comme en physique. Le temps n’est pas possession, mais absence. C’est précisément cet inachèvement qui rend l’histoire possible. Il n’est pas absolument vrai que nous « entrions dans l’histoire à reculons » comme dit Valéry, mais il est vrai qu’il n’y a d’histoire proprement dite que du passé. Regarder l’avenir en face, c’est faire preuve de résolution, non de science. Réciproquement on ne saurait tirer de l’histoire le choix d’une politique. Par exemple l’expression de « socialisme scientifique » rend incompréhensible l’idée même de révolution. C’est une contradiction dans les termes. Car s’il n’y a de salut pour l’homme que dans son adhésion à « l’Histoire », si l’on ôte de l’esprit révolutionnaire toute faculté de refus et la représentation d’un avenir ouvert, il n’en reste qu’un conformisme politique non sans violence, mais assurément sans liberté.

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La « philosophie de l’histoire » n’est pas vraie parce qu’elle ne peut même pas être fausse (comment prouver à Bossuet que la main de la Providence n’est pas partout ?). Mais elle inspire une fausse histoire. C’est le cas surtout lorsqu’on soumet la vérité au devenir lui-même, comme font Hegel et Marx (la vérité bourgeoise, la vérité du prolétariat...). Car en attendant que la vérité s’immobilise dans l’absolu de l’« Histoire » réalisée, elle suit les vicissitudes de l’événement et change avec lui. Si la vérité est historique, si elle est soumise comme nous-mêmes au devenir, si elle s’accomplit dans l’événement et se corrige ou se nie dans l’événement qui le suit, elle ne se distingue plus du fait que tout fait nouveau contredit et elle s’abîme dans la contradiction par laquelle la « dialectique » prétendait l’établir. L’homme désabusé contemple sans doute ce déroulement incompréhensible pour lui, et il s’en défend par l’indifférence. Mais l’âme inquiète s’y précipite, et, afin de rétablir à chaque moment l’unité perdue, elle corrige le passé pour l’accorder avec le présent. Pour cette besogne, il faut avoir le goût de la violence et disposer d’une police. Donc si la vérité est « Histoire », il n’y a pas d’autre alternative que celle du scepticisme et de la terreur.

Mais sans doute la vérité est-elle d’un autre ordre ; ou plutôt elle est l’ordre à partir duquel nous essayons de comprendre les événements et les choses. Par conséquent s’il y a une vérité de l’histoire, elle ne saurait être soumise aux changements qui se déroulent dans l’histoire. Si confuse et si mobile soit notre connaissance du passé, elle a pour objet ce qui, ayant été, demeure comme tel immuable. Ni nos doutes ni nos projets ne peuvent modifier du passé un sens qui ne nous appartient plus. Le temps nous dépossède de notre vie même. Et c’est précisément cette objectivité qui doit faire l’accord des esprits sur le récit, tandis que le présent nous trouve encore divisés selon nos passions et nos actes. « Une chose comme un pâle souvenir, écrit Hegel, est sans force en face de la vie et de la liberté du présent ». Mais l’idée de participation à l’histoire ne risque-t-elle pas de ruiner à la fois la vérité historique et la liberté, la science et la politique, dans la confusion de toutes les parties du temps ?

Cette idée de participation n’a dû sa fortune qu’à l’intolérance de notre univers politique. Il ne nous suffit plus d’un conformisme lucide qui nous met en règle avec les institutions tout en préservant notre liberté de jugement. La société contemporaine exige notre adhésion et méprise la vertu du refus. Le panthéisme historique enseigne aussi l’« amour du destin » pour guérir du désespoir : faire l’histoire et la vivre pour n’avoir pas à la subir et à en souffrir. Mais qui peut dire où va l’humanité ou si elle va quelque part ? L’impatience métaphysique n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle spécule sur le temps. Et quand le pouvoir singe le philosophe, cette passion de faire l’histoire épouvante les peuples.

Que désormais le sens de la vie dépende du sens de l’histoire, c’est donc moins une erreur qu’un péril à conjurer. Il n’y a pas parfois d’autre ressource – heureux encore si cette chance demeure ! – que de se; mettre à l’abri de l’événement, car c’est dans les dimensions humaines de la vie privée et du style personnel qu’on retrouve le sens de la vie. Scepticisme ? Fuite sans grandeur ? C’est plutôt l’histoire qui est un refuge pour l’âme soucieuse de l’événement, inquiète du temps, hantée par ce qui n’est pas, incapable d’être au présent et d’aimer le jour qui luit. S’il est vrai que l’histoire est d’essence humaine, il est faux que l’homme soit d’essence historique. L’histoire elle-même ne garde bien le souvenir que de ce qui demeure, c’est-à-dire de ce qui la dépasse. D’ailleurs comment comprendre que nous nous souvenions si notre « historicité » est si fondamentale qu’elle nous interdit d’échapper au changement ? Sans une conscience dont la présence fonde les souvenirs et les projets, il n’y aurait certes pas de philosophie de l’histoire. Mais cette présence seule est vécue. C’est pourquoi l’homme lui garde le sens du présent et le respect de la vie se moque de la grande politique et reste indifférent à l’histoire.

En refusant la passion de l’histoire, l’esprit préserve non seulement son jugement et sa vie propre, mais aussi ses ressources créatrices. Si les civilisations sont mortelles, si la tradition est précaire, c’est que l’histoire est dissolution plus que création. D’ailleurs dans son sens premier de Récit, le seul qui soit clair, l’histoire est, comme on sait, une lutte contre le temps, une entreprise pour sauver par le souvenir ce que le temps défait. Ainsi l’histoire vraie nous libère du temps au lieu de nous livrer à ses séductions. Si elle éclaire le présent, c’est par une lumière qu’elle reçoit du présent lui-même. L’histoire vraie est donc non plus sommeil, mais vigilance. Elle nous rappelle que le temps déçoit tous ceux qui prétendent établir sur lui leur puissance et que le sage doit se préserver de ses fictions par une attention fidèle au présent.

Alors peut se concevoir une politique sans illusion et qui ne fasse pas un jeu du bonheur des hommes. Toute « philosophie de l’histoire » inspire la superstition du passé ou la politique des « générations futures ». C’est aujourd’hui l’idée de l’histoire prise dans ce sens qui est la plus utile au tyran. La pensée du temps introduit en politique la pire des mystifications parce que les hommes croient volontiers qu’ils n’ont pas la responsabilité de leur propre bonheur. Mais il est fou de soumettre les vies humaines aux délais de l’« Histoire ». Une politique ne peut être vraie que si elle se vérifie à chaque instant, car les hommes n’ont pas le temps d’attendre les preuves, si elles doivent jamais venir. Elle a pour rôle d’assurer la vie et de se dévouer à son urgence. Mais pas plus que l’histoire, elle ne saurait épuiser l’essence de l’homme. Une politique n’est vraie que si elle sait consentir à ce que l’homme lui échappe et garde son secret.


L'école ou le loisir de penser, recension par Henri Dilberman

Nous remercions Henri Dilberman et la Revue philosophique de la France et de l’étranger de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2018/2 (Tome 143), « Analyses et comptes rendus », p. 247-304.


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Jacques Muglioni, L’École ou le loisir de penser, préface de Catherine Kintzler, seconde édition revue et corrigée, Paris, Minerve, 2017, 264 p., 23 €.

Nombre des articles qui composent ce livre – la première édition est de 1993 (CNDP ; analyse dans la Revue, 1995/1, p. 113) – ont paru d’abord dans la Revue de l’enseignement philosophique. Étranger à toute nostalgie réactionnaire, Muglioni entend rendre toute sa force au mot « scholè » – loisir de penser – comme à l’Idée de l’école, inséparable de la philosophie des Lumières et de sa promesse. L’école révèle au plus humble la puissance de l’esprit (p. 61). 

Or, l’on n’a cesse depuis plus de trente ans de tourner le dos à ce concept : tandis que l’hostilité « démocratique » à la méritocratie multiplie les « ghettos scolaires » (C. Kintzler, p. 9), on assiste à une privatisation croissante de l’enseignement (p. 82). Et ce n’est pas que les problèmes de l’école reflètent ceux de la société, ou encore l’emprise des medias (p. 48) ; on a simplement renonce à une vraie école ou on se donnerait la peine d’émanciper les enfants par l’instruction. La pédagogie, et la psychologie qui en est solidaire (p. 47), sous prétexte d’adapter l’école aux élèves a fini par adapter les élèves à ses propres dogmes (p. 39), si bien que nous avons moins affaire aux enfants d’une époque qu’à ceux d’une pédagogie (p. 48). 

Il s’agit donc là d’une véritable trahison (p. 37), qui dépasse la seule politique scolaire. Bien des maux de notre époque ne se comprennent que parce qu’en réalité on les tolère, qu’on reconnaît des raisons jusqu’au terrorisme. Sous prétexte de tolérance, l’on a nié l’unité de la raison humaine, l’on a substitué les cultures – sommes des préjuges ambiants – à la culture, qui est distance favorisée par les humanités (p. 64). Il est remarquable que terroristes et intellectuels mondains se retrouvent dans la même conception des sciences humaines, le structuralisme. Il y a donc complicité de supposés philosophes, d’où l’état dans lequel se trouve l’enseignement de la philosophie, en particulier à l’université : dans une note de la p. 136, Ricœur en prend pour son grade.

Dans ses analyses, M. fait la part belle au ressentiment. C’est toujours une erreur de croire qu’il provient directement de la misère et de l’oppression. Il est en réalité enseigné, inséparable d’une idéologie savante. À cela s’ajoute la responsabilité des indifférents, ceux qui veulent penser qu’à terme toutes choses seront égales, qu’on peut donc fermer les yeux. 

Le savoir scientifique lui-même, spécialisé et sans rapport avec l’idéal encyclopédique, ne mérite plus guère le nom de science. Non seulement la domination de la nature a pris le pas sur la compréhension de l’univers mais le calcul aveugle, algébrique, comparé par Alain (p. 168) à un tunnel sous lequel on ne voit rien de la montagne qu’on traverse, a pris la place du raisonnement. On trouvera la même évolution en droit : la loi n’exprime plus la volonté générale, elle n’est plus qu’une technique littérale. La technocratie est partout, le sens nulle part.

Ajoutons que, davantage encore que les sciences de la nature, l’histoire digne de ce nom est inséparable d’une perspective philosophique. La philosophie est à la culture de l’historien ce que sont les mathématiques à celle du physicien (p. 203). Il ne s’agit pas d’une histoire a priori à la Husserl, M. convoquant bien plutôt le Conflit des facultés de Kant : il faut être sensible à la signification théâtrale qu’a pour l’humanité un grand événement, comme la Révolution française. Au-delà des passions des acteurs de la scène historique, il y a là un signe vers la possibilité des Idées universelles (pp. 205-206).

C’est dire que, moyennant une prise de conscience historique et républicaine, l’école, inséparable en somme de l’essence humaine, pourra continuer son œuvre malgré l’évolution consumériste, productiviste, « démocratique », de notre société. Ce relatif optimisme conduit M. a se demander pourquoi les Droits de l’homme, qui sont universels, n’ont été proclamés que tardivement (p. 216). C’est que des hommes insuffisamment conscients de leur autonomie à l’égard de leur communauté ne pouvaient parvenir à une conscience claire de leur dignité. Malheureusement, avec le culturalisme, nous voici reconduits à la même erreur.

M. s’en prend au fameux « la jeunesse d’aujourd’hui est ainsi ; on n’y peut rien » (p. 153). Non, une école digne de ce nom est toujours possible, il suffit que nous la voulions. « D’ailleurs, s’il s’agissait seulement de suivre la tendance, il ne serait nul besoin d’une volonté politique. Dans l’histoire, ni la république ni l’école publique ne sont des faits d’adaptation » (p. 88). On peut constater que les élèves des écoles de l’Ancien régime ont su faire les révolutions : c’est que l’école la plus traditionnelle recèle un ferment permanent d’avenir et de liberté (p. 73). Est-ce vrai aussi de l’école d’aujourd’hui ? M. se garde bien de le dire. Hélas, autant il est facile de trouver des génies, autant le vrai courage est rare, celui de ceux qui n’ont pas peur de braver l’opinion ni ne se préoccupent d’être à la mode, et se contentent donc, de témoigner, c’est-a-dire de résister. « Aujourd’hui les prévisions de M. sont sous nos yeux » note C. Kintzler (p. 9). Ces textes paraissent alors prophétiques ; ils n’étaient que lucides et sans compromis.


La religion de Proudhon


Cet article a été rédigé au moment où Jacques Muglioni travaillait aux morceaux choisis de Proudhon,
Justice et liberté, publiés en 1962 aux PUF, dans la collection Les Grands textes.


Texte publié dans La Revue Socialiste, n°132, avril 1960, pages 398-404. 


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Proudhon a tout lu tout seul. Il n’a pas été formé par l’école à l’admiration et à la rigueur. De ce lecteur sans maître qui croit pouvoir tout corriger et qui se donne des peines infinies pour retrouver des idées depuis longtemps formées, l’œuvre sort à peine de la poussière qui recouvre tant d’auteurs de son époque, alchimistes du socialisme et rêveurs incontinents. Son influence sur quelques syndicalistes, il la doit surtout à sa personnalité de militant et à quelques formules mal comprises. Il faut être tombé par hasard sur une page admirable pour soupçonner qu’un génie se cache dans ces volumes inutiles. Alors on prend courage, on cherche ce qu’il veut dire par cette « justice » qui revient presque à chaque page comme un cri dont l’écho ne finit pas. On devine à la source de cette cosmogonie verbale un sentiment plus fort que les mots et qui s’annonce comme une prédication. Cette pensée sans système fait songer à Nietzsche par le goût du scandale et de la contradiction, mais plus encore à Rabelais par la passion inséparable de la pensée, par la violence, le caprice et l’effusion du cœur. Ennemi juré de Dieu et du pouvoir, Proudhon veut d’abord sauver l’esprit du respect. Et s’il a assez d’orgueil pour se croire, il n’est pas assez crédule pour disposer du genre humain. Cet orgueil même explique à la fois qu’il oppose aux plus grands maîtres son opinion dérisoire et qu’il ne renonce jamais à sa révolte première. « Je n’adore rien, pas même ce que je crois ». Il se veut conscience inaliénable, et s’il n’a que trop tendance à dire son mot, c’est qu’il met la liberté du jugement au-dessus de tout système. Il y a du Montaigne, malgré tout, dans ce mauvais lecteur. Se prêter aux autres, mais ne se donner qu’à soi-même, c’est pour lui aussi la règle de vie. Au moins sait-il se reprendre, et, quand le pouvoir un moment l’a séduit, il a la force de dire non. Proudhon est un esprit libre.

Retenons ici cette idée de lui que la religion n’est pas faite pour s’épanouir mais pour mourir, que son dépérissement se confond avec le progrès de l’humanité. Ajoutons aussitôt : la mort purifie pour accomplir, car, dit Proudhon, la révélation de Dieu n’est pas au commencement mais à la fin. Dieu dépouillé des mythes, sans statue et sans inquisition, est une idée vraie conquise par la réflexion séculaire sur le rêve. Mais la religion est de sa propre nature immobile ; cette pensée première de l’homme craint le doute qui déplace le regard et détourne d’adorer. Le mouvement de la pensée n’est donc pas le fait de la religion elle-même ; il s’exerce contre elle, substitue à sa prière la révolte. Penser la religion, c’est donc tout à la fois l’abolir et la sauver — non pas la sauver comme on l’aime d’abord, mais l’abolir comme elle se donne d’abord. Voilà en quel sens Dieu s’en va, en quel autre sens Dieu vient. Mais ce qui reste de la religion première au cœur de l’homme et dans les institutions tend à s’opposer toujours à l’intelligence. Ce qu’en langage politique on appelle réaction n’est autre chose que le vieil homme qui ne veut pas mourir et prend des précautions contre le péril de penser.

Le principe d’autorité, chez les anciens, s’exerçait au nom du destin ; dans le christianisme il s’exerce au nom du salut. Mais c’est toujours la raison d’État qui règle l’emploi du pouvoir. Puisque la justice n’est pas de ce monde, la politique reste l’art de maintenir les privilèges et de s’arranger de l’ordre existant. Elle est faite d’habileté, de violences, d’expédients. Le bon plaisir, imité de la Providence, remplace l’antique nécessité. Il aggrave le mal politique, corollaire de l’aliénation religieuse. On voit donc pourquoi la critique du pouvoir suppose la critique préalable de la religion. Il faut que l’homme reprenne l’initiative, retrouve en soi la source de toute providence et fonde sur sa liberté l’organisation sociale. Le crime de la religion, c’est de consacrer l’inhumain et de justifier l’injustifiable au nom d’une providence étrangère. Si le sens des choses est transcendant, la politique ne peut que se résigner à l’arbitraire et à l’oppression. Toute dictature est, d’une certaine manière, théocratique.

Mais Proudhon ne conçoit pas un humanisme qui justifierait à son tour la terreur politique ni une liberté qui pèserait sur l’homme comme une condamnation. Car le christianisme a bien fait de rabaisser l’orgueil humain. Il ne reste donc plus, maintenant, qu’à relever l’homme de sa chute. La justice est aussi compromise si l’individu n’est rien que s’il est tout, et l’humilité n’est pas plus une vertu que l’orgueil. Ce mouvement pascalien qui rabaisse l’humanité, puis l’élève, conduit à rechercher la formule d’équilibre, la mesure vraie de l’homme. Conservant donc de la religion ce qui mérite de l’être et du gouvernement ce qu’il faut pour permettre le jeu des libertés, la société nouvelle sera préservée des deux vices contraires de toute politique, la démesure et la résignation.

Mais la grande affaire est de reprendre aux mythes l’être aliéné de l’homme. « Dieu en religion, écrit Proudhon, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains ». D’où ces formules de révolte : « Dieu, c’est le mal », « la propriété, c’est le vol »… Mais l’humanité doit retrouver dans le mythe sa propre substance et, s’élevant ainsi à la conscience d’elle-même, préférer l’affirmation à la négation. Athéisme, anarchisme et communisme sont trois négations de l’homme que Proudhon ne manque jamais de dénoncer. Pascal disait de l’athéisme qu’il était la « marque d’une certaine force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement ». Sans citer cette pensée, il arrive plus d’une fois à Proudhon de la commenter et, en quelque sorte, de la faire sienne. Bien plus, il note que la société actuelle, vivant d’expédients sur des traditions mortes, échangeant sa liberté contre un destin absurde, est profondément athée. Bref, la révolte ne nie pas les valeurs mais les sauve. Passion du cœur qui s’indigne de les voir méconnues ou opprimées, la révolte vaut mieux que la révolution. Car elle ne détruit rien, elle ne promet rien, elle ne trompe personne. La révolte est la conscience même.

Dans ces conditions on s’étonnera moins de cette continuelle volte-face qui est toute la méthode de Proudhon. La religion désespère l’homme, mais ce que l’homme cherche en elle et qu’il appelle Dieu, c’est lui-même. Il convient donc à la fois de la combattre et de la réaliser. De même tout pouvoir opprime le citoyen ; mais ce que le citoyen cherche dans le prince, c’est encore lui-même, c’est-à- dire la liberté. « Le problème, dit Proudhon, n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres ». Enfin la propriété est l’exploitation de l’homme par l’homme, mais ce que le travailleur cherche dans la propriété, c’est l’identité du travail et du capital et sa propre reconnaissance. Ainsi se découvre dans la fiction de Dieu la profondeur humaine du sentiment religieux, dans la fiction du gouvernement l’image renversée de la liberté politique, dans la fiction de la propriété le sens de la liberté personnelle et du travail.

Comme Lucrèce. Proudhon ne tarit pas sur les crimes de la religion. Il les juge, il les dénonce à la manière d’une âme qui a cessé d’être sous le charme. Comme Marx, il ne sépare pas la religion de la société et il rend celle-là solidaire des crimes de celle-ci. Mais comme Comte il retient ce qu’elle a de positif. En définitive rien n’est perdu et Proudhon se sent le cœur de célébrer la religion à sa dernière heure. Berceau des sociétés, c’est en elle que se sont noués les liens humains. Elle fit l’unité des peuples en leur inspirant les mêmes prières et en les conviant aux mêmes fêtes. Elle découvrit aux hommes le génie des arts, la noblesse du travail, le sens de la souffrance et de l’amour, la chasteté qui arrache la femme à l’état de nature, c’est-à-dire à la prostitution. La religion a créé des types humains qui ne passeront pas. Non seulement la science n’y ajoutera rien, mais peut-on être assuré qu’elle entretienne une foi à laquelle il restait encore à produire ses œuvres ?

Proudhon n’est pas voltairien. S’interrogeant sur un fait religieux, par exemple le dogme du péché originel, il inaugure, comme Comte, la méthode qui sera celle d’Alain dans Les Dieux. Moins attentif à ce qui contredit le fait qu’à ce qui lui donne un sens, il ne se contente pas de condamner les superstitions et la vanité des rites, mais par une analyse positive il cherche « le surnaturalisme dans la nature, le ciel dans la société, Dieu dans l’homme ». Prendre au sérieux tous les signes que fait l’homme, telle est la seule règle pour une philosophie de la religion.

Or le péché originel n’est rien que la « fausse conscience », accompagnée de remords, l’aliénation du cœur, l’antagonisme en l’homme. La jouissance n’est pas l’amour ni la propriété possession vraie. La peine n’est pas plus le travail que l’ivresse n’est la joie. Le mal est un état de séparation, d’hostilité, d’isolement dans l’homme et dans la société. Mais, comme le mal n’est pas plus transitoire qu’il n’est absolu, la conciliation sera l’œuvre toujours reprise de la philosophie et de la révolution. Car ni l’individualisme, fait primordial de la nature, ni l’association, son terme complémentaire, n’est en soi un bien. Et, à la différence de Hegel, Proudhon ne prétend pas résoudre les contradictions. Plus près d’Héraclite, ou, si l’on veut, plus soucieux de la mesure, il conserve au devenir la tension et la vie. Il n’y a pas de dépassement, de sorte que la dissidence et l’harmonie ne sont pas deux périodes distinctes de l’histoire, mais « deux faces de notre nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement réconciliées ».

Or si la justice est une force en nous, on ne saurait voir dans l’inclination au mal, pourtant réelle, un défi radical. En fait Proudhon accorde trop à la société pour pouvoir condamner la nature, de même qu’il est trop attaché aux institutions de la justice pour croire assez à la loi d’amour. Il semble qu’il n’ait pas le sens du péché et qu’il se donne parfois du christianisme une image un peu simpliste, comme lorsqu’il ne voit dans la prédication de Jésus qu’un appel a la conscience. D’autre part il ne peut se défendre tout à fait contre l’optimisme de son temps, qui croyait renouveler à sa manière le messianisme et voyait dans la solution des contradictions historiques l’assurance d’une parfaite rédemption. Cependant Proudhon ne met pas, comme fait Comte, dans un état définitif du savoir le terme de tout progrès humain, et il ne prétend pas, comme Hegel, que l’histoire effacera ses cicatrices dans un total accomplissement. II a suffisamment d’inconséquence, c’est-à-dire de liberté, pour échapper aux systèmes et pour ne pas croire qu’il y ait une fin de toutes les pensées. Il ignore surtout cette frénésie du dépassement et cette bonne conscience chirurgicale qui autorisent tant de philosophes et de politiques, en notre temps, à mutiler l’homme. Car si le mal n’a pas de solution définitive, le penseur doit garder au cœur assez d’indignation pour recommencer sans cesse sa méditation du monde.

Cette réflexion sur le mal, Proudhon devait l’achever par une analyse de la grâce. Il est trop vrai que l’homme ne peut rien sans quelque secours. Que pourrions-nous sans l’expérience, l’industrie, la science et l’art ? Que ferait l’intelligence sans le langage, la volonté sans les institutions qui la soutiennent et lui donnent ses règles ? La liberté ne périt donc pas d’être secourue, mais il lui faut s’exercer d’abord. C’est par l’exercice du corps et de l’esprit que se montre la « grâce actuelle » qui favorise les passions d’ordre, la « grâce efficace » par laquelle la volonté se porte avec allégresse et amour au bien, grâce essentiellement « prémouvante », car sans elle l’homme n’est capable d’aucun bien. Laissons dire ici Proudhon : « Ainsi que le tyran dépeint par Platon, qui fut, lui aussi, un docteur de la grâce, l’homme porte en son sein mille monstres, que le culte de la justice et de la science, la musique et la gymnastique, toutes les grâces d’occasion et d’état, doivent lui faire vaincre ». Telle est donc l’éducation, cette grâce qui élève l’homme, le conduit et le rend libre.

Il est assez clair que Proudhon n’a pas voulu détruire la religion ni même cherché à lui faire sa part. Sa pensée est, dans sa totalité, une réflexion sur la religion. Obsédé par elle, il mêle dans la même page les cris de guerre et les accents de reconnaissance. Mais, au-delà d’une rhétorique un peu facile, se dessinent deux mouvements distincts. D’abord le progrès de la pensée rend caduques les croyances de la tradition. Incompatible avec la science, l’imagerie religieuse est incapable désormais de soutenir la foi des hommes. Mais, comme l’avait vu Comte, son sens demeure, purifié. Par exemple, l’image de la vierge-mère garde une valeur exemplaire dans une société dont le désordre économique et mental entraîne la dissolution des mœurs. Cette parenté entre la méditation de Proudhon et celle de Comte sur la femme et le mariage atteste leur dette commune envers le christianisme.

Mais s’il est vrai que le progrès conserve ainsi le meilleur, si l’unique et perpétuelle révolution de l’histoire consiste moins dans une mutation que dans une libération, la vérité doit être cherchée non plus à la fin, mais au commencement. On comprend là cette passion qui porte Proudhon à scruter sans cesse les origines du christianisme. Son zèle indiscret, et peut-être son goût de l’hérésie, va jusqu’à ajouter à la légende lorsque, par exemple, il imagine Jésus survivant au supplice et guidant les premiers pas d’une église clandestine. C’est qu’il veut retrouver la source pure des souillures de l’histoire, c’est-à-dire l’émotion religieuse dépouillée des systèmes, des ornements et des sophismes. Il voit à l’origine du messianisme l’idée révolutionnaire. Que la terre promise soit dans le cœur de l’homme, c’est ce qu’a oublié plus d’une fois une humanité rendue étrangère à elle-même. L’histoire n’est donc qu’un détour. Et, quand, invectivant l’« Église adultère », Proudhon remonte aux origines du christianisme comme pour retrouver une source abandonnée, on songe à Rousseau allant quérir son modèle politique dans les sociétés pures et statiques, antérieures au progrès, c’est-à-dire à l’histoire. Ils cherchent l’un et l’autre un principe de communion. Bien plus, l’anticléricalisme de Proudhon tend non pas à détruire, mais à purifier l’idée d’église. Que l’homme cesse d’être l’image renversée et affaiblie de Dieu, son double étranger, son aliénation, que la religion devienne la substance du peuple, alors le socialisme peut réaliser l’antique message, réconcilier l’humanité avec elle-même et la rendre à l’innocence.

Ce qui sauve cet optimisme si éloigné de ce que nous pouvons penser aujourd’hui, c’est le sentiment, souvent exprimé par Proudhon et plus ferme que tous ses discours, d’appartenir au monde et à son temps. S’il veut refaire la religion et la société, c’est par la pensée d’abord, pour se rendre intelligible et pour aimer le monde présent. Il ne songe nullement à une dialectique de la puissance, car « il n’est puissance qui ne puisse être vaincue par une autre ». Cette mécanique élémentaire contient toute la sagesse ; elle reconnaît l’esprit non dans les triomphes de l’histoire, mais sur le visage de Jésus mourant. Proudhon n’est donc pas de ceux qui disent : je ne suis pas de ce temps ni de ce pays, et qui ne peuvent penser à la justice, qu’en méprisant les hommes vivants. Marx veut changer le monde et sa postérité historique verra dans la terreur la condition d’un monde à naître. La pensée révolutionnaire est d’abord dévastatrice ; elle construit ensuite sur le désert une cité dont on ignore d’avance si elle aura un visage. Proudhon au contraire est fidèle à la terre et aux signes présents de l’homme. Il cherche le sens du monde comme une patrie perdue, mais qui se laisse deviner dans le désordre et même des institutions et des êtres. Au fond de sa révolte, il y a un consentement secret qui le préserve de haïr et qui le persuade que l’humanité sera sauvée non pas du dehors, mais du dedans. Bref, deux défauts disqualifient Proudhon comme révolutionnaire : la tendresse humaine et l’ironie. Sachant que la réforme des structures sociales ne dispense pas de la moralité individuelle, il ne spécule pas sur l’avenir. Il ne renonce pas au secours fabuleux de l’immortalité pour justifier ensuite le présent vécu par le futur. L’homme vraiment libre « se place volontairement dans le crépuscule in tenebris et in umbra mortis ». Il sait qu’il n’y a pas de lendemain. « Que je meure pour l’éternité, mais que du moins je sois homme, pendant une révolution de soleil ».