Note sur la philosophie de l'histoire

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°84, février 1955, pages 177-183.


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Si modeste soit l’intention, toute spéculation sur « l’origine et le sens de l’histoire » ranime l’illusion métaphysique. Au début d’un livre dans lequel le dogmatisme est dénoncé plus d’une fois, l’auteur nous avertit qu’il s’« appuie sur une thèse qui relève de la foi, thèse "Selon laquelle l’humanité" a une seule origine et tend vers un but unique ». Sans doute est-ce la mode, chez les philosophes d’aujourd’hui, de commencer un livre par une profession de foi, demandant qu’on admette sans examen ce qu’il faudrait établir. Il est vrai que la plupart des lecteurs cherchent dans les livres la confirmation de leurs propres préjugés ; aussi la compréhension leur est-elle acquise d’avance, puisqu’ils n’y trouvent jamais que ce qu’ils y cherchent. Mais quelque lecteur moins heureux se sent démuni et maudit les dieux de l’abandonner aux ténèbres du doute. Il s’arrête à le première page de bien des livres quand le titre ne l’a pas déjà découragé. Ainsi évite-t-il de regretter le temps perdu.

Quoi qu’il en soit, l’histoire est une passion moderne. Il fallait sans doute le recul du temps pour que l’humanité découvrît les moments distincts de sa course, mais il fallait surtout que des moments distincts apparussent par l’effet d’une succession rapide des événements. Il existe des sociétés sans histoire. Les anciens eux-mêmes, malgré leur philosophie du changement, ou en raison de cette philosophie, concevaient mal une histoire qui fût le développement dramatique et orienté de leur destin. Nous, au contraire, selon une image célèbre, nous avons pu voir des civilisations naître ou mourir, ou s’étendre, ou se transformer. Nous avons assisté à l’unification du monde, quand les progrès multipliés ont augmenté de façon inouïe la vitesse de ses transformations. L’idée s’est faite d’une histoire universelle, aventure commune dans l’espace et dans le temps, comme si les prémices de la préhistoire, les civilisations séparées ou stagnantes, annonçaient l’unité finale et déjà y participaient. Si c’est au terme d’une vie qu’on fait des bilans, notre humanité doit être bien vieille, qui passe le meilleur de son temps se souvenir d’elle-même. Toutefois, ni les contradictions que révèle toute histoire, ni la relativité des époques ou des situations ne l’incline encore au scepticisme. Elle cherche plutôt, en raisonnant sur l’histoire, à éclairer son propre élan pour l’accomplir. Elle trouve un sens dans ses contradictions même, une raison de croire dans ses hésitations, une dialectique dans ses mouvements obscurs.

Il faut donc revenir sur les prestiges de l’histoire. Cette science que l’absence très vénérée de son objet et par suite l’ambiguïté de ses preuves obligeaient à la rigueur la .plus extrême, a cédé chez, les meilleurs esprits à l’impatience métaphysique. Le mot même qui la désigne a pris l’enflure d’un concept souverain. On ne raconte plus seulement le passé selon l’ordre inaltérable du récit, on l’interprète selon les ambitions variables d’un peuple, d’une classe sociale ou d’une philosophie ; on se lasse d’écrire l’histoire, mais on la fait ; on ne se contente pas d’en accomplir sa part, mais on la vit pour se sentir comme un membre de ce monstre adoré et redouté qui absorbe tous les siècles. Ainsi l’Histoire est la totalité du devenir humain. On s’interroge sur son origine et sur sa fin. Et les deux points une fois trouvés, il suffit de les joindre pour tracer un sens.

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Quand on subit le charme de l’Histoire, la tentation est grande de consacrer ce qui est ou ce qui menace d’être. Ainsi, par l’effet hypnotique de quelques événements et la complicité de nombreux esprits, l’habitude a été prise d’imaginer la cité socialiste sous la forme d’un Léviathan moderne, doté des puissances formidables de l’industrie, de tables statistiques, de bureaux indiscrets et d’une police tentaculaire. La centralisation, le rationnement, le contrôle, l’organisation systématique ou autoritaire de l’économie, le planisme, le dirigisme, l’unanimité politique, tout ce qui dans nos sociétés paraît annoncer le règne d’un État absolu est porté à son compte. On se représente une société sans visage, un tout indivisible et sans conscience. A ce compte on peut croire que le socialisme est une « tendance fondamentale » de l’histoire contemporaine. Mais c’est oublier qu’avant d’être confondu avec cette évolution de plus en plus fatale, qui témoigne moins d’une doctrine ou d’une intention distincte qu’elle ne résulte de l’état des choses, et dont le terme est à peine concevable, le Socialisme à représenté une tout autre espérance.

Cette utopie peut être ramenée à quelques idées un peu trop simples, mais qui n’étaient pas loin de pressentir une sagesse. Celle-ci, par exemple, que la société en se justifiant institue le mensonge entre les hommes, qu’il n’y a pas, de justice immanente et que la répartition des biens ne résulte pas des mérites, qui d’ailleurs ne sont pas mesurables. Cette autre idée que le profit non seulement, n’est pas un mobile noble, puisqu’il implique l’exploitation du semblable par le semblable, mais n’est un mobile que parce qu’il est d’abord une éducation et une institution. Enfin que par l’égalité des chances et l’abandon de la morale répressive, tout homme doit accomplir sa liberté, c’est-à-dire sa valeur. Le socialisme a longtemps regardé les institutions avec scepticisme, condamnant toutes celles qui pesaient sur l’individu, en particulier le pouvoir politique ou l’État, en invoquant d’autres qui par un contact moral et libre à l’intérieur des groupes naturels (commune, atelier), instaureraient la cité harmonieuse. Établie sur la critique d’une sociologie, d’une psychologie et d’une morale, l’utopie socialiste était le rêve d’une fédération qui fût une société sans pouvoir et comme une amitié.

La mode n’est plus à l’utopie, peut-être parce que nous avons perdu le goût de rêver. Mais on n’a jamais examiné sérieusement l’utopie socialiste. Marx lui a substitué son prophétisme, c’est-à-dire qu’il a remplacé le rêve par la folie. Or cet examen pourrait rencontrer trois questions. D’abord est-il vrai que la société ne soit pas d’essence politique ? Par suite est-il raisonnable de tenter la dissolution de tout pouvoir, de toute espèce d’autorité qui implique respect et obéissance du plus grand nombre ? Le second problème n’est que l’aspect économique du premier : les formes du travail industriel rendent-elles possible l’égalité devant les tâches, c’est-à-dire une coopération qui reposerait sur un pur contrat moral ? Peut-on éviter la division entre les tâches d’invention, de gestion et d’exécution ? Sinon cette division technique s’accompagne-t-elle fatalement d’une division sociale, c’est-à-dire d’une inégalité ? Le dernier problème dépend des deux autres : l’histoire peut-elle réaliser la morale ? – Mais poser ces questions, n’est-ce pas approfondir l’idée socialiste elle-même ? Car des réponses négatives laissent sa place à un parti du socialisme, qui refuse de sacrer le pouvoir, et de prendre prétexte des différences nécessaires pour consacrer des hiérarchies. Ainsi compris, le socialisme n’a rien de commun avec l’étatisme, quelque forme qu’il prenne. Il n’est donc pas une tendance de l’histoire, mais plutôt de l’esprit contre l’histoire.

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Les Grecs ne pouvaient concevoir que l’histoire eût un sens. Le temps était, pour eux, une succession sans fin, non pas en ligne droite, mais comme le mouvement circulaire des astres qui recommence toujours. Ils n’ont donc pas eu de prophètes. C’est en effet la tradition biblique qui a introduit la philosophie de l’histoire, et jusque chez Marx on retrouve quelques thèmes majeurs du christianisme. L’histoire apparaît alors comme un drame dont les actes se succèdent jusqu’au dénouement final qui en donne le sens. L’homme a une destination qu’il s’agit de révéler et d’assurer. Ainsi le thème du prolétariat rédempteur : parce qu’il est la perte complète de l’homme, en se sauvant il sauvera tous les hommes. Ce messianisme satisfait le besoin de croire sous sa forme la plus ancienne. L’âge d’or, la terre promise, le paradis perdu sont des images sur lesquelles l’humanité reviendra longtemps encore. Est-ce, comme on le prétend, le regret obscur d’une vie embryonnaire ? Quoi qu’il en soit, l’homme est tenté invinciblement par la fiction d’un bonheur que lui refuse toujours le présent. Mais tandis que les anciens situent l’âge d’or dans le passé, car pour eux le temps défait plus, qu’il ne construit, les modernes l’imaginent dans l’avenir. L’espoir dont il est l’objet donne alors un sens à la souffrance. Le temps s’oriente selon cette fin ; alors se trouvent emportés l’absurde répétition du présent et le cercle vicieux de la durée. Ainsi l’« Histoire » est la fiction d’une perspective qui n’est pas tirée d’une analyse objective du temps, mais d’un regret ou d’un projet. C’est une idée romantique, c’est-à-dire une aventure du cœur.

Le sens du mot histoire s’est altéré quand il n’a plus désigné uniquement le récit, mais le, devenir lui-même. Invoquer l’histoire, c’est d’abord en appeler au souvenir des petits-neveux. Or ce goût dérisoire de l’immortalité conserve à l’histoire sa nature propre : l’histoire est monument. Mais lorsqu’on glisse de l’histoire écrite à l’histoire « vécue », on veut désigner l’expérience de mes actes et de mes projets, c’est-à-dire un mode d’existence dont l’avenir serait la source. Le temps ne se comprend plus seulement par les causes, mais par la fin, ce qui suppose que l’histoire est connaissable comme l’ensemble du devenir humain. Or l’idée du Tout enveloppe toujours une théodicée. Seul le contenu change, de Hegel à Marx, par exemple. La « lutte de classe» prend le sens d’une « mission historique » dont l’accomplissement sauvera l’humanité des conflits de sa « préhistoire ». Cette fin; justifie d’avance tous les moments de l’histoire. Tout est finalement rationnel, et comme l’histoire est à elle-même sa propre fin, comme tout se réalise en elle, on devine l’absolu dans l’histoire réalisée. Lénine avait bien raison de dire qu’on ne pouvait rien comprendre de Marx sans avoir lu Hegel.

Donc toute « philosophie de l’histoire » commet l’imprudence de discourir sur un temps achevé. Et c’est presque une définition. Or après la critique kantienne de la métaphysique la régression est remarquable... En effet, ou bien le temps est un concept vide dont je ne puis faire usage, ou bien il est la forme de notre expérience. Donc penser à l’avenir, c’est anticiper, mais non pas savoir ; et cette pensée peut aller du rêve au pronostic, mais elle ne peut pas s’établir sur une expérience qui ne nous est pas donnée. L’attente n’est pas connaissance, mais espérance quand elle porte sur l’événement, sinon sur la conformité de l’objet à ses lois comme en physique. Le temps n’est pas possession, mais absence. C’est précisément cet inachèvement qui rend l’histoire possible. Il n’est pas absolument vrai que nous « entrions dans l’histoire à reculons » comme dit Valéry, mais il est vrai qu’il n’y a d’histoire proprement dite que du passé. Regarder l’avenir en face, c’est faire preuve de résolution, non de science. Réciproquement on ne saurait tirer de l’histoire le choix d’une politique. Par exemple l’expression de « socialisme scientifique » rend incompréhensible l’idée même de révolution. C’est une contradiction dans les termes. Car s’il n’y a de salut pour l’homme que dans son adhésion à « l’Histoire », si l’on ôte de l’esprit révolutionnaire toute faculté de refus et la représentation d’un avenir ouvert, il n’en reste qu’un conformisme politique non sans violence, mais assurément sans liberté.

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La « philosophie de l’histoire » n’est pas vraie parce qu’elle ne peut même pas être fausse (comment prouver à Bossuet que la main de la Providence n’est pas partout ?). Mais elle inspire une fausse histoire. C’est le cas surtout lorsqu’on soumet la vérité au devenir lui-même, comme font Hegel et Marx (la vérité bourgeoise, la vérité du prolétariat...). Car en attendant que la vérité s’immobilise dans l’absolu de l’« Histoire » réalisée, elle suit les vicissitudes de l’événement et change avec lui. Si la vérité est historique, si elle est soumise comme nous-mêmes au devenir, si elle s’accomplit dans l’événement et se corrige ou se nie dans l’événement qui le suit, elle ne se distingue plus du fait que tout fait nouveau contredit et elle s’abîme dans la contradiction par laquelle la « dialectique » prétendait l’établir. L’homme désabusé contemple sans doute ce déroulement incompréhensible pour lui, et il s’en défend par l’indifférence. Mais l’âme inquiète s’y précipite, et, afin de rétablir à chaque moment l’unité perdue, elle corrige le passé pour l’accorder avec le présent. Pour cette besogne, il faut avoir le goût de la violence et disposer d’une police. Donc si la vérité est « Histoire », il n’y a pas d’autre alternative que celle du scepticisme et de la terreur.

Mais sans doute la vérité est-elle d’un autre ordre ; ou plutôt elle est l’ordre à partir duquel nous essayons de comprendre les événements et les choses. Par conséquent s’il y a une vérité de l’histoire, elle ne saurait être soumise aux changements qui se déroulent dans l’histoire. Si confuse et si mobile soit notre connaissance du passé, elle a pour objet ce qui, ayant été, demeure comme tel immuable. Ni nos doutes ni nos projets ne peuvent modifier du passé un sens qui ne nous appartient plus. Le temps nous dépossède de notre vie même. Et c’est précisément cette objectivité qui doit faire l’accord des esprits sur le récit, tandis que le présent nous trouve encore divisés selon nos passions et nos actes. « Une chose comme un pâle souvenir, écrit Hegel, est sans force en face de la vie et de la liberté du présent ». Mais l’idée de participation à l’histoire ne risque-t-elle pas de ruiner à la fois la vérité historique et la liberté, la science et la politique, dans la confusion de toutes les parties du temps ?

Cette idée de participation n’a dû sa fortune qu’à l’intolérance de notre univers politique. Il ne nous suffit plus d’un conformisme lucide qui nous met en règle avec les institutions tout en préservant notre liberté de jugement. La société contemporaine exige notre adhésion et méprise la vertu du refus. Le panthéisme historique enseigne aussi l’« amour du destin » pour guérir du désespoir : faire l’histoire et la vivre pour n’avoir pas à la subir et à en souffrir. Mais qui peut dire où va l’humanité ou si elle va quelque part ? L’impatience métaphysique n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle spécule sur le temps. Et quand le pouvoir singe le philosophe, cette passion de faire l’histoire épouvante les peuples.

Que désormais le sens de la vie dépende du sens de l’histoire, c’est donc moins une erreur qu’un péril à conjurer. Il n’y a pas parfois d’autre ressource – heureux encore si cette chance demeure ! – que de se; mettre à l’abri de l’événement, car c’est dans les dimensions humaines de la vie privée et du style personnel qu’on retrouve le sens de la vie. Scepticisme ? Fuite sans grandeur ? C’est plutôt l’histoire qui est un refuge pour l’âme soucieuse de l’événement, inquiète du temps, hantée par ce qui n’est pas, incapable d’être au présent et d’aimer le jour qui luit. S’il est vrai que l’histoire est d’essence humaine, il est faux que l’homme soit d’essence historique. L’histoire elle-même ne garde bien le souvenir que de ce qui demeure, c’est-à-dire de ce qui la dépasse. D’ailleurs comment comprendre que nous nous souvenions si notre « historicité » est si fondamentale qu’elle nous interdit d’échapper au changement ? Sans une conscience dont la présence fonde les souvenirs et les projets, il n’y aurait certes pas de philosophie de l’histoire. Mais cette présence seule est vécue. C’est pourquoi l’homme lui garde le sens du présent et le respect de la vie se moque de la grande politique et reste indifférent à l’histoire.

En refusant la passion de l’histoire, l’esprit préserve non seulement son jugement et sa vie propre, mais aussi ses ressources créatrices. Si les civilisations sont mortelles, si la tradition est précaire, c’est que l’histoire est dissolution plus que création. D’ailleurs dans son sens premier de Récit, le seul qui soit clair, l’histoire est, comme on sait, une lutte contre le temps, une entreprise pour sauver par le souvenir ce que le temps défait. Ainsi l’histoire vraie nous libère du temps au lieu de nous livrer à ses séductions. Si elle éclaire le présent, c’est par une lumière qu’elle reçoit du présent lui-même. L’histoire vraie est donc non plus sommeil, mais vigilance. Elle nous rappelle que le temps déçoit tous ceux qui prétendent établir sur lui leur puissance et que le sage doit se préserver de ses fictions par une attention fidèle au présent.

Alors peut se concevoir une politique sans illusion et qui ne fasse pas un jeu du bonheur des hommes. Toute « philosophie de l’histoire » inspire la superstition du passé ou la politique des « générations futures ». C’est aujourd’hui l’idée de l’histoire prise dans ce sens qui est la plus utile au tyran. La pensée du temps introduit en politique la pire des mystifications parce que les hommes croient volontiers qu’ils n’ont pas la responsabilité de leur propre bonheur. Mais il est fou de soumettre les vies humaines aux délais de l’« Histoire ». Une politique ne peut être vraie que si elle se vérifie à chaque instant, car les hommes n’ont pas le temps d’attendre les preuves, si elles doivent jamais venir. Elle a pour rôle d’assurer la vie et de se dévouer à son urgence. Mais pas plus que l’histoire, elle ne saurait épuiser l’essence de l’homme. Une politique n’est vraie que si elle sait consentir à ce que l’homme lui échappe et garde son secret.