philosophie

Définition des objectifs et des finalités de l'enseignement philosophique


Note du 8 décembre 1975, rédigée sur papier à en-tête du ministère. La note proprement dite est précédée de l’introduction que nous reproduisons, signée de Jacques Muglioni.

Ce texte est en grande partie la reprise du texte publié dans la Revue de l’enseignement philosophique, 25e année, n°1, octobre-novembre 1974, intitulé À l’occasion de l’entrée en vigueur du nouveau programme. Il est avec ce dernier l'exposé de l'idée de la philosophie et de son enseignement qui a présidé au travail de Jacques Muglioni comme professeur et comme inspecteur.


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Conformément à l’échéancier de l’application de la loi 11 juillet 1975, l’inspection générale de philosophie propose une définition des finalités et des objectifs de l’enseignement philosophique.

Dans un passé récent, nous avons eu maintes fois l’occasion de présenter des notes, rapports et exposés qui ont contribué à faire connaître les réflexions de notre groupe sur les finalités et les objectifs de la discipline dont il a la responsabilité. Ce sont ces réflexions que le texte ci-joint rassemble pour l’essentiel.


Définition des finalités et des objectifs 

de l’enseignement philosophique


La définition de la philosophie et de sa finalité ne constitue pas un préalable de l’enseignement philosophique.

Le philosophe tient pour paradoxal qu’on l’interroge sur la finalité de son étude, c’est-à-dire qu’on lui pose comme une question qui appelle réponse une question qu’il ne cesse lui-même de se poser dans son enseignement. Il retournera donc la question à ceux qui la lui adressent : quel est le type d’enseignement qui s’interroge sur le sens de son activité sinon l’enseignement philosophique ? Et si l’on convie les autres disciplines à réfléchir sur ce qu’elles sont pour justifier ce qu’elles font, n’est-ce pas au nom d’une exigence qu’on pourrait qualifier de philosophique dans son intention sinon dans ses moyens. Dès lors ne faudrait-il pas dire que toute activité suppose finalement cette conscience philosophique, laquelle à son tour ne suppose qu’elle-même ? Mais on peut dire les choses autrement. La question du sens de la philosophie constitue la philosophie même bien plus que la réponse à cette question ne la définit. La question de la finalité de la philosophie ne se confond donc, pas avec la question de la finalité de l’enseignement philosophique.

Savoir s’il existe une fin de la philosophie, si la philosophie peut s’enseigner etc. est un problème spéculatif qui intéresse au même titre que d’autres le philosophe et peut faire ainsi l’objet d’enseignement. Mais l’enseignement lui-même n’est pas un problème spéculatif ; il est une pratique qui implique une responsabilité. Et pour se mettre d’accord sur le contenu et la méthode de leur enseignement, les professeurs de philosophie n’ont nul besoin d’une définition de la philosophie. Les mathématiques qui se donnent pour le modèle de la rigueur se préoccupent aussi peu qu’on voudra de se définir elles-mêmes. La définition de la philosophie n’est donc pas un préalable de l’enseignement philosophique, c’est éventuellement une question de son programme ; une question, parce que précisément les philosophes peuvent avoir des conceptions différentes de la philosophie et que c’est aussi l’un des traits distinctifs de la philosophie que de pousser la rigueur jusqu’à s’interroger sur elle-même. Mais les professeurs de philosophie ne peuvent pas ne pas être d’accord sur ce qu’est et sur ce que vise l’enseignement philosophique qui intègre justement leurs divergences éventuelles sur la définition de la philosophie. Osons dire que le doute, méthode philosophique par excellence, ne vaut rien en pédagogie qui n’est pas d’ordre spéculatif, mais directement pratique. On s’interroge sur des questions or l’enseignement n’est pas une question, mais une fonction que nul n’est obligé de remplir.

L’enseignement philosophique vis des objectifs spécifiques

Les traits distinctifs de l’enseignement philosophique sont les suivants :

L’enseignement philosophique engage une réflexion et une interrogation radicales sur les fondements du savoir et sur les fins de l’activité humaine.

Sur le plan théorique la philosophie se distingue des sciences en ce que ses préoccupations ne sont pas situées dans une seule discipline, mais qu’elles en recouvrent plusieurs selon un mode spécifique d’interdisciplinarité ainsi les concepts philosophiques d’expérience, de preuve, de vérité etc. intéressent plusieurs disciplines et surtout en ce qu’elle entreprend une critique de la connaissance qui n’entre dans le projet d’aucune science constituée.

Sur le plan pratique, la philosophie se distingue de l’engagement politique ou moral, et de même de l’instruction civique ou de la morale, en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les principes ou les valeurs dont se réclament les actions humaines, et surtout d’établir qu’ils constituent un problème et requièrent une justification.

L’enseignement philosophique, sans être la seule discipline à contribuer à la formation du jugement, remplit dans cette formation une fonction essentielle.

On pense avoir tout dit en disant que l’enseignement philosophique vise la formation d’un jugement autonome, d’un esprit libre non seulement à l’égare des préjugés de toutes sortes, mais qui se sent libre, c’est-à-dire capable par lui-même d’apprécier vers quoi et comment orienter sa réflexion et de répondre à lui-même du sérieux et de la sincérité de cette réflexion. À la formation de ce jugement aussi éloigné du scepticisme paresseux que de la crédulité facile la-philosophie peut contribuer en donnant à l’adolescent la maîtrise d’instruments de pensée qui aide à l’ouverture de l’esprit, détache de problèmes affectifs ou d’expériences saisies affectivement, le garde des réponses hâtives ou prévenues, de l’indifférence et du dogmatisme, le rende attentif à la réflexion d’autrui et, par une vue plus équitable des champs de l’activité humaine, lui permette enfin une adaptation aux circonstances mouvantes de sorte qu’il ne soit pas coupé de son temps, sans tomber dans un dogmatisme sommaire. Au risque de simplifier et sans confondre l’enseignement philosophique avec la diffusion d’une idéologie, c’est vouloir faire du sujet un citoyen et, sans confondre la maturité avec l’âge, de l’adolescent un adulte.

Assurément ces objectifs ne sont pas spécifiques et d’autres disciplines peuvent les énoncer. Aussi l’enseignement philosophique ne croit-il-pouvoir s’approprier cet idéal commun que parce qu’il prétend y’apporter un complément essentiel celui d’une réflexion qui appelle et fonde cette autonomie et marque un style propre de l’exercice de la pensée.

Des questions d’intérêt philosophique se posent en dehors de la philosophie, mais elles ne deviennent philosophiques que par la méthode qui les traite

Il n’y a certes pas d’art, de science, de technique ou de politique qui ne soulève des interrogations et qui ne véhicule bien souvent en guise de réponses des conceptions philosophiques vulgarisées ou dégradées en idéologies. De manière générale, le goût de la spéculation, quand il s’exprime dans une curiosité ouverte à toutes les apparences, avide de réponses et prompte à recevoir de n’importe quoi ses lumières sur tout, accrédite l’idée que la philosophie étant chose spontanée exclut un enseignement alors qu’il en manifeste l’urgence. Mais pas plus qu’on ne saurait prétendre que la philosophie absorbe toutes les activités de l’homme, on ne devrait appeler philosophie une réflexion sans règle où la notion de rigueur intellectuelle se perd. Si des questions d’intérêt philosophique se posent ailleurs et en dehors de la philosophie, elles ne deviennent philosophiques que par la méthode qui les traite, son rôle étant d’analyse, de distinction, d’évaluation.

La méthode philosophique consiste à maîtriser les pouvoirs de la réflexion.

La formation et la connaissance philosophique sont une capacité propre. Elles rendent aptes à reconnaître les concepts majeurs que telle recherche non philosophique implique ou exploite, à discerner par là-même les vraies questions, à s’interroger à propos sur ces questions parfois obscurcies par les prestiges d’une technicité insolite. Beaucoup de platitudes, voire d’erreurs portant sur des sujets débattus dans l’actualité – on sait que ce risque n’épargne pas les spécialistes –sont imputables à une culture et à une réflexion insuffisamment averties. Pour ne citer qu’un seul exemple, les bruyantes et injustes controverses qui ont entouré le vote d’une récente loi auraient eu plus d’intérêt si l’on avait d’abord respecté certaines distinctions conceptuelles entre la morale, les mœurs, la législation, le droit, ou encore si l’on s’était interrogé sur la difficulté de dégager une définition univoque de la vie. On voit que l’enseignement philosophique n’est pas hors du temps, qu’il a son utilité, propre, qu’il signale l’imprudence, d’aborder une question, si brûlante soit-elle, sans disposer d’une solide assise conceptuelle.

La méthode philosophique traduit une triple exigence.

Des problèmes d’intérêt philosophique peuvent donc se poser en dehors de la philosophie, mais s’ils sont posés ailleurs et sont philosophiques dans leur intention, ils ne sont pas traités philosophiquement. Ils ne le deviennent que par la méthode. Cette méthode traduit une triple exigence élucidation radicale, universalité, unité. Élucidation, c’est-à-dire interrogation.

Première exigence : élucidation radicale.

analyse, distinction, mise en, place, évaluation radicale parce que fondamentale et sans restriction. Élucidation de l’expérience car l’expérience vécue ne dit ni son pourquoi ni son comment. Élucidation des concepts formés au contact de l’expérience, car il n’y a pas d’objets bruts qu’on transformerait en objets philosophiques, mais des objets élaborés à des niveaux-différents.

Deuxième exigence : universalité. 

D’où ressort la seconde exigence inséparable de la première :exigence d’universalité. La nature propre de la réflexion philosophique la conduit à préciser des principes d’intelligibilité qui, en dégageant la signification universelle de toute expérience permettent une appréciation qui soit autre que la simple préférence individuelle ou l’idéologie collective. Une conceptualisation qui associe l’analyse des notions et des problèmes à l’étude des textes et des œuvres éloigne autant de la confusion empirique que de l’abstraction scolaire.

Troisième exigence : unité

Exigence d’unité enfin : reliant des disciplines différentes, l’enseignement philosophique est la recherche d’un point de vue à partir duquel des connaissances particulières puissent être évaluées. Quand on parle de domaines ou de thèmes qui auraient pour fonction de coordonner des approches différentes, le rôle de la philosophie en ce cas ne devrait-il pas se situer au point où l’on peut comparer des méthodes et des résultats ? Unité ne signifie donc pas réduction mais pluralisme cohérent, et pour le moins coordination acceptée de manière raisonnée.

La philosophie, loin d’être fermée sur soi, se nourrit de ce qui n’est pas elle.

On ne saurait donc confondre l’exigence philosophique avec une sorte d’intégrisme qui ferait de l’univers philosophique un monde clos et lui assignerait des frontières définitives. Rien ne serait plus ruineux pour l’avenir de la philosophie que la constitution d’un véritable ghetto puriste où la philosophie n’aurait de contact qu’avec elle-même. La philosophie se nourrit de ce qui n’est pas elle ; cette formule de M. Canguilhem, nous la reprenons à notre compte. Il ne s’agit pas d’annexion d’autrui, ni d’abdication devant autrui, mais d’échanges et de dialogues qui permettraient de donner un contenu réel à la notion souvent vague et indéterminée d’interdisciplinarité, de favoriser l’invention pédagogique tout en maintenant dans sa rigueur, encore une fois critique et théorique, la spécificité de la réflexion philosophique.

La philosophie joue dans l’interdisciplinarité un rôle majeur en raison de sa fonction médiatrice.

Sa spécificité exclut de concevoir la philosophie comme la suivante, voire la servante des autres disciplines. Elle n’est pas faite pour orner les loisirs des spécialistes et des savants dans les conversations d’après-dîner. Elle ne vit pas de brèves rencontres ou de courtes liaisons avec les autres disciplines en quête de bonne conscience philosophique. Cette spécificité ne l’enferme pas davantage dans une solidarité close qui ne répondrait ni aux besoins de l’enseignement supérieur ni à l’actualité de la recherche philosophique. On sait que la pensée philosophique n’a cessé d’engendrer et qu’elle continue d’inspirer de façon souvent décisive des disciplines très différentes, sans que cependant elle entretienne avec telle ou telle des liens exclusifs. Non seulement la psychologie et la sociologie, mais encore l’épistémologie, l’esthétique, voire la théologie, intéressent fondamental6ment une réflexion philosophique dont la capacité de renouvellement atteste une solidarité ouverte avec l’ensemble du savoir. Élucider, par exemple, la signification des modèles linguistiques qui ont récemment bouleversé des disciplines aussi différentes que l’ethnologie et la biologie n’entre dans le projet d’aucune d’entre elles : c’est une question philosophique. Dans l’univers en expansion et en apparence si divergent des recherches contemporaines, la philosophie continue de remplir, de façon irremplaçable, sa fonction médiatrice.

Le besoin d’une formation philosophique est rendu plus impérieux encore par la spécialisation scientifique et technologique.

L’apprentissage de la réflexion philosophique ne se présente donc pas comme un complément s’ajoutant de l’extérieur à la formation scientifique : il en constitue la reprise et, d’une certaine manière, l’approfondissement ; il la valorise parce qu’il tend à assurer son équilibre et son unité. Donc plus on s’engage dans la voie obligée d’un enseignement scientifique et technologique, plus il importe de solliciter chez les élèves les ressources de la réflexion et de la culture. Parce que jamais le monde n’a posé de façon aussi pressante des problèmes qui relèvent de la philosophie, l’interrogation philosophique correspond aujourd’hui, pour un nombre croissant d’hommes, à une attente et à une exigence majeure. Le monde présent appelle une prise de conscience qui, sans la médiation de la philosophie, resterait plus vulnérable à tous les dogmatismes. Aussi son enseignement prépare-t-il les élèves à mieux comprendre et assumer, dans les études comme dans la vie, la responsabilité de leurs choix.

L’apprentissage de la réflexion critique répond plus que jamais à une exigence majeure.

D’ailleurs personne n’oserait avouer qu’il renonce à philosopher. Il serait commode de renoncer à l’étude de la philosophie sans renoncer à la philosophie elle-même. C’est déjà l’illusion des hommes d’État, des poètes et des artisans dont Socrate finit par découvrir qu’il est plus savant qu’eux tous parce que sa sagesse l’exempte de croire qu’il sait quand il ne sait pas. La méthode philosophique n’est pas spontanée et doit s’apprendre. C’est précisément parce que l’exigence philosophique de totalisation et d’unification est à l’œuvre en tout homme qu’il convient de l’éclairer et de l’éduquer : la passion de la totalité mène au totalitarisme, la passion de l’unité à la simplification et au fanatisme. Il n’y a donc pas à délibérer sur la question de savoir s’il faut donner à tous une formation appropriée et qui soit à la mesure d’ambitions irrépressibles.

L’apprentissage dé la réflexion critique consiste développer la conscience que la raison prend d’elle-même.

En quoi la contribution essentielle de la philosophie à la formation du jugement consiste-t-elle ? Kant nous avertit, que le jugement ne peut, au sens ordinaire du terme, s’apprendre et que l’enseignement ne se donne que par la communication des règles : « dans tout ce qui doit cultiver l’entendement, les règles doivent être présentes ».Toute formation intellectuelle vise donc à pourvoir la pensée de règles qui, sans déterminer ses jugements, fortifient sa capacité de juger. Quant à la formation philosophique, elle se propose de cultiver le pouvoir de découvrir soi-même les règles, de développer ainsi la conscience que la raison prend d’elle-même et de ses pouvoirs, d’exercer la pensée à s’interroger sur son fondement et sur sa valeur. Elle se garde donc d’encourager le mouvement naturel qui porte l’esprit à débattre ou à conclure sans préparation et à s’enfermer dans une opinion. Ayant ainsi un projet, une démarche et des moyens propres, notamment un langage-dont la technicité, puisée aux sources de son histoire, est exigée pour la précision de l’analyse conceptuelle, l’enseignement philosophique n’est ni-plus ni moins ésotérique que les mathématiques ou toute autre discipline qu’on ne peut savoir sans l’avoir apprise. Il ne suffit pas d’avoir des oreilles pour être musicien, des yeux pour être astronome, un entendement pour être philosophe. Non point – encore une fois – que la philosophie soit absente dés pensées qui se forment et des projets qui se trament partout dans le monde hors de la philosophie. Non point qu’il s’agisse d’initier l’élève parla brusque révélation d’un secret, comme dans les mystères antiques. Mais le terme d’initiation peut être gardé parce qu’il exprime fortement l’idée d’un commencement qui change les dispositions de l’esprit et l’introduit à une vie nouvelle.

De, ces remarques découlent les conclusions suivantes :

L’enseignement philosophique est autonome et distinct.

1. Ouvert par nature à l’interdisciplinarité, l’enseignement philosophique et entièrement autonome. En particulier il est distinct des lettres et des sciences humaine avec lesquelles il entretient des rapports positifs, mais qui excluent tout amalgame.

L’enseignement philosophique supposant une culture préalable doit se situer au terme des études secondaires.

2. Cet enseignement a d’autant plus de portée qu’il est dispensé à des élèves disposant déjà en d’autres matières de connaissances suffisantes pour être maîtrisées et susciter une réflexion authentique. C’est pourquoi dans l’économie actuelle des études l’enseignement obligatoire de philosophie doit se situer en classe terminale.

L’enseignement philosophique doit se présenter, au niveau d’une première initiation, sous une forme globale exigeant un horaire hebdomadaire substantiel.

3. L’enseignement philosophique visant, non pas uniquement à transmettre un savoir, mais également à élucider des connaissances et des expériences déjà données ailleurs à une compréhension préphilosophique, le progrès de la réflexion n’est ni linéaire ni cumulatif ; il consiste dans une initiation lente et régulière, mais globale et supposant un horaire hebdomadaire substantiel comme assise pédagogique d’une réflexion qui implique indissolublement, au niveau d’une première initiation, intensité et continuité.

L’enseignement philosophique s’adresse à tous les élèves, quelles que soient leurs orientations professionnelles ou universitaires.

4. L’enseignement philosophique ne s’adresse qu’exceptionnellement à de futurs spécialistes de philosophie. Apprentissage d’un exercice méthodique et critique de la réflexion qui vise l’éducation du jugement : négativement par la critique des idées reçues, positivement par l’appropriation d’instruments de pensée qui rende l’élève véritablement maître de ses démarches et de ses adhésions, cet enseignement s’adresse à tous. Sans enseignement philosophique l’élève ne serait pas tant privé d’un savoir que d’une relation au savoir qui n’est pas possession mais usage et culture. C’est pourquoi en particulier un tel enseignement doit donner aux élèves d’orientation technologique les moyens d’une réflexion sur les problèmes de sens et de fondement.

L’enseignement philosophique implique, dans sa pratique pédagogique, la liberté réciproque du maître et de l’élève.

5. Interrogatif par essence, l’enseignement philosophique implique un pluralisme de principe. La philosophie, en effet, vise à porter la réflexion jusqu’aux limites de la lucidité dont l’esprit humain est capable, c’est-à-dire à lui permettre d’atteindre le plus haut degré de liberté. La réflexion philosophique se reconnaît à ce qu’elle ne se repose jamais sur un savoir déjà constitué et ne laisse aucun concept, aucune thèse, aucune doctrine à l’abri de l’examen critique. Cette liberté d’examen est l’âme même de l’enseignement philosophique. Elle exclut toute limite assignée d’avance-au mouvement de l’analyse et ignore les préjugés qui maintiendraient certains sujets, pour-quelque raison que ce soit, hors du champ de la réflexion. Cette liberté est absolue en son genre en ce sens que la pensée philosophique n’admet l’hypothèque d’aucun dogme et ne reconnaît aucune autorité, qu’il s’agisse de la science, de l’État ou de toute autre instance dont la compétence ou les prérogatives relèvent d’un ordre qui n’est pas le sien. Telle est donc la liberté du professeur, liberté de style, mais aussi quant à l’itinéraire intellectuel qu’il entend suivre, de choix quant à l’orientation de ses analyses ou aux conclusions qu’il croit-pouvoir tirer. Telle est, corrélativement, la liberté de l’élève, sans doute dans l’expression de sa pensée, mais plus profondément dans le processus de formation de cette pensée même, ce qui exclut l’exposé unilatéral d’une doctrine toute faite ou l’affirmation de certitudes univoques qui dispenseraient une fois pour toutes du libre examen. Il s’agit bien d’une liberté positive, capable d’entreprendre une œuvre constructive et de la conduire jusqu’à son terme, et surtout assez vigilante pour maintenir toujours-actif le caractère fondamental de recherche, d’interrogation, d’incessante mise en question des conclusions mêmes qui est la marque à la fois de la philosophie et de son enseignement. Le corollaire ou plutôt le signe de cette liberté est donc le refus du dogmatisme et, plus encore, de ce souci d’influence qui, à travers les pensées ou plutôt les paroles, viserait à gouverner les volontés et à régir les actions. Liberté et réciprocité sont donc bien des principes qui justifient l’enseignement philosophique comme tel c’est-à-dire comme institution.

L’enseignement philosophique, en raison de son principe d’ordre, contribue à maîtriser la crise actuelle des savoirs et de la culture.

6. L’enseignement philosophique se situe au point où des connaissances particulières et juxtaposées peuvent être comparées, confrontées et évaluées. Il exerce une fonction ordre d’autant plus indispensable que la mobilité des savoirs et des techniques imprime à l’enseignement, dans tous les domaines, un cours désordonné et imprévisible. Il n’y a pas de crise propre à l’enseignement philosophique. Mais s’il est vrai qu’il y a une crise générale des savoirs et de la culture, la pensée philosophique est nécessairement conduite à s’interroger sur une crise qui n’est pas née de la philosophie même, mais qu’elle a vocation d’élever à la réflexion.

L’enseignement philosophique s’identifie an projet éducatif lui-même.

7. L’enseignement philosophique intervenant au terme des études secondaires, au moment des choix professionnels et à la veille des spécialisations universitaires, ne tend pas seulement à introduire de l’ordre et de la clarté dans les connaissances préalablement acquises ; loin de se juxtaposer à elles, il invite l’élève à les mettre en perspective et ainsi il s’identifie au projet éducatif lui-même.


À l'occasion de l'entrée en vigueur du nouveau programme

Ce texte ainsi que Définition des finalités et des objectifs de l'enseignement philosophique qui le reprend en partie, sont l'exposé de l'idée de la philosophie et de son enseignement qui a présidé au travail de Jacques Muglioni comme professeur et comme inspecteur.

Texte publié dans : 

  • Revue de l’enseignement philosophique, 25e année, n°1, octobre-novembre 1974, pages 44 sq.

  • L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993, L’enseignement philosophique, pages 92-99 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993



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Exposé de M. l’Inspecteur général Muglioni radiodiffusé le 3 octobre 1974 au cours de la première de la série d’émissions destinées aux professeurs de philosophie et inscrites au programme de l’O.F.R.A.T.E.M.E. pour l’année scolaire 1974-1975. 


Les professeurs de philosophie expérimentent depuis quelques jours, dans toutes les classes terminales des lycées, un programme entièrement rénové. L’an dernier, presque jour pour jour, j’ai présenté les grandes lignes de ce qui n’était encore qu’un projet. Le texte du programme devait paraître au Bulletin Officiel moins d’un mois plus tard et, depuis lors, nous n’avons cessé de multiplier réunions et stages, au cours desquels nous avons pu amplement débattre ensemble des questions soulevées par cette rénovation. Nous aurons donc eu, les uns et les autres, tous les délais de réflexion souhaitable, d’abord pour dégager les principes directeurs du programme en projet, ensuite pour en étudier le texte et en prévoir la mise en œuvre. Pourtant cette réflexion doit se poursuivre : lors des entretiens que nous aurons dans les prochains mois et à l’occasion de rencontres collectives, nous examinerons les questions ou les difficultés que l’entrée en vigueur du nouveau programme peut susciter dans la pratique quotidienne de l’enseignement. C’est donc dans l’intention de préparer ces échanges de vues que je consacrerai cet exposé à ce qui, en ces premiers jours de l’année scolaire, a valeur d’inauguration.

Et, puisque l’inspection générale de philosophie, selon un usage désormais établi, s’adresse, en ce début d’année, à tous les professeurs de philosophie, qu’il me soit permis de dire l’attention que paraît, à nos jeux, mériter la mise en place du nouveau programme. En effet, il ne s’agit plus seulement, cette fois, d’allégement, encore moins d’amputation, mais d’une refonte complète visant à rénover en profondeur et à stimuler l’enseignement philosophique, à lui permettre ainsi de faire la preuve éclatante de sa vitalité, de sa capacité de progrès, de son actualité. Ce faisant, l’enseignement philosophique entend certes qu’il a besoin de dispositions propres à lui garantir, au terme des études secondaires, non seulement une existence de principe (cette institution, notent les Instructions de 1925, n’est plus discutée aujourd’hui et n’a jamais été battue en brèche que par les gouvernements hostiles à toute conception libérale), mais encore des conditions d’existence sans lesquelles il ne pourrait pas remplir de façon efficace sa fonction formatrice. Mais cette fonction, il lui appartient – il nous appartient à tous – de la définir, de reconnaître les exigences fondamentales auxquelles elle répond, de dégager les règles sûres de son exercice.

La philosophie vise à porter la réflexion jusqu’aux limites de la lucidité dont l’esprit humain est capable, c’est-à-dire à lui permettre d’atteindre le plus haut degré de liberté. La réflexion philosophique se reconnaît à ce qu’elle ne se repose jamais sur un savoir déjà constitué et ne laisse aucun concept, aucune thèse, aucune doctrine à l’abri de l’examen critique. Cette liberté d’examen est l’âme même de l’enseignement philosophique. Elle exclut toute limite assignée d’avance au mouvement de l’analyse et ignore les préjugés qui maintiendraient certains sujets, pour quelque raison que ce soit, hors du champ de la réflexion. Cette liberté est absolue en ce sens que la pensée philosophique n’admet l’hypothèque d’aucun dogme et ne reconnaît aucune autorité, qu’il s’agisse de la science, de l’État ou de toute autre instance dont la compétence ou les prérogatives relèvent d’un ordre qui n’est pas le sien. Telle est donc la liberté du professeur, liberté de style, mais aussi d’initiative quant à l’itinéraire intellectuel qu’il entend suivre, de choix quant à l’orientation de ses analyses ou aux conclusions qu’il croit pouvoir tirer. Telle est, corrélativement, la liberté de l’élève, sans doute dans l’expression de sa pensée, mais plus profondément dans le processus de formation de cette pensée même, ce qui exclut l’exposé unilatéral d’une doctrine toute faite ou l’affirmation de certitudes univoques qui dispenseraient une bonne fois du libre examen. Il s’agit bien d’une liberté positive, capable d’entreprendre une œuvre constructive et de la conduire jusqu’à son terme, et surtout assez vigilante pour maintenir toujours actif le caractère fondamental de recherche, d’interrogation, d’incessante mise en question des conclusions mêmes qui est la marque à la fois de la philosophie et de son enseignement. Le corollaire ou plutôt le signe de cette liberté est donc le refus du dogmatisme et, plus encore, de ce souci d’influence qui, à travers les pensées ou plutôt les paroles, viserait à gouverner les volontés et à régir les actions. Liberté et réciprocité sont donc bien des principes qui justifient l’enseignement philosophique comme tel, c’est-à-dire comme institution.

Mais s’il est libre de façon aussi fondamentale, comment l’enseignement philosophique peut-il admettre, voire requérir un programme ? L’obligation d’étudier un certain nombre de notions déterminées et d’œuvres philosophiques choisies dans une liste limitative d’auteurs n’est-elle pas exactement contraire à la liberté reconnue à la réflexion ? La question ne se pose guère aux enseignements scientifiques, par exemple, trop évidemment soumis aux exigences d’une progression régulière dans l’acquisition des connaissances et la pratique des exercices, sans compter la sanction des applications qu’ils sont censés un jour ou l’autre rendre possibles. Il en résulte que les enseignements scientifiques et technologiques, dont la pédagogie n’est pas non plus sans poser des problèmes, sont finalement à l’abri d’extravagances persistantes qui les discréditeraient à coup sûr dans l’opinion. C’est que tout enseignement doit ainsi faire la preuve qu’il est communicable et qu’il peut, par suite, être utile au public. Il ne saurait donc exister, dans l’ordre commun de l’institution, un droit d’enseigner selon sa fantaisie. Ni la spécialisation des compétences, ni les préférences doctrinales, a fortiori l’humeur, ne donnent le droit incontrôlable de subordonner l’enseignement à des convenances personnelles. Un professeur n’est pas non plus chargé (et par qui le serait-il ?) de transmettre un message, de délivrer un témoignage, si authentique soit-il ou si essentiel à ses yeux.

La tentation charismatique est une des plus graves perversions de l’enseignement, car qui se croit une mission trahit sa fonction. Or celle- ci relève d’une déontologie dont l’un des principes est qu’il doit être possible de savoir d’avance ce qui sera enseigné sous couvert soit des mathématiques, soit de l’histoire, soit de la philosophie. Le programme doit donc être, pour ainsi dire, affiché à la porte de la classe et être le même pour tous, comme une charte qui garantit la liberté même.

Nous n’ignorons pas que le nouveau programme, qui a été généralement bien accueilli, a fait plus rarement l’objet de réserves d’ailleurs contradictoires. Les uns le trouvent trop contraignant, d’autres s’inquiètent de ses lacunes ou de ses ambiguïtés. Autoritarisme ou laxisme ? Il faudrait s’entendre. Qui songerait à dicter une philosophie, à supposer qu’il existât une philosophie qu’on pût apprendre, ou encore à prévoir le détail des questions, l’ensemble de leurs implications, l’ordre irréversible de leur étude ? Tout cela relève de l’initiative du professeur, de sa culture et de son style. Un enseignement se construit, une classe se conduit. Inversement, peut-on concevoir un enseignement sans contenu ou dont le contenu serait à la discrétion de chacun, comme s’il n’avait pas besoin d’être reconnu par autrui et de subir ainsi l’épreuve de sa validité ? Une classe n’est pas une chapelle réservée à des rites ésotériques, mais le lieu où se transmet un savoir, s’édifie une culture, se donne une formation. Aucun enseignement ne pourrait durer dans l’arbitraire. C’est pourquoi il est essentiel que les professeurs de philosophie approfondissent en plein accord certains exigences fondamentales et définissent un terrain commun comme assise nécessaire d’une formation. Ces conditions ne sont pas exigibles – tant s’en faut – du seul enseignement philosophique, mais elles s’imposent à lui avec d’autant plus de force que la pensée philosophique elle-même implique des options et des divergences qui, dogmatiquement suivies, contrediraient les fins de l’enseignement.

L’enseignement philosophique a donc pour condition l’ensemble des exigences philosophiques et pédagogiques capables d’accueillir toutes les différences de style et toutes les divergences doctrinales, parce que d’abord elle les fonde.

Quelque discipline qu’il enseigne, un professeur qui accueille ses élèves doit pouvoir compter sur l’acquis de leur formation, un examinateur doit savoir quelles questions il peut poser et quels critères suivent ses jugements. Un nombre croissant de professeurs nous demandent de rédiger des instructions et de donner des directives. Mais des instructions, par exemple, qui renouvelleraient celles de 1925 – et nous pensons qu’en effet elles seraient utiles – supposent elles-mêmes un consensus attestant que l’enseignement philosophique répond effectivement à une exigence d’ordre institutionnel. Et, loin d’être propre à la philosophie, cette difficulté affecte aujourd’hui, à des degrés divers tous les enseignements. Il ne s’agit donc pas de savoir si la philosophie peut ou non s’enseigner, s’il existe une fin de la philosophie etc., autant de problèmes spéculatifs qui certes intéressent, au même titre que d’autres, le philosophe et peuvent faire ainsi l’objet d’un enseignement. Mais l’enseignement lui-même n’est pas un problème spéculatif ; il est une pratique qui implique une responsabilité. Et pour se mettre d’accord sur le contenu ou la méthode de leur enseignement, les professeurs de philosophie n’ont nul besoin d’une définition de la philosophie. Les mathématiques, dont le prestige est parfois si encombrant, se préoccupent aussi peu qu’on voudra de se définir elles-mêmes. La définition de la philosophie n’est donc pas un préalable de l’enseignement philosophique, c’est éventuellement une question du programme ; une question, parce que précisément nous avons des conceptions différentes de la philosophie et que c’est aussi l’un des traits distinctifs de la philosophie que de pousser la rigueur jusqu’à s’interroger sur elle-même. Mais nous n’avons pas le droit de ne pas être d’accord sur ce qu’est et sur ce que poursuit l’enseignement philosophique qui intègre justement nos divergences sur la définition de la philosophie. Osons dire que le doute, méthode philosophique par excellence, ne vaut rien en pédagogie, qui n’est pas d’ordre spéculatif, mais directement pratique. On s’interroge sur des questions ; or l’enseignement n’est pas une question, mais une fonction. Et nul n’est obligé de la remplir.

On voit donc que le programme, charte d’un enseignement dont la liberté hors de toute règle cesserait d’être garantie, n’est pas chose futile. En d’autres temps, il fallait inciter certains professeurs à ne pas suivre trop docilement la lettre du programme, c’est-à-dire à faire preuve d’initiative et d’originalité. Aujourd’hui au contraire, on est parfois tenté de rappeler que le programme énonce une diversité de notions entre lesquelles il est exclu de choisir, ou que, si le programme invite à choisir – parmi des auteurs, par exemple – c’est selon des règles qu’il serait ruineux et pour les élèves et pour la communauté enseignante de ne pas suivre. D’ailleurs, le programme lui-même – et c’est peut-être le signe principal de sa nouveauté – comporte en toutes ses déterminations un principe de choix : choix de l’ordre et du groupement des notions par thèmes fondamentaux, choix des questions d’approfondissement et de leur délimitation, choix non seulement des auteurs selon certaines règles destinées à éviter des excès trop évidents, mais des œuvres elles-mêmes dont aucune liste n’est imposée. Allégement, simplification et assouplissement devraient avoir pour effet de rendre à la notion de programme sa valeur et son actualité, puisqu’ils tendent à institutionnaliser et à garantir la liberté.

Mais si le programme propose – assez généreusement, semble-t-il – des choix souples et variés, il ne laisse pas le choix d’enseigner autre chose que la philosophie. Car le nouveau programme de l’enseignement philosophique est, plus résolument que jamais, un programme de philosophie. Il invite à une interrogation radicale sur les fondements et les limites du savoir et sur les fins de l’activité humaine. Sur le plan théorique, la philosophie se distingue des sciences en ce que ses préoccupations ne sont pas situées dans une seule discipline, mais qu’elles en recouvrent plusieurs ; et surtout en ce que sa recherche ne vise pas à répéter l’argument de validité dont se prévaut le discours scientifique, mais entreprend une critique de la connaissance qui n’entre dans le projet d’aucune science constituée. Sur le plan pratique, la philosophie se distingue de l’engagement politique ou moral en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les principes ou les valeurs dont se réclament les actions humaines, plus encore de montrer qu’ils font problème et requièrent une justification. En conséquence, toute leçon de philosophie comporte la position d’un problème, l’élucidation des concepts qu’il implique, la recherche, constamment interrogative, d’une solution. Un exposé sans problématique ou dépourvu d’analyse conceptuelle serait absolument étranger à l’enseignement philosophique et contredirait l’idée même de philosophie.

Il est donc souhaitable que le titre de la leçon soit constitué par une notion, une question ou un énoncé explicitement philosophiques. Cette exigence doit être d’autant plus active que le sujet porte sur des concepts ou des contenus qui ne sont pas en eux-mêmes philosophiques, comme c’est le cas notamment en épistémologie. Les élèves, même et surtout ceux des classes scientifiques, manifesteraient peu d’intérêt pour une spéculation sur les sciences qui leur apparaîtrait comme le double emploi inutile et incertain de ce qu’ils pratiquent ailleurs avec une efficacité incontestée. Comment éviter l’écueil ? Le nouveau programme montre clairement qu’il ne peut être question d’une présentation encyclopédique ou d’une simple description méthodologique des sciences enseignées. Sa formulation est, sur ce point, explicite. « Théorie et expérience », par exemple, c’est l’indication d’un problème qui ne peut se traiter au moyen d’informations plus ou moins abrégées ou inexactes. C’est une question dont la signification et l’enjeu philosophiques doivent, dès le départ, apparaître en pleine lumière. Et ce serait proprement impossible sans référence aux grands modèles de pensée qui ont institué cette question. D’où le rôle des textes majeurs, c’est-à-dire de ceux qui comptent parce qu’ils sont des événements dans l’histoire de la pensée. D’où également la liaison nécessaire de questions en apparences particulières avec un thème essentiel comme « la connaissance et la raison », ou avec la notion de vérité qui invite la réflexion à une recherche plus étendue. En suivant fermement cette voie, on ne risque plus de démarquer médiocrement l’enseignement scientifique. Faut-il encore rappeler les ressources de l’histoire des sciences, qui est une conquête philosophique, et la prudence de recourir toujours aux exemples les plus simples sur lesquels – l’histoire de la philosophie en porte témoignage – se sont toujours jouées les questions décisives ? Pour peu qu’ils fassent confiance à leur culture propre, les professeurs de philosophie n’ont pas à craindre d’être inférieurs à leur tâche. C’est à cette culture, en effet, qu’ils doivent d’être en mesure de poser les vrais problèmes. Et il n’est pas de déception en pédagogie pour qui garde le souci de l’essentiel.

Cette constante référence à une culture renouvelée par la fréquentation assidue des grands auteurs permet seule de poser en termes philosophiques les questions qui hantent l’actualité. L’indispensable information, en effet, ne prend sens qu’à la condition d’être appelée par une problématique, sans quoi l’exposé uniforme de la linguistique ou de la psychanalyse, par exemple, n’a plus aucun rapport avec un projet de réflexion. L’implacable sérieux du conformisme tend à soustraire à l’examen critique ce qui en soi fait question et vide ainsi de leur intérêt les sujets les plus passionnants. À qui fera-t-on croire que des élèves puissent se passionner, des semaines ou des mois durant, pour les répétitives tribulations de la libido, sans que jamais soit interrogée une notion, sans que jamais surgisse une question ? Que la notion freudienne d’inconscient entre en conflit avec la conception cartésienne de la conscience, que la psychanalyse confirme ou réfute les analyses platonicienne ou hégélienne du désir, ce sont des questions qui supposent une culture philosophique, faute de quoi la curiosité se perd dans l’anecdote ou s’épuise dans un dogmatisme sommaire. C’est bien ce que nous voulons dire quand nous rappelons que toute leçon, quels qu’en soient le sujet ou l’occasion est une leçon de philosophie. Telle est encore la raison pour laquelle, dans le nouveau programme, les notions sont assemblées selon leurs affinités et rattachées à des thèmes fondamentaux de réflexion. Ces groupements ne sont proposés qu’à titre d’exemples et il suffit que toutes les notions soient finalement examinées, mais le programme invite à former de tels groupements et à en fournir, au cours des analyses, la justification philosophique. Enfin le dernier thème de réflexion proposé : « Anthropologie. Métaphysique. Philosophie » suggère une référence permanente pour l’ensemble du cours et des exercices, même s’il fait l’objet, par ailleurs, d’une étude distincte et explicite. Que ce thème, qui invite à une réflexion d’ensemble sur la signification de la philosophie soit proposé à toutes les classes terminales témoigne, s’il en était besoin, de l’unité d’intention dont le programme s’inspire.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ensemble d’autres aspects du nouveau programme, notamment les questions au choix dont l’étude est inséparable du programme fondamental de notions, et surtout l’étude suivie des œuvres philosophiques, qui est destinée à stimuler la réflexion, à lui fournir à la fois une assise et des modèles. Nous y reviendrons à loisir lors de nos réunions et de nos stages. Mais je voudrais répondre une nouvelle fois au vœu d’un nombre croissant de professeurs qui nous pressent de rappeler fermement les dispositions fixant pour l’oral du baccalauréat le nombre des œuvres présentées et les modalités de leurs choix. Le respect de ces dispositions est essentiel à l’objectivité de l’examen. Des fragments épars, des œuvres mutilées, des textes non philosophiques ou arbitrairement choisis font douter de la culture et de la formation d’un candidat. Il est loisible de puiser aux sources les plus diverses, et là encore le programme sollicite l’initiative ; reste cependant une culture et une formation communes que ne doivent compromettre ni la désinvolture ni la négligence. Par delà les conventions, limites ou lacunes inévitables d’un programme, il est des exigences qui ne sont point arbitraires. Ainsi les auteurs, les œuvres philosophiques dont la fréquentation est essentielle à la formation des élèves en classe terminale sont peu nombreux et, en principe, bien connus. Quant à l’intérêt des élèves, il ne dépend ni de la mode ni de « motivations » éphémères, mais de la sagacité et de la conviction avec lesquelles l’étude est conduite. Aujourd’hui comme hier, les classes heureuses sont celles qui travaillent et se sentent fermement sollicitées par l’exigence philosophique.

J’ai proposé, en ce début d’année, quelques thèmes de réflexion que me paraît appeler l’entrée en vigueur du nouveau programme. Cette réflexion, que nous allons poursuivre, est l’affaire de tous les professeurs de philosophie dont nous connaissons bien les charges souvent lourdes, les difficultés diverses mais réelles, l’inquiétude parfois légitime. Alors que se prépare une réforme et peut-être des changements profonds dont nous ne savons pas encore si les répercussions sur l’enseignement philosophique lui seront dommageables ou bénéfiques, on peut être tenté d’estimer dérisoire l’intérêt porté à un programme dont l’avenir n’est pas assuré. Mais nous n’ignorons rien des risques encourus et nous apportons une attention extrême aux changements annoncés. Il est essentiel que, quels que soient ces changements, l’enseignement philosophique trouve les structures d’accueil qui lui permettront de remplir, avec plus d’efficacité que jamais, sa fonction d’éducation. Nous continuerons naturellement d’informer à ce sujet les professeurs et de les consulter. Mais, quelles que soient les nouvelles formes institutionnelles et les modifications de programme qu’elles pourraient entraîner, les principes directeurs du programme actuel traduisent bien l’orientation de l’enseignement philosophique. Il importe donc d’entreprendre, à l’occasion de sa mise en vigueur, une recherche commune et convergente qui contribue à approfondir le rôle fondamental de la philosophie dans l’éducation. L’intérêt et l’urgence de cette tâche ne peuvent échapper à aucun professeur de philosophie conscient d’appartenir à une communauté garante et de son effort personnel et de sa vocation.


Note sur la philosophie de l'histoire

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°84, février 1955, pages 177-183.


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Si modeste soit l’intention, toute spéculation sur « l’origine et le sens de l’histoire » ranime l’illusion métaphysique. Au début d’un livre dans lequel le dogmatisme est dénoncé plus d’une fois, l’auteur nous avertit qu’il s’« appuie sur une thèse qui relève de la foi, thèse "Selon laquelle l’humanité" a une seule origine et tend vers un but unique ». Sans doute est-ce la mode, chez les philosophes d’aujourd’hui, de commencer un livre par une profession de foi, demandant qu’on admette sans examen ce qu’il faudrait établir. Il est vrai que la plupart des lecteurs cherchent dans les livres la confirmation de leurs propres préjugés ; aussi la compréhension leur est-elle acquise d’avance, puisqu’ils n’y trouvent jamais que ce qu’ils y cherchent. Mais quelque lecteur moins heureux se sent démuni et maudit les dieux de l’abandonner aux ténèbres du doute. Il s’arrête à le première page de bien des livres quand le titre ne l’a pas déjà découragé. Ainsi évite-t-il de regretter le temps perdu.

Quoi qu’il en soit, l’histoire est une passion moderne. Il fallait sans doute le recul du temps pour que l’humanité découvrît les moments distincts de sa course, mais il fallait surtout que des moments distincts apparussent par l’effet d’une succession rapide des événements. Il existe des sociétés sans histoire. Les anciens eux-mêmes, malgré leur philosophie du changement, ou en raison de cette philosophie, concevaient mal une histoire qui fût le développement dramatique et orienté de leur destin. Nous, au contraire, selon une image célèbre, nous avons pu voir des civilisations naître ou mourir, ou s’étendre, ou se transformer. Nous avons assisté à l’unification du monde, quand les progrès multipliés ont augmenté de façon inouïe la vitesse de ses transformations. L’idée s’est faite d’une histoire universelle, aventure commune dans l’espace et dans le temps, comme si les prémices de la préhistoire, les civilisations séparées ou stagnantes, annonçaient l’unité finale et déjà y participaient. Si c’est au terme d’une vie qu’on fait des bilans, notre humanité doit être bien vieille, qui passe le meilleur de son temps se souvenir d’elle-même. Toutefois, ni les contradictions que révèle toute histoire, ni la relativité des époques ou des situations ne l’incline encore au scepticisme. Elle cherche plutôt, en raisonnant sur l’histoire, à éclairer son propre élan pour l’accomplir. Elle trouve un sens dans ses contradictions même, une raison de croire dans ses hésitations, une dialectique dans ses mouvements obscurs.

Il faut donc revenir sur les prestiges de l’histoire. Cette science que l’absence très vénérée de son objet et par suite l’ambiguïté de ses preuves obligeaient à la rigueur la .plus extrême, a cédé chez, les meilleurs esprits à l’impatience métaphysique. Le mot même qui la désigne a pris l’enflure d’un concept souverain. On ne raconte plus seulement le passé selon l’ordre inaltérable du récit, on l’interprète selon les ambitions variables d’un peuple, d’une classe sociale ou d’une philosophie ; on se lasse d’écrire l’histoire, mais on la fait ; on ne se contente pas d’en accomplir sa part, mais on la vit pour se sentir comme un membre de ce monstre adoré et redouté qui absorbe tous les siècles. Ainsi l’Histoire est la totalité du devenir humain. On s’interroge sur son origine et sur sa fin. Et les deux points une fois trouvés, il suffit de les joindre pour tracer un sens.

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Quand on subit le charme de l’Histoire, la tentation est grande de consacrer ce qui est ou ce qui menace d’être. Ainsi, par l’effet hypnotique de quelques événements et la complicité de nombreux esprits, l’habitude a été prise d’imaginer la cité socialiste sous la forme d’un Léviathan moderne, doté des puissances formidables de l’industrie, de tables statistiques, de bureaux indiscrets et d’une police tentaculaire. La centralisation, le rationnement, le contrôle, l’organisation systématique ou autoritaire de l’économie, le planisme, le dirigisme, l’unanimité politique, tout ce qui dans nos sociétés paraît annoncer le règne d’un État absolu est porté à son compte. On se représente une société sans visage, un tout indivisible et sans conscience. A ce compte on peut croire que le socialisme est une « tendance fondamentale » de l’histoire contemporaine. Mais c’est oublier qu’avant d’être confondu avec cette évolution de plus en plus fatale, qui témoigne moins d’une doctrine ou d’une intention distincte qu’elle ne résulte de l’état des choses, et dont le terme est à peine concevable, le Socialisme à représenté une tout autre espérance.

Cette utopie peut être ramenée à quelques idées un peu trop simples, mais qui n’étaient pas loin de pressentir une sagesse. Celle-ci, par exemple, que la société en se justifiant institue le mensonge entre les hommes, qu’il n’y a pas, de justice immanente et que la répartition des biens ne résulte pas des mérites, qui d’ailleurs ne sont pas mesurables. Cette autre idée que le profit non seulement, n’est pas un mobile noble, puisqu’il implique l’exploitation du semblable par le semblable, mais n’est un mobile que parce qu’il est d’abord une éducation et une institution. Enfin que par l’égalité des chances et l’abandon de la morale répressive, tout homme doit accomplir sa liberté, c’est-à-dire sa valeur. Le socialisme a longtemps regardé les institutions avec scepticisme, condamnant toutes celles qui pesaient sur l’individu, en particulier le pouvoir politique ou l’État, en invoquant d’autres qui par un contact moral et libre à l’intérieur des groupes naturels (commune, atelier), instaureraient la cité harmonieuse. Établie sur la critique d’une sociologie, d’une psychologie et d’une morale, l’utopie socialiste était le rêve d’une fédération qui fût une société sans pouvoir et comme une amitié.

La mode n’est plus à l’utopie, peut-être parce que nous avons perdu le goût de rêver. Mais on n’a jamais examiné sérieusement l’utopie socialiste. Marx lui a substitué son prophétisme, c’est-à-dire qu’il a remplacé le rêve par la folie. Or cet examen pourrait rencontrer trois questions. D’abord est-il vrai que la société ne soit pas d’essence politique ? Par suite est-il raisonnable de tenter la dissolution de tout pouvoir, de toute espèce d’autorité qui implique respect et obéissance du plus grand nombre ? Le second problème n’est que l’aspect économique du premier : les formes du travail industriel rendent-elles possible l’égalité devant les tâches, c’est-à-dire une coopération qui reposerait sur un pur contrat moral ? Peut-on éviter la division entre les tâches d’invention, de gestion et d’exécution ? Sinon cette division technique s’accompagne-t-elle fatalement d’une division sociale, c’est-à-dire d’une inégalité ? Le dernier problème dépend des deux autres : l’histoire peut-elle réaliser la morale ? – Mais poser ces questions, n’est-ce pas approfondir l’idée socialiste elle-même ? Car des réponses négatives laissent sa place à un parti du socialisme, qui refuse de sacrer le pouvoir, et de prendre prétexte des différences nécessaires pour consacrer des hiérarchies. Ainsi compris, le socialisme n’a rien de commun avec l’étatisme, quelque forme qu’il prenne. Il n’est donc pas une tendance de l’histoire, mais plutôt de l’esprit contre l’histoire.

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Les Grecs ne pouvaient concevoir que l’histoire eût un sens. Le temps était, pour eux, une succession sans fin, non pas en ligne droite, mais comme le mouvement circulaire des astres qui recommence toujours. Ils n’ont donc pas eu de prophètes. C’est en effet la tradition biblique qui a introduit la philosophie de l’histoire, et jusque chez Marx on retrouve quelques thèmes majeurs du christianisme. L’histoire apparaît alors comme un drame dont les actes se succèdent jusqu’au dénouement final qui en donne le sens. L’homme a une destination qu’il s’agit de révéler et d’assurer. Ainsi le thème du prolétariat rédempteur : parce qu’il est la perte complète de l’homme, en se sauvant il sauvera tous les hommes. Ce messianisme satisfait le besoin de croire sous sa forme la plus ancienne. L’âge d’or, la terre promise, le paradis perdu sont des images sur lesquelles l’humanité reviendra longtemps encore. Est-ce, comme on le prétend, le regret obscur d’une vie embryonnaire ? Quoi qu’il en soit, l’homme est tenté invinciblement par la fiction d’un bonheur que lui refuse toujours le présent. Mais tandis que les anciens situent l’âge d’or dans le passé, car pour eux le temps défait plus, qu’il ne construit, les modernes l’imaginent dans l’avenir. L’espoir dont il est l’objet donne alors un sens à la souffrance. Le temps s’oriente selon cette fin ; alors se trouvent emportés l’absurde répétition du présent et le cercle vicieux de la durée. Ainsi l’« Histoire » est la fiction d’une perspective qui n’est pas tirée d’une analyse objective du temps, mais d’un regret ou d’un projet. C’est une idée romantique, c’est-à-dire une aventure du cœur.

Le sens du mot histoire s’est altéré quand il n’a plus désigné uniquement le récit, mais le, devenir lui-même. Invoquer l’histoire, c’est d’abord en appeler au souvenir des petits-neveux. Or ce goût dérisoire de l’immortalité conserve à l’histoire sa nature propre : l’histoire est monument. Mais lorsqu’on glisse de l’histoire écrite à l’histoire « vécue », on veut désigner l’expérience de mes actes et de mes projets, c’est-à-dire un mode d’existence dont l’avenir serait la source. Le temps ne se comprend plus seulement par les causes, mais par la fin, ce qui suppose que l’histoire est connaissable comme l’ensemble du devenir humain. Or l’idée du Tout enveloppe toujours une théodicée. Seul le contenu change, de Hegel à Marx, par exemple. La « lutte de classe» prend le sens d’une « mission historique » dont l’accomplissement sauvera l’humanité des conflits de sa « préhistoire ». Cette fin; justifie d’avance tous les moments de l’histoire. Tout est finalement rationnel, et comme l’histoire est à elle-même sa propre fin, comme tout se réalise en elle, on devine l’absolu dans l’histoire réalisée. Lénine avait bien raison de dire qu’on ne pouvait rien comprendre de Marx sans avoir lu Hegel.

Donc toute « philosophie de l’histoire » commet l’imprudence de discourir sur un temps achevé. Et c’est presque une définition. Or après la critique kantienne de la métaphysique la régression est remarquable... En effet, ou bien le temps est un concept vide dont je ne puis faire usage, ou bien il est la forme de notre expérience. Donc penser à l’avenir, c’est anticiper, mais non pas savoir ; et cette pensée peut aller du rêve au pronostic, mais elle ne peut pas s’établir sur une expérience qui ne nous est pas donnée. L’attente n’est pas connaissance, mais espérance quand elle porte sur l’événement, sinon sur la conformité de l’objet à ses lois comme en physique. Le temps n’est pas possession, mais absence. C’est précisément cet inachèvement qui rend l’histoire possible. Il n’est pas absolument vrai que nous « entrions dans l’histoire à reculons » comme dit Valéry, mais il est vrai qu’il n’y a d’histoire proprement dite que du passé. Regarder l’avenir en face, c’est faire preuve de résolution, non de science. Réciproquement on ne saurait tirer de l’histoire le choix d’une politique. Par exemple l’expression de « socialisme scientifique » rend incompréhensible l’idée même de révolution. C’est une contradiction dans les termes. Car s’il n’y a de salut pour l’homme que dans son adhésion à « l’Histoire », si l’on ôte de l’esprit révolutionnaire toute faculté de refus et la représentation d’un avenir ouvert, il n’en reste qu’un conformisme politique non sans violence, mais assurément sans liberté.

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La « philosophie de l’histoire » n’est pas vraie parce qu’elle ne peut même pas être fausse (comment prouver à Bossuet que la main de la Providence n’est pas partout ?). Mais elle inspire une fausse histoire. C’est le cas surtout lorsqu’on soumet la vérité au devenir lui-même, comme font Hegel et Marx (la vérité bourgeoise, la vérité du prolétariat...). Car en attendant que la vérité s’immobilise dans l’absolu de l’« Histoire » réalisée, elle suit les vicissitudes de l’événement et change avec lui. Si la vérité est historique, si elle est soumise comme nous-mêmes au devenir, si elle s’accomplit dans l’événement et se corrige ou se nie dans l’événement qui le suit, elle ne se distingue plus du fait que tout fait nouveau contredit et elle s’abîme dans la contradiction par laquelle la « dialectique » prétendait l’établir. L’homme désabusé contemple sans doute ce déroulement incompréhensible pour lui, et il s’en défend par l’indifférence. Mais l’âme inquiète s’y précipite, et, afin de rétablir à chaque moment l’unité perdue, elle corrige le passé pour l’accorder avec le présent. Pour cette besogne, il faut avoir le goût de la violence et disposer d’une police. Donc si la vérité est « Histoire », il n’y a pas d’autre alternative que celle du scepticisme et de la terreur.

Mais sans doute la vérité est-elle d’un autre ordre ; ou plutôt elle est l’ordre à partir duquel nous essayons de comprendre les événements et les choses. Par conséquent s’il y a une vérité de l’histoire, elle ne saurait être soumise aux changements qui se déroulent dans l’histoire. Si confuse et si mobile soit notre connaissance du passé, elle a pour objet ce qui, ayant été, demeure comme tel immuable. Ni nos doutes ni nos projets ne peuvent modifier du passé un sens qui ne nous appartient plus. Le temps nous dépossède de notre vie même. Et c’est précisément cette objectivité qui doit faire l’accord des esprits sur le récit, tandis que le présent nous trouve encore divisés selon nos passions et nos actes. « Une chose comme un pâle souvenir, écrit Hegel, est sans force en face de la vie et de la liberté du présent ». Mais l’idée de participation à l’histoire ne risque-t-elle pas de ruiner à la fois la vérité historique et la liberté, la science et la politique, dans la confusion de toutes les parties du temps ?

Cette idée de participation n’a dû sa fortune qu’à l’intolérance de notre univers politique. Il ne nous suffit plus d’un conformisme lucide qui nous met en règle avec les institutions tout en préservant notre liberté de jugement. La société contemporaine exige notre adhésion et méprise la vertu du refus. Le panthéisme historique enseigne aussi l’« amour du destin » pour guérir du désespoir : faire l’histoire et la vivre pour n’avoir pas à la subir et à en souffrir. Mais qui peut dire où va l’humanité ou si elle va quelque part ? L’impatience métaphysique n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle spécule sur le temps. Et quand le pouvoir singe le philosophe, cette passion de faire l’histoire épouvante les peuples.

Que désormais le sens de la vie dépende du sens de l’histoire, c’est donc moins une erreur qu’un péril à conjurer. Il n’y a pas parfois d’autre ressource – heureux encore si cette chance demeure ! – que de se; mettre à l’abri de l’événement, car c’est dans les dimensions humaines de la vie privée et du style personnel qu’on retrouve le sens de la vie. Scepticisme ? Fuite sans grandeur ? C’est plutôt l’histoire qui est un refuge pour l’âme soucieuse de l’événement, inquiète du temps, hantée par ce qui n’est pas, incapable d’être au présent et d’aimer le jour qui luit. S’il est vrai que l’histoire est d’essence humaine, il est faux que l’homme soit d’essence historique. L’histoire elle-même ne garde bien le souvenir que de ce qui demeure, c’est-à-dire de ce qui la dépasse. D’ailleurs comment comprendre que nous nous souvenions si notre « historicité » est si fondamentale qu’elle nous interdit d’échapper au changement ? Sans une conscience dont la présence fonde les souvenirs et les projets, il n’y aurait certes pas de philosophie de l’histoire. Mais cette présence seule est vécue. C’est pourquoi l’homme lui garde le sens du présent et le respect de la vie se moque de la grande politique et reste indifférent à l’histoire.

En refusant la passion de l’histoire, l’esprit préserve non seulement son jugement et sa vie propre, mais aussi ses ressources créatrices. Si les civilisations sont mortelles, si la tradition est précaire, c’est que l’histoire est dissolution plus que création. D’ailleurs dans son sens premier de Récit, le seul qui soit clair, l’histoire est, comme on sait, une lutte contre le temps, une entreprise pour sauver par le souvenir ce que le temps défait. Ainsi l’histoire vraie nous libère du temps au lieu de nous livrer à ses séductions. Si elle éclaire le présent, c’est par une lumière qu’elle reçoit du présent lui-même. L’histoire vraie est donc non plus sommeil, mais vigilance. Elle nous rappelle que le temps déçoit tous ceux qui prétendent établir sur lui leur puissance et que le sage doit se préserver de ses fictions par une attention fidèle au présent.

Alors peut se concevoir une politique sans illusion et qui ne fasse pas un jeu du bonheur des hommes. Toute « philosophie de l’histoire » inspire la superstition du passé ou la politique des « générations futures ». C’est aujourd’hui l’idée de l’histoire prise dans ce sens qui est la plus utile au tyran. La pensée du temps introduit en politique la pire des mystifications parce que les hommes croient volontiers qu’ils n’ont pas la responsabilité de leur propre bonheur. Mais il est fou de soumettre les vies humaines aux délais de l’« Histoire ». Une politique ne peut être vraie que si elle se vérifie à chaque instant, car les hommes n’ont pas le temps d’attendre les preuves, si elles doivent jamais venir. Elle a pour rôle d’assurer la vie et de se dévouer à son urgence. Mais pas plus que l’histoire, elle ne saurait épuiser l’essence de l’homme. Une politique n’est vraie que si elle sait consentir à ce que l’homme lui échappe et garde son secret.