Recensions

Où va la sociologie française? Armand Cuvillier

Texte publié dans La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°71, novembre 1953, pages 441-443.

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Cuvillier (Armand). – Où va la sociologie française ? Avec une étude d’Émile Durkheim sur la sociologie formaliste. Paris, M. Rivière, 1953, 18,5 x 12, 208 p.

Tout se résume dans le titre de « physique sociale » si cher à Saint-Simon et à Comte. Les mœurs, les croyances et les institutions peuvent être observées et expliquées comme on fait les phénomènes physiques : ils constituent une « nature », on veut dire une réalité permanente dont les changements même obéissent à des causes ou à des lois qui ne dépendent pas du temps. On voit comment la sociologie s’appuie sur l’ethnologie et sur l’histoire. Partant des données concrètes de leurs descriptions ou narrations, elle se hausse, par des comparaisons méthodiques à des relations abstraites et générales. Ainsi la méthode expérimentale lui convient aussi -bien qu’à la physique et à la biologie. Elle use de l’induction car elle éclaire le fait par l’idée et rattache le singulier à sa loi ; elle est capable de vérification, c’est-à-dire qu’elle peut en retour prévoir les phénomènes généraux d’un ordre déterminé d’avance. On citera pour illustrer cette méthode les travaux classiques de Durkheim, Mauss, Simiand, Halbwachs, etc.

Cette entreprise, qui eut son heure de gloire, fut très tôt discréditée. L’Église dénonça une doctrine qui prétendait étudier la religion comme un simple fait et la ramener aux conditions naturelles de la vie sociale. Mais, comme elle finit par accepter la représentation de l’univers ébauchée par Galilée, comme elle reprit à son compte l’idée d’évolution biologique, l’Église porte aujourd’hui en son sein de scrupuleux sociologues. Elle a compris que le progrès et le renouvellement des sciences – même des sciences de l’homme – ne mettait pas en péril la foi religieuse. L’idée a enfin prévalu que la science avait son domaine propre où elle était vraie, voire utile, sans jamais poser le problème de l’être et de la destinée.

Contre le « sociologisme », ce sont les philosophes qui ont proposé les objections valables. Ils montrèrent que la sociologie devait limiter son ambition à celle d’une science : décrire un objet, l’expliquer non en lui-même, mais au moyen des relations générales dans lesquelles il se trouve pris et vérifier par l’expérience méthodique toute assertion. Mais aucune science ne saurait produire une doctrine universelle du monde et de l’homme ; pas davantage la sociologie ne peut résoudre le problème de la connaissance, fournir une théorie de l’art ou déduire une morale. Expliquer les phénomènes n’est pas connaître les choses en elles-mêmes et constater des lois n’est pas affirmer une sagesse. Ce n’est pas la sociologie mais le positivisme qui en avait inspiré les premières formes que la réflexion contemporaine a répudiées.

Mais cette contestation prit un tour différent sous l’influence de la philosophie allemande. Si l’on peut regretter parfois l’accent nationaliste de sa critique, il faut savoir gré à Cuvillier de dénoncer les confusions de langage et de pensée qui ont dénaturé en France depuis quelques années les études sociales après avoir martyrisé la philosophie. Car les philosophes français d’aujourd’hui n’ont pas fini de digérer la métaphysique allemande (ou son jargon !), et cette opération ne se fait pas sans tremblements ni cauchemars.

Depuis que l’Introduction aux sciences de l’Esprit de Wilhelm Dilthey, publiée en 1883, fut connue en France, il y a une quinzaine d’années seulement, il semble aller de soi que les « sciences de l’Esprit » forment un groupe, à part des autres sciences. La nature des choses nous est étrangère, nous l’observons du dehors et construisons à partir des faits séparés des systèmes de figures et de nombres qui nous l’expliquent. Mais l’explication même lui fait perdre son sens : l’induction supprime le sens au profit d’un ordre muet. Au contraire le phénomène humain est immédiatement compris par nous, parce qu’il n’est pas distinct de nous. Si j’« explique » ce geste par des contractions musculaires, celles-ci par un ébranlement nerveux, etc., je ne « comprends » pas ce geste, je n’en vois pas le sens. Mais avant toute explication abstraite le sens m’était donné : ce mouvement du corps « signifie » la colère ou la vanité, la timidité ou la joie. Ces données intimes sont vécues plutôt que pensées. Elles n’en sont pas moins une authentique connaissance, plus forte même que la science positive, parce qu’elle nous dévoile le sens métaphysique de l’homme.

Le souci de dévoiler directement le sens profond des phénomènes humains va définir avec Husserl la phénoménologie. Un geste, une parole, une institution, une coutume n’est pas la somme de faits séparables, mais un tout donné immédiatement à la pensée qui le comprend. D’où cette « mise entre parenthèse » de tous les faits, que la phénoménologie impose pour rendre possible « l’intuition des essences ». Le principal bénéfice de cette intuition serait de nous dévoiler l’expérience vécue dans sa pureté première, préservée des contre-sens de la pensée discursive. Il va de soi qu’elle se contente de décrire et que si elle s’efforce d’exprimer le « concret », c’est sans le moindre respect pour les faits observables. Ce paradoxe signifie qu’une telle étude prend parfois une saveur poétique, mais jamais une valeur de vérité au sens où la science et la philosophie ont toujours pris ce mot. Il est grave aussi qu’elle se prive de l’histoire pour établir des comparaisons et retrouver la genèse des phénomènes.

Cette méthode n’a pas été appliquée seulement – et accessoirement – à l’expérience sociale. Elle a inspiré toute une « sociologie nouvelle » dont M. Gurvitch est en France le chef de file. C’est à la critique de celle-ci que Cuvillier consacre son chapitre le plus long et dont la lecture exige le plus d’attention. Contentons-nous de noter deux problèmes.

Tout l’effort du XIXe siècle avait été d’établir l’originalité du fait social. Les conduites et les croyances collectives, les institutions, ont une réalité propre qui s’impose du dehors à nous. D’où un conflit essentiel entre l’individu et le groupe ; c’est-à-dire une solution de continuité entre la psychologie et la sociologie. Selon M. Gurvitch au contraire, la société est intérieure à nous ; c’est des « profondeurs du moi » qu’elle inspire nos comportements et nos pensées. C’est pourquoi d’ailleurs nous pouvons la comprendre par un effort personnel de sympathie. Devant cette prétention, Cuvillier montre aisément que le « moi profond » est amorphe et ne saurait révéler les formes sociales. Il faut bien chercher la société où elle est, c’est-à-dire hors de nous, dans ce qui nous résiste et nous blesse. Mais est-il sûr, que la société est ce qui nous fait homme ? Les « préjugés de notre enfance » dont parlait Descartes sont-ils dus seulement aux illusions de la sensation et aux besoins vitaux ? La pression sociale n’a-t-elle pas modifié très tôt ce moi primitif et, après tout, imaginaire ? C’est en refusant tout conformisme qu’on devient homme et sociologue. Le fou n’est pas un homme dont la société se serait retirée : la société est toujours en lui et autour de lui, mais il ne la comprend plus. Et la seule chose que la sociologie ne peut expliquer, c’est pourquoi la société prend un sens pour nous...

Mais nous suivrons volontiers l’auteur lorsqu’il défend les principes d’une étude positive : l’observation méthodique et la recherche de relations constantes. Le problème n’est pas métaphysique : ni le sens du destin, ni la liberté ne sont en cause. Il y a une sociologie, cela veut dire que nous dépendons d’un certain ordre de conditions qu’il est intéressant et peut-être utile de connaître. Et puisque nous savons que le déterminisme n’est rien qu’une méthode, l’adopter est seulement reconnaître avec rigueur ces conditions dont nous dépendons et cette méthode doit l’emporter sur toute conception « a priori » de la réalité sociale ou de l’histoire. D’ailleurs une société ne peut elle-même se libérer que si elle connaît sa genèse et les lois auxquelles elle obéit.

Enfin il y a « l’autre danger » qui est sans doute moins grave puisqu’il trahit l’absence d’idées plutôt qu’il n’introduit de fausses idées. C’est l’ethnologie purement descriptive, chère aux américains dont les moyens raffinés d’investigation sont considérables. Collections de faits, monographies, statistiques donnent des renseignements précis et joignent parfois le pittoresque à l’objectivité, mais faute de recourir à l’histoire et aux comparaisons méthodiques, elles n’offrent aucune conclusion positive. L’ethnologie doit résolument se tourner vers l’explication sociologique. « Pas de faits sans idées, pas d’idées sans faits » ; c’est par cette formule de François Simiand que l’auteur avait précisé d’avance l’intention de son ouvrage.


Révolte et sagesse d'Albert Camus


A propos de Camus au moment de la parution de L’Homme révolté en 1951.

Texte publié dans le Bulletin mâconnais de l'académie rhodanienne des lettres, 1ère année, n°3, mai 1951.


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« La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie comme le typhus ». Ces mots de Saint-Exupéry auraient pu servir d’épigraphe à La peste. Mais de même qu’on ne fait pas sa part au fléau, on ne peut limiter le sens du symbole sans fournir une bonne conscience à ceux qui s’arrangent de ce monde. Camus est de ceux qui ne veulent « faire silence sur rien ».

Son originalité et son mérite sont de n’avoir pas préféré l’authenticité de l’attitude à la vérité. C’est une prouesse à l’heure où l’héroïsme est peu exigeant pour l’esprit et se pare sans courage des dépouilles de la raison. Voilà pourquoi lorsque l’auteur de Caligula rencontre l’absurde, il ne le découvre pas dans la contradiction en général, dans le mal métaphysique ou le néant abstrait, mais dans la brutalité quotidienne d’un monde qui n’est pas fait pour les hommes. Seul est métaphysique le sens des choses ; les choses même sont dans l’histoire et devant les yeux. Camus n’aime pas les méditatifs solitaires qui conçoivent des vérités sans objet, et il dénonce plus sévèrement encore que Marx la complicité des philosophes à l’égard des bourreaux.

Aussi refuse-t-il l’espoir, laissant à de mieux inspirés que lui l’oasis d’un au-delà de l’histoire ou de la vie. Il n’imagine pas que l’absurde puisse être dépassé par des systèmes et il n’a pas de goût pour le suicide philosophique. Devant l’absurde, il ne lui reste qu’à protester, c’est-à-dire à témoigner. Mais pour qui témoigner si ce n’est pour le seul être qui exige un sens et souffre affreusement de n’en pas avoir, trouvant là, en même temps, sa seule référence et sa seule dignité ? Camus n’a pas de pensée pour Dieu. Les chrétiens penchés sur l’abîme reçoivent l’écho de leur cri. Lui mourra complètement désespéré.

Mais ce désespoir n’est pas mélancolie « car, dit-il, s’il y a un péché contre la vie, ce n’est pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie et de se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci ». Quarante ans après les Nourritures, Camus renouvelle dans Noces la leçon de Gide, sans pourtant se satisfaire d’une révolte affective contre le conformisme. Il ne croit pas que la morale soit « une dépendance de l’esthétique ». Pour l’homme qui consent à « vivre sans appel », le prix de présent prend tout le sens d’un devoir.

Camus nous enseigne la lucidité en un temps qui voue à la solitude celui qui n’accepte pas de sacrifier aux idoles. Et s’il s’agit d’un sacrifice humain, Camus dénonce le meurtre. Mais quelle prédication peut venir à bout d’une violence qui s’érige en logique et se recommande des meilleures intentions ? Le temps des statistiques et de la mort violente est également l’époque la plus féconde en mystique et en serviteurs des mystiques. Or, on ne persuade pas des bourreaux qui ont une conscience professionnelle et un sens accompli du devoir.

C’est alors toute l’organisation politique des États qui est mise en question parce qu’elle porte la responsabilité du malheur présent des hommes. Car « si la mort est abstraite, c’est que la vie l’est aussi ». Devant un monde où les enfants meurent, la révolte a seulement la valeur d’un témoignage, mais devant une société qui torture les enfants et désespère les hommes jusqu’à la folie, la révolte a quelque chance d’entrer dans l’histoire. Ainsi la dénonciation de l’absurde n’est pas seulement la source d’une morale, mais encore l’inspiration d’une politique sans espoir. Or, seule une politique sans espoir risque d’être positive et vraiment militante. Contre les politiques de l’illusion tragique qui sacrifient la partie au tout et le présent à un avenir imaginaire, il convient d’opposer une politique de l’urgence. Sisyphe doit savoir qu’il n’y a pas de lendemain et que sa destinée se joue toute entière dans le présent. Voilà comment, M. Camus, lyrisme et révolte sont les deux sources de l’éthique. Mais comme il n’y a pas un au-delà de la révolte, Camus n’avait aucune raison de concevoir une doctrine ou de confier sa pensée à un système. Sa modestie de philosophe garantit sa sagesse d’homme.


Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique

Publication inconnue, sans doute 1961, année de parution du livre de Raymond Aron.


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Aron (Raymond) – Dimensions de la conscience historique, Recherche en sciences humaines 16, Plon, 1961, 14x20, 337 pages.

L’homme écrit l’histoire pour les hommes. Raconter la vie des morts, c’est prendre résolument le parti de la vie. La mort n’est plus qu’une date, car la vie continue et l’histoire survit à l’homme particulier. Elle est le tombeau des grands hommes, mais ce tombeau est célébré par les vivants.

L’ambition première de l’historien, rappelle Aron, est de savoir et de faire savoir comment cela s’est passé. Il peut donc sembler que le récit, aussi bien que la description de l’actuel, exige une objectivité absolue. Mais recevoir tout événement sans préférence et sans choix, c’est détruire l’histoire. L’érudit qui s’intéresse à n’importe quel fait, n’est point historien. Loin de tendre à la reproduction intégrale du passé, l’histoire suppose l’oubli de tout ce qui n’est pas digne d’étude, parce qu’il ne nous concerne d’aucune manière. L’histoire est monument, c’est-à-dire mémoire et admiration. Or il n’est pas de mémoire sans choix, sans la vie injuste et passionnée du présent. Le passé raconté change donc par le changement même de l’actualité. Le fixer définitivement, comme sur une plaque photographique, signifierait que tout avenir est aboli. la vérité historique est donc relative à un système de valeurs qui puissent servir de référence. L’histoire ne peut se concevoir sans une philosophie de l’histoire et la découverte historique est impossible dans une civilisation immobile. Le passé ne livre son secret que s’il est éclairé par les lumières nouvelles du présent. Bref, l’histoire n’est une science vivante que pour une humanité qui a encore une histoire.

Comment dès lors s’étonner que les perspectives, que les historiens construisent à partir du présent, soient toujours relatives, souvent contradictoires ? Il n’existe pas d’équivalence calculable, de constante universelle qui permettrait le passage d’une perspective à l’autre, et cette diversité foncière n’est pas le signe d’un échec, mais l’expression de la vie. L’esprit de l’historien n’est pas une conscience transcendantale au sens kantien, puisque l’historien, quel que soit son souci d’objectivité, reste plongé irrémédiablement dans la réalité historique. Mais cette relativité, dans laquelle semble nous enfermer l’histoire moderne, signifie-t-elle qu’il n’y a pas, au-delà de l’événement, c’est-à-dire du changement, une vérité constante de l’homme ? Toute la culture classique n’était fondée que sur des textes philosophiques et historiques, mais limitée à la seule histoire des grecs et des latins. Or l’histoire ancienne est une suite de péripéties qui ne changent pas profondément le monde humain et illustrent, au contraire les constantes de la nature humaine. Par opposition, l’histoire moderne est dominée par l’idée que l’homme change et qu’il découvre avec le temps des parts inédites de lui-même. L’histoire cesse alors d’être une célébration et de réserver au plus ancien le meilleur de l’admiration ; elle tend à faire croire que l’homme d’hier est révolu et qu’on n’a plus rien à apprendre de lui. L’histoire ainsi comprise est-elle autre chose qu’une illusion ? Parce que les passions prennent la couleur du temps, on s’imagine qu’elles sont profondément différentes : les changements constatés sont-ils simplement des manifestations de la nature humaine, ou bien prouvent-ils que la notion de nature humaine est désormais périmée ? Le marxisme, par exemple, pour avoir expliqué l’oppression sociale non par la nature de l’homme mais par des circonstances passagères (le capitalisme industriel), en vient à masquer l’oppression perpétuée par ceux-là même qu’il inspire. Thucydide, auquel Aron a consacré une longue étude, explique tout au long la guerre du Péloponnèse par les passions des hommes. La peur, l’ambition la volonté de puissance des États, les mobiles nobles ou indignes mais puisés aux mêmes sources de l’homme font que malgré l’imprévisibilité de l’événement, l’histoire comporte une part essentielle de répétition. L’histoire n’a aucun sens, parce que l’humanité n’a pas de destination propre et de fin dernière. Ou plutôt, comme l’ont montré tous les philosophes grecs, l’homme n’a pour fin que de réaliser son essence et d’autre principe que l’ordre universel. C’est le christianisme qui, pour la première fois, donne à l’histoire un sens, mais en même temps il soutient que l’histoire vraie de l’homme ne s’accomplit pas dans le temporel. L’optimisme historique, au contraire, en affirmant la vertu civilisatrice de la science, rend à l’homme une destinée purement terrestre. Cet optimisme prend une forme dialectique, c’est-à-dire catastrophique, quand le marxisme prophétise la société sans classes et fait dépendre son avènement d’une lutte tragique, comme si les acteurs réalisaient inconsciemment les desseins d’une providence. Mais lorsque l’optimisme fait place à la déception, l’humanité se trouve privée à la fois d’une cosmologie et d’une philosophie de l’histoire. Il ne reste plus à l’homme qu’une relation personnelle, positive ou négative avec Dieu. Tel est le désarroi actuel de l’occident.

La nécessité impérieuse de rendre à l’homme de l’âge industriel une philosophie de l’histoire ne conduit nullement notre auteur à ignorer la vertu du doute philosophique. Il garde assez de scepticisme, c’est-à-dire de sagesse, pour nous prévenir contre le fanatisme froid des penseurs à la mode. Il montre, par exemple, commet Sartre juge le capitalisme sur ses fautes et le socialisme oriental sur ses intentions ; il conclut avec ironie que seuls des philosophes très subtils peuvent reconnaître un privilège unique à une entreprise dont ils ne nient pas les cruautés. Par contre il rétablit la grandeur d’Auguste Comte qui avait su discerner l’aube de l’histoire universelle. Mais, qu’il s’agisse du nationalisme, de la colonisation ou de la guerre, Aron s’efforce en philosophe de dégager les vraies causes, et c’est à la réflexion directe qu’il doit ses analyses les plus lucides. On n’est donc pas surpris qu’il ait proposé, comme conclusion de ces études déjà publiées, une méditation sur la responsabilité sociale du philosophe. Ce problème d’aujourd’hui, les penseurs grecs du Ve siècle l’ont posé avec une insurpassable clarté. Le philosophe est celui qui recherche ce qui est le meilleur pour la cité. Il se distingue donc des techniciens qui nous enseignent seulement à atteindre des fins prochaines ; il se distingue aussi des sophistes qui prenant leur parti de la relativité des valeurs, sont prêts à toutes les justifications. Ceux-ci s’appellent aujourd’hui idéologues, ils se donnent pour tâche de fournir les modes de pensée que l’on inculquera, dans un système politique donné, aux hérétiques et aux incroyants. Car il n’est plus question seulement d’obéir, mais de justifier l’obéissance à un parti ou à un gouvernement. Le philosophe peut-il se faire l’auxiliaire du pouvoir et devenir l’instrument d’une technique, alors que, par sa vocation, il doit s’efforcer de maîtriser toutes les techniques et d’en déterminer la valeur ? Il est impossible, il n’est même pas souhaitable de séparer la méditation de l’action, mais le philosophe se renie lui-même s’il consent à partager les illusions de son parti et à souscrire à l’inquisition des juges théologiens. Cette liberté, d’esprit qui préserve de succomber aux techniques ignorantes des fins et eux idéologies frénétique, c’est pour le philosophe le devoir sacré.



Karl Jaspers, La foi philosophique

Texte publié dans La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°70, octobre 1953, pages 322-323.


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Jaspers (Karl). – La foi philosophique. (Traduit de l’allemand par Jeanne Hersch et Hélène Naef). P., Pion, 1953, 18,5 x 12, 247 p.

Ce recueil de six conférences fait suite à l’« Introduction à la philosophie » dont la traduction française fut publiée en 1951 chez le même éditeur. On lira avec plaisir un texte accessible à l’honnête homme sans que la pensée en soit moins riche ou moins ferme. C’est l’occasion de dénoncer le dogmatisme verbal qui infeste presque toute la littérature philosophique en France depuis qu’elle prétend puiser aux sources allemandes. Nous trouvons la preuve dans ce livre que même un philosophe allemand peut, quand il le veut, s’exprimer dans la langue commune.

La foi philosophique se refuse d’ailleurs au jargon comme elle méprise les systèmes. On ne doit pas la confondre avec le culte de l’irrationnel ou je ne sais quelle effusion sentimentale. Elle est la conviction – celle de Descartes – que l’espoir seul peut donner un sens à ses propres démarches au moyen de la réflexion. Mais l’histoire de la philosophie est celle des tentations auxquelles succombèrent parfois les meilleurs philosophes. La tentation du système qui s’épuise en rhétorique et en disputes : or la philosophie n’est qu’une recherche qui récuse toute pensée déjà faite ; loin donc de briller dans les disputes d’école, elle en est absente et elle s’en moque. La tentation de la technique qui réduit la philosophie à une suite d’informations objectives qui appartiennent en fait aux sciences constituées, ou à des procédés partiels et discutables d’investigation tels que la méthode des tests et la psychanalyse. La tentation du moi pur qui, détourné de sa vocation poétique, prétend donner ses faiblesses et ses drames intérieurs pour les signes certains de la Réalité. S’il y a une foi philosophique, on peut la retrouver à l’œuvre chez tous les grands philosophes. Il y a une « philosophia perennis », car comme l’art avec lequel elle ne doit jamais se confondre, la philosophie n’est pas un savoir ou une technique qui progresse, mais une interrogation dont les circonstances et le langage peuvent se renouveler sans en changer le sens profond.

Mais il ne suffit pas de montrer que la philosophie est une foi, car on peut le dire aussi de l’art, de la science et de la religion. L’élan vers la vérité qui donne la vie au langage du philosophe comporte un danger particulier. S’il suffit à la science d’être cohérente et efficace, si l’artiste est satisfait lorsqu’il a trouvé les formes ou les signes qui émeuvent, la philosophie aspire à une vérité qui lui livre la réalité même. Cette passion de l’Être que tout homme nourrit de ses angoisses, le philosophe a pour but de la calmer, au moins pour soi, mais sans jamais trahir les exigences du vrai. C’est pourquoi il se méfiera des élans de son cœur, en refusant de confondre ce qu’il espère et ce qu’il sait. Il ne saurait donc reprendre à son compte les mythes des religions séculaires. Et c’est bien parce qu’ils traduisent les aspirations et les craintes des hommes, parce qu’ils expriment leur passion constante, qu’une pensée en quête du vrai – et du vrai seulement – devra s’en dégager. La vérité est en dehors des passions. On ne peut donc accorder le titre de philosophie à une pensée qui au départ suppose acquis un principe ou une connaissance. Il n’y a pas pour le philosophe de révélation initiale : la tradition biblique ne jouit en droit d’aucun privilège – pas davantage la tradition marxiste, si elle existe ! On parle souvent de la philosophie chrétienne ou de la philosophie marxiste ; or si le christianisme ou le marxisme est donné avant toute réflexion, il n’y a pas de philosophie du tout, mais une misérable mystification.

C’est cette indépendance du philosophe que Jaspers ne défend pas jusqu’au bout. Peut-être y a-t-il des affinités qu’un homme ne peut vaincre, et nous ne saurions reprocher à l’auteur des croyances qu’il a su dépouiller d’intolérance et de langage dogmatique. Cette indépendance pourtant a fait de la philosophie la plus noble entreprise des hommes.