langue

Ma première leçon d'anglais


Nous ignorons la date de rédaction de ce texte qui est repris dans l’avant propos de L’école ou le loisir de penser
, CNDP, 1993.


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À la suite d’une confusion relative à la répartition des élèves selon la langue vivante à l’entrée en sixième au lycée Pasteur, j’arrivai en retard au premier cours d’anglais et m’installai au dernier rang de la classe. Un professeur, dont j’appris peu après qu’il avait pignon sur rue, allait et venait sur l’estrade en parlant avec animation dans une langue dont je crois que je n’avais jamais entendu un seul son, car nous n’avions pas encore à la maison ce qu’on appelait alors la T. S. F.. Supposant toutefois qu’il s’agissait bien de l’anglais, je sortis machinalement un cahier, mais j’étais tout occupé à contempler la scène. Il me semblait que le professeur racontait des histoires, et des histoires drôles, car de temps à autre trois ou quatre élèves riaient aux éclats. C’était peu dans une classe qui en comptait plus de quarante.

J’appris beaucoup plus tard que certaines familles de Neuilly engageaient des nurses anglaises pour élever les enfants. Et je ne suis jamais parvenu à surmonter ce handicap socioculturel. Dans notre banlieue modeste on parlait français et il pouvait arriver à mon père de s’entretenir en corse avec sa mère.

Après quelques jours, pour une raison inconnue, vint un autre professeur. Il ne racontait pas d’histoires, se gardait bien de nous enseigner le vocabulaire et la grammaire, mais entendait discuter avec nous, ou plutôt avec les élèves déjà avertis. Je n’ai gardé de cet enseignement qu’un seul souvenir. Le professeur voulait nous expliquer qu’en anglais, à la différence du français, les sons ne sont pas uniformes quand on prononce les voyelles. Un camarade lui objecta que pourtant les petits enfants, pour désigner le chien, commençaient par dire oua-oua. Le professeur rétorqua, non sans douceur : « ne croyez-vous pas qu’ils disent plutôt vou-vou ? »

Je n’ai presque rien appris de cette langue au cours des années suivantes. Il est vrai que l’anglais était alors l’une des premières disciplines à subir de plein fouet la rénovation pédagogique. La notion même de langue vivante faisait obstacle à l’étude scolaire d’une langue en général.


Semblables !

Billet n°11 – 23 janvier 1959. Version pdf.

Pourquoi s’étonner de ce que les hommes ne se comprennent pas entre eux ? Il faut en chercher la cause à peine cachée : ils ne se comprennent pas eux-mêmes et chacun reste aussi éloigné de soi qu’il l’est de tous les autres. En vérité ils ignorent l’homme qui est en eux, qui les unit tous et les fait semblables.

Faute d’avoir aperçu cette idée très ancienne, l’esprit réformateur a imaginé maint palliatif. Par exemple une langue commune à tous les peuples, qui leur permettrait enfin de se communiquer leurs pensées. Or on oublie qu’une langue est seulement un moyen, et qu’il ne manque jamais à celui qui a quelque chose à dire. On feint de croire que chacun comprend naturellement sa propre langue et les idées, les sentiments qu’elle a formés au cours des siècles. Qui sait bien le langage de son pays est plus près de comprendre un Allemand ou un Espagnol que l’amateur de langues parlées ou d’« espéranto » n’est capable de se comprendre lui-même. Car l’homme n’est divers qu’en surface, par la mode de ses habits, de sa cuisine, de sa prononciation. Mais il vient de trop loin pour n’être pas resté le même à travers tous les temps et il est trop environné de tous pour n’être pas semblable à tous. La connaissance de cette universalité, voilà ce qui s’appelle culture.

Tout sépare les hommes : la mode, le métier, le langage en apparence ; mais une commune notion les unit. Seulement elle se cache à la plupart. Elle n’apparaît qu’à celui qui l’étudie dans les œuvres les plus anciennes où sont fixés les traits de l’homme éternel qu’aucune mode ne changera jamais. C’est en contemplant ce visage-là qu’un Français peut comprendre un étranger – mot vrai et faux à la fois – aussi bien que son plus proche voisin, puisque c’est par ce visage-là que nous cessons d’être tous des étrangers pour nous connaître enfin semblables. 

L’ordre de paix et de justice dépend donc moins de réformes particulières, qu’on imagine pour l’établir et qui trop souvent contrarient le but souhaité, que d’une éducation vraiment universelle. Auguste Comte ne séparait pas l’idée de paix, internationale et sociale, de l’éducation positive qui est connaissance de l’homme dans ses œuvres de science et d’art, dans ses mœurs et sa plus constante philosophie. Mais le siècle méprise ce loisir coupable. Il veut qu’on grimace comme un Anglais, qu’on se brosse comme un Suisse et qu’on fabrique comme un Américain. L’homme n’est pas là, car ce sont des singeries !

Le sens des mots

Billet n°17 – 1er mars 1960. Version pdf

On a souvent répété que le langage avait été donné à l’homme pour cacher sa pensée. Cette boutade a plus d’un sens. D’abord le discours, pour être compris, doit obéir aux règles de politesse, et il préserve ainsi d’exprimer les émotions immédiates qui ruineraient toute vie sociale. En ce sens, les paroles de cérémonie sont un remède à l’envie et à la colère. Le sentiment finit par se régler sur ce qu’on dit, sur ce qu’on doit dire, et cette hypocrisie, selon le sens antique, triomphe ainsi de la barbarie en nous. Un homme qui ajusterait en toutes occasions ses sentiments à ses discours aurait atteint le dernier degré de la sagesse.

Mais la passion a aussi plus d’un détour. Nous la voyons se mettre à l’abri des mots et se couvrir par un langage mercenaire. Par exemple, on fait des conquêtes impériales sous le drapeau de la liberté. Car paroles et symboles expriment des valeurs et ravivent toujours l’émotion capable de susciter le sacrifice des hommes. Il suffit donc au fanatisme de frauder sur leur sens, c’est-à-dire de différer le sens immédiat par quelque savante dialectique. On sait comment liberté peut signifier oppression, comment socialisme en est venu à désigner un régime d’inégalité sociale, comment paix peut vouloir dire agression. Ce serait un travail infini que de faire une histoire des mots et de la trahison dont ils furent l’objet.

Nous avons aujourd’hui de beaux exemples de cette trahison. Ainsi « intégration » signifie régime de domination et de ségrégation raciale ; « démocratie » peut désigner une monarchie libérale presque sans parlement et « syndicalisme » une rivalité sordide entre diverses catégories de travailleurs. Le langage est à ce point trahi que sa signification dépend de qui l’emploie en particulier. Surtout un texte politique ne peut être compris et apprécié en lui-même : tout dépend de son auteur, de ses intentions cachées, de son vocabulaire personnel ou de son art de raisonner. Voilà pourquoi tant de citoyens, victimes de leur bonne foi et de leur inexpérience du langage, ont pu donner leur accord à des discours destinés à les entraîner dans l’oppression et dans la guerre.

On pourrait définir la morale comme le respect du sens des mots. Ainsi le mot de paix ne peut signifier sans mensonge cette peur mutuelle que les États entretiennent en rivalisant d’ingéniosité et d’effort pour se préparer à la guerre. Il n’est pas vrai qu’on veuille la paix si l’on se dispose en même temps à massacrer, si seulement on y songe. Vouloir la paix, c’est en chercher les conditions dans le présent par des œuvres et par des actes dont les effets ne puissent être que pacifiques. La paix demain, c’est aujourd’hui la guerre ; la liberté demain, c’est aujourd’hui l’oppression, comme le montre à loisir l’histoire. On voit que tout ici se ramène à une question de vérité. Il s’agit avant tout de sauver le langage en respectant des mots le sens sacré. Voilà ce que Kant voulait dire quand il faisait de la véracité le premier de tous les devoirs. Dire, c’est dire vrai ou c’est ne rien dire du tout. Chaque parole est un serment qu’on se fait à soi et à tous les autres. La vraie politique est donc celle de la vérité. Mais est-ce encore politique ? Prenons garde ici, car le mot pourrait bien être trahi.